Archives pour la catégorie article

chacun des articles indiduels publiés dans un numéro du bulletin

Grâce à diverses techniques, un pont levé entre une individualité désincarnée et un compromis social

«Merde! Ce fauteuil à l’entrée de l’atelier me trouble!» – Paolo Angelosanto

Sur la scène de l’art actuel, le travail de Paolo Angelosanto constitue une véritable rencontre entre les réalités sociale et individuelle. Pendant plusieurs années, sa recherche a été orientée vers une analyse radicale centrée sur lui-même. Ce processus inhérent à son œuvre est en résonance avec le monde extérieur.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Protagoniste de performances qu’il appelle «déplacements de la peinture», Angelosanto joue, dédouble, altère, manipule et restructure diverses propositions scénographiques, devenant lui-même le sujet de l’actualité représentée.

Ses interventions relèvent de la photographie, de la performance, du dessin, de la peinture, de la sculpture interactive, de la photocopie, de la vidéo et d’autres disciplines mixtes.

Au moyen d’un regard rétrospectif de sa mémoire tant actuelle qu’ancestrale, Angelosanto trace une carte, une sorte de postale contemporaine. Dans la performance Welcome (juin 2001) par exemple, lors de l’inauguration de la 49e Biennale de Venise, l’artiste s’est installé parmi les visiteurs avec une machine à fabriquer des barbes à papa. L’idée était de faire cadeau au public d’une sculpture biodégradable, une sorte d’énergie comestible pour affronter le long parcours de la biennale. Un geste de bienvenue par lequel le spectateur, du seul fait d’arriver, d’entrer et d’observer, allait ainsi créer une œuvre au moyen de ses propres souvenirs d’enfance.

D’autres œuvres de Angelosanto visent un point névralgique de la globalisation contemporaine: l’incommunicabilité. Rappelons la vidéo que l’artiste réalisa durant son séjour à la UNIDEE Citadellarte-Fondazione Pistoletto à Biella (Italie) en 2003: Ten Words for Love Difference. Dix artistes en résidence y sont invités à réciter devant la caméra dix mots dans la langue du pays d’accueil. De même, dans M’ama non m’ama (M’aime beaucoup, un peu, pas du tout), où plusieurs personnes de nationalités distinctes proches de l’artiste effeuillent une marguerite au rythme de la cantilène.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Si historiquement le métier d’artiste fut une voie plutôt solitaire, dont les aboutissements se transposent de l’atelier à la salle d’exposition, recevant seulement à ce moment-là la rétroaction qui, selon plusieurs, contribue à l’achèvement de l’œuvre, avec Paolo Angelosanto, ce processus est un transit entre l’atelier et le musée et une forme de réflexion sur les subjectivités confrontées à son contexte. Selon ce critère, Angelosanto a conçu en 2004 Interno 12, offrant à d’autres artistes un lieu pour élaborer un projet collectif afin de les motiver à produire une œuvre. Il s’agissait, pendant une journée à chaque mois, de rendre au public le rôle de protagoniste d’une rencontre-exposition, dans un espace privé.

«J’avais maintenu une démarche centrée sur ma propre image. J’avais besoin de l’échange avec d’autres artistes. Je crois que l’art n’a aucun sens sans ouverture, sans observation de l’aspect social ou sans un pouvoir d’identification au public. Je ne suis pas galeriste, ni commissaire, ni critique, j’ai seulement pensé à un travail qui ouvrirait mon intérieur à d’autres intérieurs. Mon atelier avait douze mètres carrés, j’ai cherché douze artistes parmi des ateliers et des collectifs, je me suis fixé douze mois de travail et il y eut douze rencontres avec le public.»

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ceci n’est pas nouveau dans le parcours d’Angelosanto. Rappelons un autre travail in situ présenté au Canada, intitulé Je me souviens. Le projet consistait en une performance réalisée dans le quartier Saint-Roch du centre-ville de Québec. On y expose une sculpture en ciment, deux œuvres murales et la vidéo d’un trompettiste vêtu en uniforme de style Louis XV. Cet événement faisait partie de la résidence que l’artiste effectua à LA CHAMBRE BLANCHE à Québec en août 2010. Les formes utilisées et résultant de la découpe d’un cœur en ciment furent converties en éléments sculpturaux faisant partie d’une exposition en galerie. Celle-ci comprenait également deux murales en papier de 150cm par 150cm. Elles représentaient le drapeau de l’Italie avec le texte Je me souviens et Qui a tué Pasolini. On invitait la population locale à méditer, ou à dire la première parole qui vienne à l’esprit quand on pense à l’Italie.

«Si tout objet est, d’une certaine manière, immanent au sujet cognitif, limite fatale du savoir en même temps qu’unique possibilité de connaître, que dire du langage?» écrit Octavio Paz, «Les frontières entre objet et sujet semblent floues. La parole est l’homme lui-même. Nous sommes faits de paroles. Elles sont notre unique réalité ou, au moins, l’unique témoignage de notre réalité.»

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les mots se transforment ainsi en symboles des différences entre les personnes et les cultures, entre les représentations du monde et les expériences.

«Mon objectif principal est de développer de nouvelles idées et d’évoluer en tant qu’artiste, poursuivant ma recherche autant dans le champ de la performance que dans les arts visuels. Je crois possible de faire des interventions publiques en utilisant diverses formes de communication.»

Dans son projet, Je me souviens, Angelosanto cherche à établir une relation, un point de rencontre, un lien entre un aspect de son identité d’artiste italien qui se retrouve dans un pays inconnu et le travail qu’il a réalisé en Italie avant de partir. Je me souviens contient en soi tout ce dont il avait besoin pour élaborer sa pensée et les concepts surgis lors de ses premiers jours de résidence au Canada.

«Mais en quittant l’Italie, on se rend compte que peu importe l’endroit où nous allons, nous la portons à l’intérieur.» La mémoire, l’amour, la solitude, la nostalgie d’une maison à soi, de sa propre terre, la beauté du patrimoine culturel: «Je voudrais à travers cette expérience être capable d’établir une connexion entre mon art et le lieu, les relations avec le milieu, avec l’espoir de faire naître par là une collaboration synergique avec les critiques, les artistes, les organisations et les institutions.»

Ainsi la production artistique de Angelosanto est une étonnante interprétation des espaces intermédiaires entre les choses, les couleurs, les objets. Il refuse la description générale: la narration d’une histoire tient une importance secondaire dans son œuvre.

L’exposition s’avérait une chorégraphie de formes. Une série de projets, d’idées et de conceptions effectuées au long de la dernière étape acquérant une nouvelle présence.

Un cœur dont la découpe est appuyée à un mur. Un cœur qui a été traîné dans les rues de Québec. La forme de ce cœur modelé par le ciment. Le poids de ce cœur, la fragilité de cet amour. Ainsi la sculpture de mur se fusionne à la peinture. L’artiste qui expose son corps aux intempéries, traînant ce poids, atteint un langage sculptural du corps et une expansion narrative de l’œuvre. Ces œuvres se distinguent du caractère bidimensionnel de son travail sur le papier mural. Le projet se conclut par une autre performance, une œuvre issue de l’autre: Je me souviens se termine avec un Angelosanto assis sur un étrange fauteuil, où il tisse un drapeau, entrelaçant les couleurs rouge, blanche et verte. Couleurs qui confèrent aux gestes des mains une tension maximale et significative. Des paysages mentaux nous entraînent vers un onirisme romantique. L’œuvre est une matérialisation de poésie éphémère, chair et spiritualité, terrain fertile propice à l’illusion.

En Italie on appelle Garibaldinos ceux qui se lancent dans une affaire sans posséder d’infrastructures. Quittant l’Italie en partance pour le Canada, Paolo Angelosanto a voulu représenter le caractère d’un personnage de ce genre. L’idée est issue de la nécessité d’interpréter un personnage qui pourrait représenter l’Italie, qui de plus serait connu en Amérique, et qui coïnciderait avec sa manière d’être, ou qui permettrait d’établir une référence avec sa manière de faire. «Je pense régulièrement à ma manière d’agir et de procéder», dit-il, «je suis un artiste qui va faire l’impossible pour réaliser son œuvre.»

Il est arrivé au Canada en quête d’idées et d’inspiration. Il se retrouve à la place de l’Amérique latine, dédiée à Simon Bolivar, où l’on retrouve de nombreuses statues et de drapeaux en hommage à la libération de l’Amérique. Sur cette place, il y avait deux socles dépourvus de sculptures. Il s’approprie du lieu pendant une journée avec l’intention de le transformer, in situ, en véritable monument vivant, mettant en jeu son propre «Je» pour le convertir ultimement en son alter ego, comme partie d’une nouvelle subjectivité sociale et culturelle, en rébellion contre le langage. Il est sorti chercher, observer, jusqu’à trouver une place qui n’avait rien à voir avec son concept de place, un terrain vierge aménagé avec de monuments et de statues, où les drapeaux ondoyaient. Mais, selon sa manière de voir italienne, cette place n’avait rien à voir avec une place qui couramment est appelée à accueillir des êtres et non des emblèmes esthétiques. Il arrive alors à reformuler une hypothèse, une démarche, une vision du monde et pour cela il se «mimétise». Il s’ajoute la où il ne reste que des piédestaux, se met en avant-plan où il y a eu soustraction, où il manque quelque chose par l’effet de restauration ou de vol. C’est un prédicat sans sujet, parce qu’il se pose comme un garibaldino qui se superpose à la problématique de cette solitude, de cet horizon, sur une place de Québec, à des milliers de kilomètres de sa ville (Cassino? Roma?). Pareil à Garibaldi à Montevideo il y a cent cinquante ans, pour dire au monde qu’il y a un lieu sans lieu qui se trouve nulle part et partout, parce que la contemporanéité a été capable de reformuler aussi ce début et cette fin, qui est un nouveau commencement, le concept «ici», où tout retrouve son origine.

«Précisément parce que l’œuvre d’art et l’aventure se confrontent à la vie, elles sont l’une et l’autre analogues à l’ensemble même de la vie, telle qu’elle se présente dans la brève encyclopédie et le concentré de l’existence des rêves.»1

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Il s’agit d’un voyage réel et imaginaire de l’artiste à travers la cité et, en même temps, une invitation à se confronter avec les contradictions sociales. Une manière de dévoiler les codes qui effacent les significations, amplifiant un effet déstabilisant.

Je risque une dernière perspective: à travers son travail, Angelosanto va au-delà de la frontière entre espace personnel et collectif, reconfigurant une réalité qui dans l’art contemporain paraissait définitivement organisée, renversant ainsi cet ordre en quête de son propre langage. Alors, son défi se transforme en défi de l’art. De plus, je dis que le fait d’aller fabriquer des barbes à papa à la biennale de Venise est une douce et parfaite provocation. Cela a à voir avec l’amour, au sens le plus profond du mot.

  1. Heidegger, Martin. 2014, De l’origine de l’œuvre d’art. Paris: Éditions Rivage, 120 p.

Le doute de la luciole: sur Fireflies

Avec Maia (2009), Stéfane Perraud avait dissimulé le squelette d’un crâne humain sous une explosion lumineuse si forte que le spectateur n’avait d’autre choix que de détourner les yeux et de chercher une méthode alternative pour regarder l’œuvre. Avec Fireflies (2010), la lumière émise par les diodes électroluminescentes (LEDs) est au contraire réglée au plus bas, à la limite de la disparition, à l’image de la lumière froide produite par les lucioles qu’on rencontre dans leur cadre naturel.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les 350 LEDs, suspendus dans des tubes de plexiglas transparents, invitent à se rapprocher pour saisir dans le détail la diffraction de la lumière dans la grille de cylindres, ou peut-être pour trouver le point d’origine d’un éclat dont on ne sait s’il marque le début ou la fin, le ON ou le OFF, l’envol ou la chute, le présent ou le passé. Les lucioles de Stéfane Perraud se présentent à nous dans cette fragilité du sens, qui est aussi fragilité de ce qu’il nous est donné de voir.

Les Fireflies font plus qu’hésiter: elles balancent entre deux mouvements possibles, et ceci alors qu’il s’agit ici d’une forme fixe — à la différence d’une large partie des œuvres les plus récentes du plasticien (Lueurs, Amoebe, série des Simulte, Maia), qui se modifiaient dans le temps.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

De ce point de vue, ces Fireflies se situent dans la continuité de Modifié#03-BI2 (2009), où le tableau Les Glaneuses, de Jean-François Millet, réapparaît à travers le transcodage digital de l’œuvre peinte. Là où Modifié#03-BI2 incite à un mouvement d’éloignement/rapprochement pour retrouver la mémoire du tableau auquel vers lequel il pointe, Fireflies déclenche un déplacement circulaire, seul moyen d’embrasser du regard le volume en trois dimensions de l’essaim et d’en saisir la dynamique dans l’espace.

L’œil en mouvement du spectateur est la pièce manquante indispensable à l’œuvre, car c’est sous ce regard que l’essaim s’anime et échappe à sa propre pétrification: que je me fige devant elles, et les lucioles se laisseront prendre dans leur gangue de plexiglas; que je reprenne mon élan, et elles auront une chance de s’envoler à nouveau. Mon élan, ou plutôt mon désir, car c’est de cela qu’il s’agit. Désir de voir, désir d’imaginer le mouvement naissant dans l’espace où l’objet est exposé, désir de ne pas se laisser happer par le désespoir sans retour des lucioles immobilisées et fossilisées.

La petite incandescence des lucioles, opposée à la grande lumière de la mort figurée par Maia, appelle ainsi deux termes antithétiques: «disparition»1 et «survivance.»2 Au-delà de la métaphore politique convoquée par ces références, au-delà peut-être de questionnements plus personnels de l’artiste, je retiens que Fireflies confirme un trait qui était apparu avec Maia, et qui a à voir avec l’affirmation d’une méthode de travail et d’une position propres au plasticien.

Ainsi, Fireflies, œuvre née lors d’un séjour de Stéfane Perraud à LA CHAMBRE BLANCHE, à Québec, en février-mars 2010, fut d’abord conçue sous la forme d’une série de gouaches blanches sur fond blanc, où apparaissent certains fils directeurs de l’œuvre, comme la forme de l’essaim et la recherche sur le mouvement de rapprochement de celui qui observe. Sur cette page, c’est la phase de conception de l’œuvre qui apparaît ici, et sa gestation formelle, à partir du geste de l’artiste.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En parallèle, le processus de création de l’œuvre est organisé et planifié dans ses moindres détails, en amont de la phase de production à proprement parler. De la sorte, l’œuvre elle-même est réellement fabriquée, ou assemblée, à travers un travail qui repose essentiellement sur la répétition et au cours duquel, selon ses propres termes, l’artiste «ne pense plus et ne décide plus». Il n’a plus qu’à reproduire des mouvements qu’il a lui-même agencés en amont, et qui sont conçus de manière à ce que d’inévitables erreurs de fabrication viennent perturber l’agencement millimétré des LEDs dans les tubes de plexiglas.

Les lucioles sont la force dérisoire de ce qui vient résister, ce qui introduit du trouble et finalement, la perturbation d’une intention d’exactitude quasi industrielle par une sensibilité de l’imperfection et de la fragilité de la main humaine.

  1. Pasolini, Pier Paolo. «L’articolo delle lucciole». 1975, dans Scritti corsari, 2 p.
  2. Didi-Huberman, Georges. 2009, Survivance des lucioles. Paris: Les Éditions de Minuit, 144 p.

La maison-mère est une architecture fragile

Se positionner dans l’espace relève tant de la géographie que de l’histoire. Créer une ville de verre sacrifie l’intimité au profit de la limpidité propre à la transparence. Recréer une ville-mémoire génère une façon de se positionner qui justement est déterminée par le lieu et le passé. Voir au travers de bâtiments implique une localisation qui demeure fragile. Sarla Voyer développe, dans son désir de retracer la ville, une architecture de l’anti-intimité. L’espace privé étant entièrement à la vue de tous, le paysage et l’horizon demeurent visibles malgré l’effort de construction. Cette apparence de vide impose une mise à nu.

La maison-mère; la ville natale

Les objets choisis pour la construction de l’installation sont des objets usuels relatifs au quotidien domestique. Objets personnels, objets de souvenirs, ils participent à la reconstruction de l’identité architecturale de la ville natale. Ces objets de verre contribuent par leur accumulation à tenir à distance tous les étrangers de ce paysage urbain personnel si cher à l’artiste. C’est une ville fantomatique. Comme il est permis de voir autant le dedans que le dehors, il s’avère que cette ville est déserte et que seule son auteure peut s’y sentir réellement chez elle. Architecture de l’infini.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La maison-mère est une construction fragile constituée de multiples pièces de verre, comme autant de souvenirs et de secrets que peut contenir un lieu de retrouvailles. Acte de reconstitution d’une relation intime, retracer une ville est aussi un effort de rapprochement, de compréhension, de dialogue avec cette mère. On perçoit dans les différentes structures de l’installation, les nombreuses possibilités de retour au bercail comme autant de façons de revisiter le souvenir de la figure maternelle.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Au XXe siècle, Walter Benjamin diagnostique l’effet de transparence en lien avec l’absence d’habitat et précise: «l’habitat doit d’abord être compris comme le reflet du séjour dans le sein maternel.»1 À propos des maisons de verre mobiles de Loos et du Corbusier, Benjamin souligne: «Ce n’est pas un hasard si le verre est un matériau dur et lisse sur lequel rien ne peut se fixer. Il est également froid et neutre. Les choses en verre n’ont pas d’auras. Le verre est par excellence l’ennemi du secret, comme il l’est de la possession.»2 Ainsi dans l’installation de Sarla Voyer, on retrouve ce lien entre l’artiste et sa mère, entre l’architecture et le sein maternel. En choisissant le verre comme matériau, elle opte pour une structure qui dévoile son intérieur.

L’assemblage d’objets transparents et réflexifs détermine les lignes – plutôt courbes – des éléments architecturaux et urbanistiques formant cette ville labyrinthique. La mise en espace de l’accumulation des vases, cendriers, carafes et verres, est adaptée au langage urbain. Installés à l’horizontale ou à la verticale, représentant un sentier ou un château, les objets sont détournés de leur fonction pour devenir un matériau de construction choisi pour ses caractéristiques physiques. Bien que fragile, cassant et transparent, le verre utilisé offre une paroi solide, capable de protection. L’artiste nous met face à un paysage urbain immatériel.

Un no mans land cassant

Ville inhabitable que celle proposée par Sarla Voyer, c’est un espace irréel, composé d’éléments réels à forte connotation pratique et affective qui laisse croire à l’impossibilité de reconstruire à l’identique le souvenir et la mémoire. Cet espace empreint de propreté et de pureté n’acquiert une identité que lorsque mis en contact avec un visiteur. Il s’agit d’un lieu sans couleur, sans odeur, sans possible interaction. On ne peut que regarder sans toucher, que constater sans savoir réellement. On a accès à une représentation fictive d’un lieu intime. Comme le mentionne Gaston Bachelard, «Donner son espace poétique à un objet, c’est lui donner plus d’espace qu’il n’en a objectivement, ou pour mieux dire, c’est suivre l’expansion de son espace intime.»3

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ce no mans land est précaire, c’est une zone de tension entre stabilité et effondrement. Malgré qu’on la nomme ville, cet espace est une zone «d’entre-deux»: entre la mère et l’artiste, entre l’intime et le partagé, entre le vide et le trop-plein, entre espace urbain et espace identitaire. C’est un lieu inhabité et inhabitable. Retracer, c’est revenir sur ses pas, c’est redéfinir un lieu en y laissant sa marque, c’est aussi laisser sa trace à nouveau. Sarla Voyer dans son effort de retracer la vile, sa ville natale, pose une frontière aux alentours de ce no mans land pour en protéger le secret, le silence et la transparence.

C’est une ville invisible, perceptible uniquement par quelques contours courbes, qui sous-entend un fracas de souvenirs et de récits. C’est une ville à la fois bruyante et silencieuse; construite à partir d’objets trouvés, elle est tout entière une pièce de collection.

  1. Benjamin, Walter. 1986, Paris, capitale du XIXe siècle: Le livre des passages. Paris: Éditions du Cerf, 972 p.
  2. Heyne, Hilde. «Habiter dans une maison de verre». 2003, dans Exposé n.3, Volume 1. Orélans: Éditions HYX, 280 p.
  3. Bachelard, Gaston. 1957, La poétique de l’espace. Paris: Les Presses universitaires de France, 215 p.

John Cornu

«I’ll never look into your eyes again»
– The Doors, This is the End.

Lauréat du Prix découverte des Amis du Palais de Tokyo en 2010 et récompensé par une exposition dans l’un des modules de cette même institution, John Cornu (né en 1976 en France) semble ne montrer aucune prédilection pour un médium en particulier. Se déclarant «aux aguets de techniques, de formes ou de niches culturelles pouvant être susceptibles d’aboutir à des expériences esthétiques,»1 l’artiste pratique aussi bien le béton armé – comme actuellement au Cneai de Chatou avec Melencolia, que la vidéo, la photographie, la performance, la menuiserie, le néon, ou encore et surtout les créations en contexte. Si sa pratique peut de fait sembler hétérogène, il n’en reste pas moins que ses œuvres empruntent un ensemble de lignes directrices communes, impliquent certaines récurrences telles qu’une relation forte, parfois inextricable, au site de présentation2 (Plan Libre, La fonction oblique, Wash art); un intérêt pour les sujets historiques, politiques et écologiques actuels (Laisse venir, Erratum, Cut up); une prédilection pour les jeux «matériologiques» et les simulacres qui nous amènent à voir au-delà du visible immédiat, troublent notre perception du monde réel (Beauty shots, Sibylline); et, pour les plus récentes, une reformulation de l’idée de romantisme en réinvestissant certains codes de l’art des années 1960-1970 (matériaux, formes, dispositifs de présentation, protocole de production) et certaines utopies modernistes sous l’angle de la fiction, de la ruine et de la destruction (Assis sur l’obstacle, Sonatine (Mélodie mortelle), Macula).

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ce dernier axe était d’ailleurs celui choisi pour sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE à l’automne 2009. Intitulé «Tant que les heures passent, Part II», ce projet était le second temps d’une trilogie, débutée à Lyon dans le cadre de la Biennale d’art contemporain (Attrape-couleurs, France), et close à Bruxelles (Galerie Sébastien Ricou, Belgique).

Durant les cinq semaines de travail qui lui furent offertes à Québec, John Cornu concentra toute son énergie à la réalisation de deux projets sculpturaux: une menuiserie monumentale (Je tuerai la pianiste); et une production conceptuelle dont la réalisation fut déléguée à Pierre Paquin, un ébéniste devenu aveugle suite à une maladie dégénérative (Tirésias paintings). Deux projets de menuiserie très différents donc mais qui procédèrent tous deux d’une esthétique de la disparition et de la cécité.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Si l’exposition lyonnaise («Tant que les heures passent, Part I») comptait déjà un travail de menuiserie érodée (Macula), c’est véritablement à LA CHAMBRE BLANCHE que l’artiste initie sa recherche autour des ruines faussement calcinées, une recherche qui donnera naissance par la suite à la série des Sans titres (verticales) et à des pièces sculpturales telle que Laisse le vent du soir décider.

Je tuerai la pianiste était ainsi une structure aussi autoritaire que fragile qui traversait de part en part l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE. Véritable fiction architecturale à l’échelle du lieu d’exposition, l’œuvre proposait le simulacre d’une cloison murale accidentée, ébauchée à l’aide d’une soixantaine de tasseaux de bois.

Notons que cette esthétique de l’accident, du crash était d’ores et déjà présente à Lyon avec l’installation Corps flottant du nom de ces filaments plus ou moins sombres et définis qui, voltigeant à même le vitré de l’œil, viennent s’interposer entre le sujet et le monde visible. Comme pour travailler contre lui-même, l’artiste s’était attaché à froisser le schéma géométrique régissant certaines de ses compositions en kit telles que Rosanna, Rosanna, Arcélor tubuline ou encore Urbicande – montrée actuellement à la BF15 à Lyon, et dans la baie de Morlaix en Bretagne. Corps flottant était un assemblage de tubes d’aluminium peints, courbés dans les airs. La structure de départ, formellement proche de celles que dessinent les rails de placoplâtre sur les chantiers de construction, semblait avoir été maltraitée, jetée au sein de l’architecture d’accueil jusqu’à ce qu’elle s’encastre dans l’un de ses angles. Bien que violentée, celle-ci ne présentait pourtant aucun autre stigmate apparent que sa distorsion. Elle s’exhibait comme neuve, absolument impeccable a contrario de Je tuerai la pianiste qui paraissait, quant à elle, beaucoup plus endommagée. Comme carbonisée, victime d’un incendie poétique, l’œuvre s’exposait brisée, érodée et noircie.

Chacune des verticales formant cette dernière avait en effet été soigneusement poncée jusqu’à ce que les nœuds du bois fassent obstacle, puis peinte en noir. Entre différence et répétition, l’artiste laissait ainsi, à la matière, le soin de dicter la forme finale des tasseaux. Fluctuante, hésitante, Je tuerai la pianiste était une représentation, un pur simulacre fait de bois sculpté et de peinture. Mélancolique, elle convoquait une narration apocalyptique, une esthétique de la ruine.

Ajourée et explosée, Je tuerai la pianiste proposait un scénario mental ambigu: la fin d’une histoire dont les causes étaient tues. Nous – visiteurs – arrivions après l’accident pour constater les dégâts et la fragilisation de l’ensemble sans connaître le pourquoi de cette déchéance. Nous étions placés face à un résidu, à un débris du monde sans explication aucune. Pourtant cette carcasse incendiée pouvait nous paraître douloureusement familière. Un peu à la manière d’un mémorial ou d’un monument, Je tuerai la pianiste convoquait une mémoire collective. Elle n’était que le fragment d’une histoire plus vaste, plus universelle, un fragment en somme «dynamique» imageant toutes les autres catastrophes, toutes les autres zones dévastées, toutes les autres histoires.

Et si le caractère fragmentaire de cette narration n’était au bout du compte qu’une expression du présent, une réponse à la réalité, un document-témoin participant de cette société du spectacle, une structure indicielle propre à notre époque?

Cette vision sombre et mélancolique d’un monde moderne disloqué est en effet de plus en plus souvent convoquée dans le travail de John Cornu aux côtés des dispositifs de défenses et autres dispositifs paranoïaques. Citons pour exemple des productions telles que Par la meurtrière, Fleurs (tirs de flash ball sur verre armé) ou encore Assis sur l’obstacle présentée en février dernier au Palais de Tokyo. Inspirée de l’expression anglo-saxonne Sitting on the Fence, cette dernière se posait entre «sculpture documentaire» – si l’on considère qu’il s’agissait de hérissons tchèques ou de barrières anti-chars comme celles qui étaient postées sur les plages du débarquement en Normandie -, des Saintes Croix inversées et certaines réalisations de l’art des années 1960-1970. Indécise et ambiguë,3 cette installation synthétisait avec brio une esthétique radicale et sérielle, et une narration plus tourmentée, plus «expressionniste». Un étrange métissage que l’on retrouvait aussi dans la seconde production québécoise de l’artiste qui alliait quant à elle une démarche conceptuelle et une facture minimale à un propos hautement poétique.

Contrairement à celle de Je tuerai la pianiste, la production des Tirésias paintings4 fut entièrement déléguée à un artisan-prestataire. Bien avant sa venue au Québec, John Cornu avait en effet projeté de confier la réalisation d’un objet symbolique à une personne ne possédant pas le référent visuel. Et ce fut par un heureux concours de circonstance que l’artiste tomba, en juillet 2009, en surfant sur internet, sur un reportage montrant Pierre Paquin5, ébéniste non-voyant à l’ouvrage. Ce dernier avait su adapter ses savoir-faire, avant d’être atteint d’une cécité complète, de sorte à pouvoir continuer de mener, de mémoire, son activité professionnelle. Ayant échangé plusieurs emails avec l’ébéniste et exposé ses desseins, John Cornu opta pour la fabrication, par ce dernier, de quatre châssis de peintre, des dispositifs normalement destinés à la mise en vue de la peinture. «J’ai bien réfléchi et j’aimerai que l’on réalise des châssis de toile (la structure en bois qui tend la toile). J’imagine quatre châssis de 100 cm par 81 cm. L’idée consiste à les faire au plus proche des châssis vendus dans le commerce. […] Le mieux serait d’investir dans un modèle standard (auquel cas je vous défraye) et d’essayer de le reproduire avec votre savoir-faire.»6 Présentés à champ ou accrochés au mur, les quatre encadrements en bois brut furent ensuite montrés, mis en vue, pour eux-mêmes, dénudés de leur habituelle toile.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En écho et pour retracer cette aventure humaine et poétique, les Tirésias paintings s’accompagnaient dans l’exposition bruxelloise («Tant que les heures passent, Part III») d’une petite publication mise en libre-service, relatant l’ensemble des correspondances échangées entre l’artiste et l’ébéniste – des correspondances qui par ailleurs semblent se poursuivre…

Quant à la grande barricade, celle-ci avait été une ultime fois vandalisée. Démantelée et pillée, il ne subsistait de cette dernière qu’une quinzaine de tasseaux déposés contre l’un des murs de la Galerie Sébastien Ricou, à intervalles réguliers, comme si ils formaient un seul et même plan (Sans titre (verticales)).

  1. Ardenne, Paul, Daria de Beauvais, John Cornu et Christian Alandete, «Principe d’incertitude/Uncertainty Principle». 2011, dans John Cornu, Arles: Éditions Analogues, p. 80.
  2. John Cornu est diplômé d’une Thèse de doctorat en Arts et sciences de l’art à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne intitulée «Art contextuel et création».
  3. «On est dans ce que Wittgenstein qualifie de «voir ainsi», c’est-à-dire le fait qu’un même signifiant est potentiellement l’objet d’une pluralité de signifiés» dixit l’artiste dans Ardenne, Paul, Daria de Beauvais, John Cornu et Christian Alandete, «Principe d’incertitude/Uncertainty Principle». 2011, dans John Cornu, Arles: Éditions Analogues, p. 81.
  4. Le titre de l’œuvre est emprunté au héros éponyme de la mythologie grecque, qui en perdant la vue obtient le don de divination, soit la capacité de « voir » au-delà du visible.
  5. Site internet de Pierre Paquin [en ligne]: www.ebenisterieleschutes.com (page consultée le 2 novembre 2009).
  6. Extraits des correspondances emails échangées entre l’artiste et l’ébéniste.

À flow continu

«Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau.»1

Entrer et suivre. Choisir un point d’ancrage savoir qu’on le perdra. Circuler, d’un mur à l’autre, suivre une ligne intermittente, entre courbes et rectitude. Le mouvement pourrait prendre les dimensions d’une vie; si le déséquilibre ne nous freinait pas à un endroit.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Cette installation de Robbin Deyo se donne d’abord en surface. Sur les murs de LA CHAMBRE BLANCHE se déploient comme un pavillon, dirait Michaux ces ondes régulières, l’une après l’autre, l’une sur l’autre. D’intensité variable, elles se déroulent le long des murs, pour former une vertigineuse circulation qui ne se brise qu’aux endroits où l’architecture «faillit»; porte/fenêtre/respiration.2

Mais la ligne file, à l’œil de reconstruire ces espaces laissés libres, à lui de tendre ses fils pour rejoindre l’autre bord. Au centre de l’espace, une colonne. Selon une division de l’espace similaire aux murs qui l’entourent, elle est striée, sur ses bords est et ouest, de bandes droites, et d’ondulation sur les tranchants nord et sud.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Et l’œil commence à voir, au-delà de la surface, ou plus exactement au-dedans d’elle. La perte s’opère, qui nous fait oublier le référent; au gré des détails architecturaux, ces lignes apparemment peintes (et de fait, c’est au pinceau que Robbin a patiemment élaboré ce système à double entrée), se déclinent dans leur profondeur, comme s’il s’agissait moins d’un recouvrement des murs que d’un découvrement de leur structure interne. Comme si lors de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, Robbin Deyo n’avait pas peint, mais creusé cet édifice dont on découvre la structure, pour mettre à jour les strates qui affleurent maintenant sur les surfaces nues.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Dans le relief des fenêtres, creuset de lumière. Creuset dans la matière aussi; une dimension de plus se révèle: dans les percées horizontales, le motif des lignes est rompu, pour laisser s’étirer de longs aplats rouges. Une fenêtre aux dimensions de falaise, aplat de surface à vivre comme un affleurement. Entrée dans la strate.

Si in situ signifie s’insérer dans un donné, un bâti et son histoire, alors cette création renverse les termes de l’équation, en se saisissant de l’architecture pour y trouver corps.

Dans l’œuvre qu’elle présente à LA CHAMBRE BLANCHE, Robbin Deyo se risque à des échelles jusqu’alors peu explorées. Il y avait eu déjà, lors d’une exposition précédente (Plein Sud, Longueuil, novembre 2008), un débordement, une esquisse, quelques tracés. Comme si les œuvres ne se contenaient plus dans leurs supports distincts, cadres, moules, et que l’une d’elles avait glissé presque imperceptiblement sur le mur. Contrainte de taille pourtant, qui nécessitait torsion des corps et des instruments, dans la réalisation du moins: les instruments se sont multipliés, déployés, le spirographe s’est donné des dimensions que l’on ne chercherait plus à glisser dans la boîte colorée de l’enfance. Le jeu si ordonné, si sage dans l’application des règles de la symétrie devient dans les mains de Robbin Deyo, l’instrument d’une propulsion fascinante par ses déséquilibres.

Propulsion, pulsion, tout à la fois dans l’élan soudain et la régularité du mouvement qui parlerait du coeur émotif; l’autre biologique, répétée et ordinairement régulière, pulsion/pulsation.

Ordinairement régulière. Ces ondulations, dont les courbes prennent de l’ampleur dans leur mouvement ascendant, s’affinent lorsqu’elles plongent pour se gonfler encore dans la pente suivante, et ainsi de suite. De là la possible prolongation par l’imaginaire. De là aussi la possible dérégulation. Une règle contient toujours ses exceptions, et il n’est pas dit que les fleuves paisibles en apparence ne débordent pas. Un évènement pourrait arriver qui…

Ce n’est pas le récit de l’enfance que nous conte la réinvention du spirographe, et l’histoire d’une vie n’a pas lieu entre ces lignes.

C’est là peut-être le fil le plus fort qui lie le travail de Robbin Deyo au Op art, cet art des années 60 né de la volonté de retranscrire, plus que des paysages, les forces dynamiques qui le structurent, «libérées, comme l’écrira Bridget Riley, figure de proue du mouvement, de tout rôle descriptif ou fonctionnel.» Les formes et les couleurs y sont traitées comme identités ultimes du champ visuel, où la peinture retranscrirait alors une forme épurée du regard dans laquelle la facture de l’artiste ne prend pas acte. Œuvres sans signature, œuvres-paysages pour reprendre l’expression de Deleuze, à entendre comme la collecte de traits structurants dont l’artiste ne serait que le médium/vecteur.3

Circulez d’une ligne à la vague qui la poursuit; mais il est possible que les yeux s’y perdent. C’est de cela qu’il est question aussi. À mises au point successives, de la ligne à l’ensemble dans lequel elle s’insère, du singulier au commun (et au retour), l’oeil frôle sans cesse le déséquilibre. On retrouve sans cesse dans le travail de Robbin Deyo cette tension du un au tout, de l’unité d’un motif vers le tout qu’il compose partiellement. À cet éclatement des mesures s’ajoute le travail sur la négativité: l’œil qui chercherait un référent clair peut se troubler de ne pouvoir se river à ce qui fait signe.
In ou out, comment trancher pourtant, clairement, entre ce qui relève de l’intérieur, ce qui reste externe.

Cette confusion cependant ne semble pas laisser de doute quant à l’extériorité du monde que l’on pénètre. La frontière pourtant pourrait s’estomper, et le lieu devenir le je… Mais à cet endroit, il nous faut parler du rouge et de ses épaisseurs.

«Le rouge tel qu’on se l’imagine, couleur sans limites, essentiellement chaude, agit intérieurement comme une couleur débordante d’une vie ardente et agitée. Elle n’a cependant pas le caractère dissipé du jaune, qui se répand et se dépense de tous côtés. Malgré toute son énergie et son intensité, le rouge témoigne d’une immense et irrésistible puissance, presque consciente de son but. Dans cette ardeur, dans cette effervescence, transparaît une sorte de maturité mâle, tournée surtout vers soi et pour qui l’extérieur ne compte guère.»4

Les mots que choisit Kandinsky pour rendre la couleur échappent au champ de la géométrie, à celui de la pigmentation; ce n’est pas du lexique pictural qu’il use; il y est question d’énergie, de maturité, d’ardeur et d’agitation. La couleur se fait organe vibrant de la composition, elle est une force motrice.

Et le peintre d’entrer dans une description presque organique des déclinaisons de rouge, de celui-là qui «sonne comme une fanfare où domine le son fort, obstiné, importun de la trompette»5 de cet autre qui «brûle avec régularité»6 fort d’une puissance «sûre d’elle-même qui ne se laisse pas aisément recouvrir»7 de celui-ci qui possède la «véhémence de la passion, l’ampleur des sons moyens, graves du violoncelle»8 pour décrire, comme on le ferait des variations d’un thème, l’impact de la couleur sur les corps.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Si j’extrais ces images presque exclusivement sonores du texte de Kandinsky, ce n’est pas tant qu’elles sont l’unique aspect qu’aborde le peintre pour rendre compte du corps des couleurs (bien que la musique occupe une place centrale dans son approche de la couleur); mais c’est qu’à entrer dans l’espace de création de la Chambre (originellement blanche), il est évident qu’il y est question de vibrations. Et que ces vibrations pourraient aussi bien se donner sonorement. Tout corps entre en vibration avec l’espace qu’il traverse; ici, il est impossible d’entrer sans vibrer. Dans les lignes droites qui couvrent les murs orientés est et ouest, comment ne pas voir des portées musicales, où la fugue, plutôt que de s’inscrire entre les lignes, se serait déportée sur les murs nord et sud pour produire ces longues ondulations dans lesquelles l’œil se perd si aisément? Écriture musicale, texture sonore de ces ondes, tantôt sismiques tantôt radiophoniques, selon la manière dont on comprend l’espace dont l’espace nous comprend.

Entrez et suivez, car ce qui entre en résonance est fonction de vous.

  1. Valéry, Paul. 1966, L’idée fixe ou Deux hommes à la mer. Paris: Éditions Gallimard, 178 p.
  2. Michaux, Henri, «Un tout petit cheval». 1935, dans Minotaure, Revue no. 7. Paris, p. 11.
  3. Müller, Heiner. 1987, La bataille et les autres textes. Paris: Éditions de Minuit, 111 p.
  4. Kandinsky, Wassily. 2004, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Paris: Éditions Denoël, 2004. p. 157-158.
  5. Ibid., p.160.
  6. Ibid.
  7. Ibid.
  8. Ibid.

À hauteur du regard

Tant de propos, qui depuis des siècles développent une théorie de la peinture et nous voilà encore devant une analyse des problèmes phénoménologiques qui nous oblige à poser toujours la même question: comment l’homme comprend-il le sens de la couleur? Car après tout, Cézanne avait raison: la peinture est une optique d’abord.1 Elle est un phénomène plastique et une intention précise qui, par la base de l’expression visuelle (la valeur de la matière colorante, la ligne, la touche, le signe, le rythme, la surface, l’éclat de la lumière, l’opacité et la transparence…), n’exprime qu’elle-même en révélant l’image d’un monde unique et total.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Et c’est précisément la logique de ce tout, la force de cet absolu, construit par la relation à la fois très simple et complexe entre la peinture modulaire, l’architecture et l’espace, qui nous touche si profondément dans le travail d’Antonello Curcio, l’artiste italien qui nous offre comme le fruit de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, une installation sobre et convaincante, intitulée À hauteur du regard.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Il s’agit d’un travail in situ dans lequel, chaque inscription aux murs de la galerie est paradoxalement affirmée par la manifestation de son absence. Nous comprenons cela déjà en posant le premier regard sur cette installation dont la caractéristique première (malgré l’évidence d’une problématique proprement picturale basée sur le rapport entre le signe et la surface) est l’absence de la coloration. Concrètement, tout le dispositif repose sur la variation chromatique très subtile d’une seule couleur: un blanc absorbant, mat, délicat et en même temps intense. Mais, en observant plus attentivement, nous constatons que le principe du chevauchement et de la transposition entre l’absence et la présence opère d’une manière conséquente dans tous les autres éléments de cette réflexion visuelle.

Ainsi, tous ces volumes et dessins géométriques aux dimensions frontales identiques, toutes ces lignes au crayon qui émergent en dessous des fines couches de la matière, ces traces inscrites à l’exacto et parfaitement intégrées aux surfaces architecturales, ne se manifestent que par l’effet de l’absence et par un inexplicable abîme de sa propre matérialité. Une matérialité inachevée, non conforme à son origine, mais à la conjonction des phénomènes: la vibration, la transparence, la trace du silence contemplé dans le temps.

Il suffit d’observer la luminosité des volumes produite par la dynamique étrange entre un blanc mal éclairé et un gris vibrant, ou l’absence des ombrages autour des tableaux dégagés du mur par leurs profondeurs, pour réaliser à quel point ce travail, au-delà de toutes références, ouvre l’horizon d’une réflexion purement phénoménologique. À quel point, il examine surtout les possibilités et les limites plastiques d’un médium et la complexité d’un processus intime exposé au spectateur avec délicatesse et détermination.

Pierre Fédida a écrit qu’ «il n’y a rien à dire de l’image si ce n’est qu’elle est – ni vraie ni fausse – seulement et simplement parce qu’elle est ou par ce qu’elle produit.»2 Le travail d’Antonello Curcio nous confronte précisément à la même contemplation. Parce que devant ce travail on se sent à l’abri de chaque prépondérance verbale, de chaque confusion thématique, à l’abri de chaque séduction facile et de l’excitation spectaculaire et nous éprouvons une grande satisfaction muette. Une altérité prenante entre le rythme de notre propre existence et celui d’un souffle profond, limpide et lent qui n’explique rien, ne raconte rien, mais fonctionne simplement.

Étonnés et émus, nous n’avons pas le choix de nous demander: L’image serait-elle alors inévitablement une correspondance muette et solitaire? Serait-elle cette réalité jamais complètement comprise qui ne peut pas exister sans se répéter toujours différemment? Peut-elle être mesurée autrement que par le regard de l‘autre? Par quoi peut-elle se défendre sinon par sa fragilité phénoménologique surgissante visuelle offerte à l’autre, avec la manifestation d’une articulation contigüe de l’image en tant qu’image et en tant qu’objet qui évoque visuellement plusieurs niveaux de la réalité, Antonello Curcio impose, sans doute, toutes ces questions et nous oblige à repenser l’image et sa dimension ontologique de trace dans l’existence entière de l’espace. Mais aussi à repenser l’espace comme un élément qui fonctionne poétiquement et physiquement comme un lien organique entre les deux expériences; humaine et artistique. En effet, par son essence, cet espace fusionne les situations et les expériences distinctes dans un seul instant dans lequel se superposent le point et le tout, l’originaire et le nouveau, le possible et le nécessaire.

Offert à l’autre, avec la manifestation d’une articulation contigüe de l’image en tant qu’image et en tant qu’objet qui évoque visuellement plusieurs niveaux de la réalité, Antonello Curcio impose, sans doute, toutes ces questions et nous oblige à repenser l’image et sa dimension ontologique de trace dans l’existence entière de l’espace. Mais aussi à repenser l’espace comme un élément qui fonctionne poétiquement et physiquement comme un lien organique entre les deux expériences; humaine et artistique. En effet, par son essence, cet espace fusionne les situations et les expériences distinctes dans un seul instant dans lequel se superposent le point et le tout, l’originaire et le nouveau, le possible et le nécessaire.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

C’est donc en ce sens que le travail n’est ni une affirmation ni une proposition, mais avant tout le moment d’une rencontre qui ouvre l’espace sui generis. Un espace dans lequel tout ce qui nous est offert n’est qu’une ultime aspiration à devenir ce qui est susceptible d’être désigné, d’être élevé à la hauteur de notre propre regard. Car l’art est toujours une possibilité, jamais une constatation, une inspiration autant pour le créateur que pour son public. L’œuvre est une continuité, un circuit de l’expérience qui simultanément et paradoxalement ne peut pas exister en dehors de sa propre histoire ni être savouré qu’à partir d’une subjectivité qui rendre possible la perpétuelle conversion du sens.

  1. Cézanne, Paul et John Rewald. 1978, Correspondance. Paris: Éditions B. Grasset, 346 p.
  2. Fédida, Pierre. 2009, Le site de l’étranger: La situation psychanalytique. Paris: Presses Universitaires de France, p. 213.

Les lignes de vie de Gabriela Vainsencher

Sous le choc d’un froid cassant de janvier à Québec, troublant quelque peu le plan de ses déambulations, Gabriela Vainsencher élaborait son projet The Unfinished Tour Québec City à partir des notions de traduction et de déplacement. L’énoncé de sa démarche nous apprend que des faits de sa biographie en motivaient le choix et l’importance dans son parcours d’artiste. À la fois bien définies comme concepts opératoires et comme actions, elles ont régi la conduite de cette aventure, c’est-à-dire les façons dont se sont emmaillées au fil des jours les multiples relations qui allaient prendre vie à travers le traitement de deux sujets de prédilection, l’art des autres et les objets de sa vie quotidienne.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Pour saisir ce qui est en jeu dans ce projet, il est important de considérer le caractère foisonnant de l’ensemble ainsi que la somme et la diversité des matériaux et gestes qui l’ont constitué, incluant les propos de l’artiste. On se doit également de porter une attention continue aux étapes comme aux objets nés du processus de la résidence. Une première visite de l’installation de Gabriela Vainsencher à ses débuts et la lecture de ses communiqués m’ont remémoré un essai de Rosalind Krauss, Line as Language Six artists draw1 auquel j’ai choisi de me référer pour approfondir cette réflexion. Il s’agit d’un texte constituant le catalogue d’une exposition tenue en 1974 au Art Museum de l’Université Princeton aux États-Unis.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le fait est que Rosalind Krauss présente dans cet écrit des concepts pertinents pour penser le dessin, pratique que l’artiste pose elle-même comme fondamentale, aussi bien d’ailleurs en tant que processus d’appréhension des choses que comme médium de référence alors qu’elle en expérimente ponctuellement d’autres.

«I make mostly drawing on paper. When I work on different media, it is usually based on the drawings, fulfilling a function which the drawings cannot»2

Les principales notions qu’y favorise la théoricienne à ce propos sont l’espace et l’expression à partir desquelles elle analyse les oeuvres dessinées d’un groupe d’artistes, dont Sol Lewitt, Donald Judd et Frank Stella, en les confrontant à certaines autres appartenant au mouvement expressionniste abstrait Américain. Pour ma part, l’idée n’était pas de m’attarder à comparer ces oeuvres à celles qui m’occupent maintenant. Je me suis plutôt concentrée sur ces notions du texte qui m’ont paru appropriées et assez ouvertes pour être déplacées dans un contexte différent, où comptent autant la position de l’artiste, que les lieux, les processus de l’installation et les objets construits. Et, ce qui s’offrait à la vue, les communiqués de Gabriela Vainsencher, le tout premier aménagement du lieu de LA CHAMBRE BLANCHE, ses interventions dessinées, peintes, ses photographies ou vidéos, toutes ses manoeuvres, manifestaient à l’évidence, la profonde implication des réalités que couvrent ces concepts dans le cœur de son cheminement, tout comme la place prépondérante du dessin. Par ailleurs, non seulement ceux-ci présentent-ils une compatibilité avec les notions qu’elle a privilégiées, mais ils peuvent les contenir.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cependant, s’ils s’avèrent pertinents en leur sens général, ils concernent tant de pratiques d’artistes de toutes disciplines qu’ils ne nous introduisent pas encore à une lecture plus fine du projet. C’est vraiment le recours au découpage que propose Rosalind Krauss dans son essai, une opposition entre espace interne (espace d’un langage privé) et espace extérieur (monde extérieur), et la notion d’expression qu’elle leur associe, qui ouvraient une voie pour questionner cette oeuvre sans égard à sa correspondance à l’une ou l’autre catégorie esthétique. Et, plus précisément encore, la conséquence que ce découpage entraîne: deux visions tout à fait distinctes du dessin, l’une en tant que projection illusionniste, intégrant aussi le travail des expressionnistes abstraits, et l’autre, le dessin en tant qu’espèce de marque sur ce monde-ci, le monde extérieur, vision moderne celle-là. Deux visions qui définissaient un clivage entre les artistes voués à l’expression du mythe privé disait-on et ceux, tels Johns, Stella et d’autres, qui s’en dissociaient fortement, s’affirmant eux-mêmes, selon leurs termes, non dans un rapport à un monde projeté, mais en prise directe sur ce monde-ci.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Partant de là, il m’a semblé intéressant de voir ce que les éléments de la dualité évoquée appellent à considérer de l’installation de Gabriela Vainsencher, de toutes ces marques concrètes visuelles ou sonores dont elle nous dit qu’elles sont construites des actions de traduction et de déplacement réalisées dans la galerie, dans la pensée de son volume et de ses plans. Par exemple, ce poste de travail en angle centré dans la pièce et placé en réplique à la disposition des murs configurant le lieu. Un geste que l’on peut comprendre comme instauration de la position de l’artiste en tant que centre de l’action, point de départ des allées et venues et témoignant également de l’importance accordée au lieu en tant que géographie, puisque de lui dépendaient l’orientation des regards des autres, et la circulation pour elle. Puis, cette partition des murs en plusieurs registres contigus, singularisés à chaque fois par la présence dominante d’un des nombreux médiums utilisés. En déterminant les espaces propres aux interventions diverses, l’artiste définissait ainsi une ligne de conduite propice à mettre en évidence une remarquable constante, la représentation multipliée de son image désignée, de ce que l’on sait être son image par ce qu’elle a dit, par des stratégies visuelles tels cadrage et point de vue, et non par identification. Indices visuels, sons, représentations sous une forme ou une autre, au premier degré ou en évocations issues des jeux de renvois langagiers. Et enfin, ce qui introduisait un aspect d’une autre nature, mais tout aussi signifiant, le partage du quotidien de l’artiste en moments réservés stratifiant le cours de l’expérience d’une autre temporalité, ce rituel du matin de chaque jour consacré au dessin. Il ressort ainsi que l’importance de l’espace de l’artiste dans l’ossature même de l’installation s’est en réalité affirmée à l’origine de l’expérience de Gabriela Vainsencher. Il l’a informée, mais, il faut le souligner, toujours en intégrant depuis le début l’espace de l’autre, tout particulièrement dans la valorisation constante de l’espace architectural, comme on a pu l’observer, et de celui de la cité auxquels nous renvoient certains vidéos.

Cela étant, en me remémorant mon premier arpentage du lieu investi par l’artiste, je me rappelai l’attrait exercé au départ par ce registre des murs formant l’angle ouest-nord-ouest de la pièce. De loin, nous percevions d’abord une multitude de petits dessins épinglés à toutes hauteurs et dont souvent l’ombre des coins inférieurs relevés s’ajoutait aux marques dessinées et peintes. Peuplement de touches émaillées entraînant une sorte d’effet de palpitation. Nous devions approcher pour saisir image par image ce qu’elles étaient, découvrant aussitôt ce qui en faisait une famille, même papier fin, même format, mode d’accrochage, médium et traitement, les mêmes. Puis s’activait le regard d’identification cherchant des parentés dans les figures: gros plans multiples rendant des fragments, pieds, jambes en vue plongeante désignant l’artiste, rarement le visage toutefois, ni là ni en d’autres registres, partie de réfrigérateur, vues extérieures, écriture, téléviseur, plantes, pot, clé, projecteur très bleu, câble… toutes choses du quotidien citoyen et artiste. Et encore, cette vue intime nous introduisait à ce nouvel espace en transparence qu’offraient un grand nombre de ces images, espace du commentaire dont la teneur s’apparentait véritablement le plus souvent à celle du journal tant par la variété des propos que la liberté de l’expression. Le traitement de tous ces éléments, image et calligraphie, révélait une connaissance des jeux de l’eau et du pinceau et là aussi une liberté dans le tracé, mais une facture demeurée simple et apparaissant sans volonté d’effet expressif. Expression sans finalité d’expressivité, pourrait-on dire.

L’artiste attribuait une forte valeur au processus même, autant au caractère rituel qu’à certaines règles dont elle avait décidé pour l’accomplir, celle par exemple de garder aussi apparentes dans les traces les erreurs que les reprises. Elle évoquait à ce propos une question d’intégrité. Cela pourrait bien être lié à une vision historique fort ancienne de l’image comme élément de tromperie, l’image menteuse. On ne saura à quel jadis associer cette règle, mais le fait est qu’elle introduit un aspect éthique qui lui aussi nous retourne à une autre face d’un espace psychique, espace intime s’il en est.

La poursuite du parcours nous dévoilera progressivement que ce registre aux petits dessins constituait la banque d’images au sein de laquelle Gabriela Vainsencher allait puiser pour marquer les autres plages murales. En fait, peu d’entre elles seront retenues, ce qui aura pour conséquence de mettre en évidence les quelques figures récurrentes, celles tout particulièrement qui la concernent, la désignant en tant que sujet, mais qui, à force d’être multipliées, finiront par l’objectiver, la faisant objet parmi les objets de la vie quotidienne. Ainsi lorsqu’en étant modèle pour elle-même l’artiste faisait des pieds et des mains, et des jambes et des cous, à répétition, alors ces figures devenaient motifs et déjouaient ainsi une possible perception de leur statut d’image comme portrait d’un ego insistant. S’opérait dès lors une distanciation grandissante par rapport à elle en tant que référent, empêchant que s’y joue une valeur identitaire qui soit fermée sur elle-même.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Enfin, comment ne pas reconnaître en l’occurrence le rôle majeur des matériaux imageant en relations au coeur de l’expérience globale de la résidence? Il faut le dire, quand un médium présente une figure, puis qu’un autre médium reprend à son tour cette figure pour que se réalise la traduction, c’est une autre image qui naît de ce déplacement. Et plus que de la considération de la facture et du traitement de l’un et l’autre de ces médiums pris individuellement, c’est de leur différence qu’advient le sens nouveau. Ces relations engendrent un pouvoir de «l’intervalle», de «l’espacement», pourrait-on dire. Étrangement, la différence ouvre un autre monde en venant qualifier le mode d’habiter spécifique de chaque figure. Ainsi, par exemple en est-il de cette main que l’on avait vue en tout petit dessin, désormais peinte à grande échelle, habitant architecturalement le champ paroi. De celle-là aussi, de mémoire, la même main, mais que la vidéo nous aura donnée autre, dans son action traçant des mots apparaissant en saccades en une calligraphie verte commentant le travail d’un autre artiste. Verts commentaires que l’on allait reconnaître dans les photographies jumelées un peu plus loin, tout près de ce dessin à même le mur d’un plan à main levée d’un espace muséal où l’artiste est intervenue. Puis encore, fenêtres sur les fenêtres du lieu, parmi les autres vidéos, de ceux qui reprenaient ces pieds et jambes déjà dessinés et comme eux en vue plongeante, mais cette fois en marche, ici dans la neige et là-bas sur le sol sec. Sans oublier au registre audio, de ces mots en attente dans leurs coffrets iPod pendus au mur, pensées vocales sur les expériences visuelles d’autres artistes en d’autres lieux. Interventions nous rappelant elles aussi ce caractère de journal déjà observé.

Je n’ai cessé d’appeler cette résidence une aventure. Une aventure qui s’est construite de tracés, de trajets, d’histoires, qui se sont déroulées, qui se déroulent, s’avoisinent, s’imbriquent, se ramifient, qui se tissent tramées d’espaces, d’objets, de figures, de sons, de lignes, et toujours bien sûr de temps, aux rythmes variés. On perçoit, parmi bien d’autres consciences, la complexité structurelle qui aurait justifié bien des métaphores, de structure «mille-feuilles», à structure en «toile» ou en abîme, souvent en coexistence, aucune n’étant tout à fait juste, mais laissant tout de même toujours entendre que quelque chose sans cesse sourd dans l’espace de passeur qu’habite Gabriela Vainsencher, qui lui restera en propre, non dit, dans le temps.

Espace intime, espace extérieur, mythe privé, monde réel, toutes ces notions auront été pertinentes, mais nous avons pu constater que jamais dans cette résidence elles n’auront conduit le questionnement en tant que dualité. Jamais non plus la multitude des gestes d’expression de l’espace et du temps personnels de l’artiste dans la construction des réseaux de relations de tous ordres ne l’auront désignée en tant que fin.

Peut-être même est-ce le dialogue entre les figures et espaces manifesté concrètement par cette expérience qui engage une forme en devenir dans une alliance singulière de ces mondes…

  1. Krauss, Rosalind, «Dossier: Le dessin». 1990, dans La Part de l’OEil, Revue annuelle no. 6. Bruxelles, p. 208
  2. Vainsencher, Gabriela. 2007, Démarche artistique. Brooklyn.

Au-delà de l’interprétation et du jugement, écrire le voyage de l’art

Il existe plusieurs façons de danser la danse qu’est l’invitation à écrire sur l’art. Dans ce texte, qui s’articule autour de l’œuvre de l’artiste australien James Geurts présentée à LA CHAMBRE BLANCHE, je n’ai pas choisi de danser sur le rythme des juges ou des comptables. En l’occurrence, je ne cherche pas à interpréter ou rendre compte des activités spécifiques entreprises au cours de cette résidence.1 Je n’ai pas non plus l’intention d’évaluer ou de juger sa pratique en général, pour le pire ou le meilleur, pas plus que ses préoccupations, ses méthodes de recherche, sa maitrise des matériaux choisis ou sa vision artistique globale. Je préfère plutôt profiter de l’occasion pour raconter quelques histoires. Au cas où on pourrait croire que je pars à la dérive, je veux rassurer le lecteur que ces histoires sont intimement liées au travail de l’artiste, puisque les voyages dont il est question dans ces exemples de mon expérience avec Geurts, voyages qui sont toujours des mélanges de vagues souvenirs, de rencontre lucide et de rêverie, s’inspirent de son propre cheminement. Ils sont à l’image de ce que nous transmet Geurts par l’esthétique et l’atmosphère de son travail ainsi que par les histoires qu’il inscrit lui-même sur la carte géographique.

Au fil de cette écriture sur l’art, je propose d’utiliser l’espace particulier qu’offrent la recherche artistique et l’exposition des œuvres comme espace de réflexion, comme façon de penser. Dans ce contexte, l’écriture devient une extension de cet espace artistique, partant de l’œuvre bien sûr, mais surtout évoluant vers le but ultime qui est la production et l’utilisation d’autres espaces de création et de critique; espaces de notre imaginaire, espaces de la ville ou encore de l’au-delà indéfinissable. Ceci est à mes yeux le but le plus noble de l’art: une offre qui conduit à l’action plus concertée; une intimité née de la présence du public.

Ainsi donc…

Il était une fois une femme, assise à son bureau dans le grenier, au troisième étage d’une maison mitoyenne, sur une petite île, pas tellement loin d’ici de l’autre côté d’un océan nommé Atlantique ce nom, soit dit en passant, est le vestige d’une civilisation mystérieuse, construite sous l’eau et maintenant disparue: l’Atlantide. Comme à l’habitude, cette femme travaille tard la nuit. Sous la lumière moderne d’une lampe d’architecte, elle se penche, absorbée par les pages des revues qu’elle reçoit d’un peu partout à travers le monde. Ces revues qui captent son intérêt traitent du travail des hommes et des femmes engagés dans la pratique rituelle et ancienne de faire de l’art (il faut noter que notre travailleuse nocturne s’implique dans ce même rituel). Mais ce soir, elle ne fait pas son travail d’artiste, ce soir sa tâche consiste plutôt à assimiler le contenu de ses lectures pour pondre des synthèses de cette myriade d’histoires. Ces synthèses viendront s’ajouter à une encyclopédie de l’art, produite par une compagnie qui œuvre dans l’achat et la vente de la connaissance. De temps à autre, à travers l’encre noire et l’abondance de papier glacé, un élément ressort qui captive la femme au-delà du reste. Elle laisse alors de côté la minutie de son travail et se penche sur la nouvelle avec toute l’acuité de sa curiosité naturelle. C’est ce qui se passe ce soir lorsqu’elle tombe sur quelque chose qui allume sa curiosité. C’est l’histoire d’un homme, lit-elle avidement, qui s’est donné pour mission de faire le tour de l’Équateur, transportant partout avec lui un dispositif sculptural; totem de son art. Il arpente l’imaginaire latitude «0», en photographiant dûment sa sculpture faite d’angles droits à chaque point cardinal. De ces quatre images, il composera un mandala, un poème optique sur la psycho-géométrie. La femme lit cette histoire, présentée sous forme de journal intime d’un voyage intitulé: 90 Degrees Equatorial Project, par James Geurts.2

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le récit est une fonction primordiale de l’art. L’art puise sa force dans le pouvoir qu’il nous offre de promulguer notre histoire, le façonnement de notre vie. En les racontant, nous conférons du sens à nos expériences. Nous trouvons un sens à l’état primordial de l’existence, que Sigmund Freud, après Homère, a nommé «l’océanique». La science, y compris la psychanalyse, représentent également un moyen épique de raconter les histoires. Tout comme l’art, la science se replie sur le mythe, du mot grec mythos, qui signifie: ce qui implique la représentation; par les mots, les images ou toute démonstration de la conscience symbolique. Ces types de représentations s’allient à l’action et constituent une forme d’engagement qui est propre à l’humain-animal; cet engagement que l’on nomme rituel. Ludwig Wittgenstein nous rappelle que cet engagement démontre que nous ne sommes pas dans le monde, mais plutôt que nous en faisons partie.3 Le rituel est ce lien intime de l’humain-animal avec le monde. Geurts célèbre maints rituels à travers lesquels il raconte de nombreuses histoires qui parlent de l’eau et du voyage. Des histoires qui explorent sous toutes leurs coutures les lignes et les sillons du paysage humain, des cours et des plans d’eau; la fluidité de la représentation. Il immisce ses récits dans des dispositifs éphémères de lumière et de formes tridimensionnelles. À ces dispositifs s’ajoutent des traces moins éphémères inscrites sur des surfaces faites de main d’homme, notamment des dessins et des estampes photographiques. La fluidité ou encore la mutabilité sont ses leitmotivs.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En ce qui a trait au travail de Geurts, nous arrivons à la question du rapport entre la figuration et l’abstraction. Ce sont des catégories qui comme la poésie et la philosophie possèdent leurs limites. Mais il faut bien un jour quitter la maison par un moyen ou un autre, que cela soit par la porte ou bien par un puits de lumière. Les choses existent par leurs phénomènes opposés, en réalité, les extrêmes se rejoignent, et en certaines circonstances, la catégorisation (la figuration et l’abstraction) cède le pas à un tout plus important; généralement la dynamique de la nature et plus particulièrement la pratique de Geurts. Afin de comprendre le pourquoi de ce phénomène, étudions l’énoncé de Friedrich Nietzsche sur la façon par laquelle les expériences intenses d’une vie se fondent l’une dans l’autre et se prolongent dans un espace fondamental et transhistorique. Ce lieu apparaît comme une manifestation de volonté, de la force de vie même.4

Ainsi dans l’installation de Geurts, la circulation de l’eau, à travers des tubes de plastique transparent qui partent de son appartement d’artiste à l’étage de LA CHAMBRE BLANCHE jusqu’à la galerie au rez-de-chaussée, devient en soi un récit épique. Les épopées distillent notre essence, l’essence de la vie, en même temps qu’elles la transportent ailleurs. Récits épiques et histoires simples sont de la même famille.

Suivant l’exemple de Nietzsche, de façon à transcender la catégorisation des choses en termes d’opposés, on peut plutôt se tourner vers le principe de compatibilité des qualités, principe issu du monde de la magie. Une chose en devient une autre en se basant sur la particularité, ou la qualité commune aux deux. Par exemple, une représentation figurative, une effigie, peut remplacer un individu dans certains rituels. Finalement en considérant les limites de la taxinomie, nous comprenons que les choses sont liées par leur essence plus que par leur apparence extérieure: ainsi un cheval impassible ressemble plus à une femme impassible qu’il ne ressemble à un cheval craintif, un homme en spirale ressemble plus à une constellation en spirale qu’à un homme explosif, une chute d’eau en mutation ressemble plus à des amants en mutation qu’à des amants figés.5

Le travail de Geurts se prête au fabuleux pour peu qu’on y soit réceptif et je le suis. Que trouve-t-on dans les fables ? Quelque chose de fondamental sur l’expérience humaine que nous pourrions peut-être nommer: devenir. Que retrouve-t-on au cœur de l’épopée ou plus simplement au cœur de la vie? On y retrouve ce « devenir » qui est source de pouvoir. Geurts a réalisé sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE sous le titre de Drawing Field, suggérant ainsi un champ d’action voué à stimuler la production et l’utilisation d’autres espaces de critique et de création: que ce soit dans notre imaginaire, plus concrètement dans la ville ou encore dans l’au-delà indéfinissable, ce qui, comme je l’ai suggéré au tout début de ce texte, est le but ultime de l’art. Pour résumer ce que j’ai tenté de démontrer jusqu’ici: il me semble qu’il faut se laisser aller au voyage pour être transporté dans l’espace artistique créé par Geurts et même plus loin. Entreprendre un voyage qui ressemble à celui que l’artiste a effectué lui-même. On peut dire que son travail nous indique généreusement la décision toujours cruciale d’entreprendre un voyage.

Comme chaque bonne histoire recèle une confession, voici la mienne: l’Art en tant que tel ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse cependant c’est l’art comme moyen de création d’un espace de mouvement, l’art avec le but ultime de la transformation. Pour reprendre l’aperçu de Nietzsche; la forme que prend le produit de l’acte d’art importe moins que sa nature: les choses s’apparentent par leur potentiel d’intensité. Comme une cathédrale et une bibliothèque. Un salon d’aéroport et une scène sur laquelle on joue Beckett. Un centre commercial et un cimetière. Une galerie d’art et une rivière pour revenir au propos de la résidence de Geurts à LA CHAMBRE BLANCHE. Les galeries et les centres d’artistes peuvent s’inscrire dans le tissu de la ville par le mariage des intentions; celle des artistes qui y travaillent et celle des visiteurs qui y passent. Elles deviennent ainsi un point de départ.

J’ai cherché dans ce texte à transmettre l‘essence de l’intention de Geurts lors de son passage à LA CHAMBRE BLANCHE, c’est-à-dire de son instigation du fondamental. Qu’est-ce que l’Art fondamental? À quoi ressemble-t-il? Il n’y a pas de mot pour énoncer la réponse. Parce que la transcendance, ce mouvement au-delà de, n’a pas de visage. Et c’est là que résident les limites du juge ou du comptable, et l’illimité de la promulgation du récit.

J’ai cherché, en quelque sorte, à invoquer les histoires des lieux qui existent pour créer le mouvement. Invoquer aussi l’histoire de la différence des formes qui se dissout dans l’intensité fondamentale: le pouvoir le l’eau, le pouvoir des rêves, toute cette structure circulatoire qui véhicule les songes et que l’on nomme corps humain: nous revenons ainsi à Geurts.

La volonté de mouvement de la part de l’artiste suscite chez le visiteur la découverte du récit, de la transformation. Dans une alcôve caverneuse d’une ancienne prison pour femmes devenue musée, j’ai demandé à Geurts ce qu’il pensait de la possibilité pour le visiteur d’accepter cette invitation. En posant cette question, je cherchais à élucider ceci: LA CHAMBRE BLANCHE soutient les efforts artistiques, mais qu’en est-il de sa relation avec le public à travers son offre? Je me permets d’exprimer une évidence, à savoir que le rôle des centres d’artistes s’étend bien au-delà du soutien aux communautés artistiques et à la pratique artistique. Tandis que les artistes font ce qu’ils ont à faire, on ne peut pas faire abstraction des conditions sociales et personnelles de la vie des visiteurs. Dans une société qui nous bombarde d’images de masse, une société qui réglemente, nivèle par le bas et occulte l’essence fondamentale de la vie, comment le public peut-il investir l’espace du travail de l’artiste, comment peut-il arriver à faire la transition entre l’espace psychique et social de la rue, ou du lieu de travail? Comme nous le rappelle Jean-Luc Godard «La police est à la société ce que les rêves sont à l’individu».6

S’il est vrai que chaque homme et chaque femme doivent choisir de se prévaloir de ces conditions qui permettent de vivre l’intensité, les artistes quant à eux peuvent favoriser ce choix en créant une ambiance favorable au voyage initiatique qu’est la découverte de leur travail. Un autre aspect essentiel de l’art qui se veut puissant est sa nature initiatrice, parce que lorsque les histoires et les voyages circulent en nous, nous passons par une forme d’initiation.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

L’atmosphère est cruciale pour que cela se produise. J’ai écrit ailleurs7 que l’art qui véhicule une l’atmosphère forte, nous invite à aller au-delà de l’œuvre, dans un espace né d’elle, mais qui le dépasse. Tout art qui offre ce mouvement se déploie dans une expérience qui surimpose les repères de temps.

Pour terminer, je reviens à la scène de la femme qui œuvre la nuit dans son grenier, et par là, à l’ambiance du voyage équatorial dans lequel s’est plongé Geurts. Je reviens à mon initiation vécue à travers l’espace de lumière et d’eau créé à LA CHAMBRE BLANCHE par cet artiste australien. Et ainsi je termine en revenant toujours par la voie (non tracée) des ambiances singulières qui inspirent non pas un bilan d’interprétation ou un jugement, mais plutôt l’art épique et simple qui est celui du voyage.

  1. La résidence de James Geurts s’est déroulée du 10 novembre au 21 décembre 2008.
  2. Pour de plus amples informations voir [en ligne]: http://www.jamesgeurts.com/index.html (page consultée le 21 décembre 2008).
  3. Wittgenstein, Ludwig. 2001, Tractatus logico-philosophicus. Paris: Éditions Gallimard, 121 p.
  4. Voir Twilight of the Idols or How to Philosophise with a Hammer, de Friedrich Nietzsche, publié d’abord en 1889. Un commentateur de ce texte explique l’argument de Nietzsche comme suit: «Pour l’art d’exister, ou pour toute forme d’activité esthétique d’exister, il doit y avoir une condition inspirée de la part de l’artiste ou de l’observateur. La condition inspirée est décrite comme «apollonienne» ou «dionysiaque». L’état apollinien est un état d’intensité dans lequel une vision créative de la forme se réalise pleinement. L’impulsion apollinienne est à l’ordre, la forme, la rationalité et de contrôle. L’état dionysiaque, d’autre part, est caractérisé par une dissolution de la forme, et par une libération d’énergie. La force dionysiaque est une impulsion vers le désordre, l’irrationnel, et en spontanéité. L’état dionysiaque est caractérisé par une capacité à répondre à tout stimulus et est un état d’intensité émotionnelle. L’art est le résultat de l’interaction ou du conflit entre l’apollinien et le dionysiaque. L’apollinien et le dionysiaque se transforme l’un et l’autre, de sorte que la maîtrise de l’irrationalité est obtenue, et l’état dionysiaque devient le créateur de la «volonté de vie» pour s’affirmer.» [en ligne] http://www.angelfire.com/md2/timewarp/nietzsche.html (page consultée le 21 décembre 2008).
  5. Cette élucidation est inspirée de «Parlour Games» d’om lekha publié dans In Place of Passing, Julie Bacon Ed., Belfast: Interface/Bbeyond, 2007.
  6. Godard, Jean-Luc. 1984, Prénom Carmen. France: Production Sara Films, JLG Films, Films A2, 85 minutes.
  7. Par exemple dans l’essai «Silence, Failure and Non-Participation: Art Beyond the Manifest» dans In Place of Passing, Julie Bacon Ed., Belfast: Interface, 2007.

Étude

when two things meet
they vibrate the air

and

they make sound
attack – decay – sustain – release

As I visit the city and the people
Let me vibrate your ears

I will leave as the sound disappear
Sound – a trace of existence –
– a sign of visitation –

La série d’œuvres Étude de l’artiste japonais Mamoru Okuno est dérivée du potentiel sonore et musical d’objets du quotidien. Par le regard inusité que l’artiste porte sur eux, des objets banals; des cintres, des bocaux de vitre, des pailles, deviennent porteurs d’une sonorité insoupçonnée. Soustraits de leur fonction d’usage et transformés par les gestes de l’artiste, les objets se présentent comme des œuvres sonores à écouter. Étude est en ce sens une investigation des sonorités occultées du quotidien et un questionnement sur la notion de valeur. Qu’est-ce qui détermine la valeur des choses? se demande l’artiste. Avec Étude, cette réflexion se centre sur un ordinaire sublimé et touche le spectateur qui, lorsqu’il expérimente les œuvres de l’artiste, s’ouvre à une poésie située hors du conventionnel et de la norme.

Attack

En résidence in situ à LA CHAMBRE BLANCHE, Okuno utilise ses Études comme vecteurs d’une rencontre avec le public. Avant même d’arriver sur les lieux, il formule le souhait de visiter des résidents de Québec comme prémisse à son travail en atelier. Il désire échanger avec eux des idées, parfois même des objets, dans un esprit d’écoute et de complicité.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Rapidement, l’artiste se déplace dans la ville vers un public curieux de découvrir cet artiste venu de loin pour le rencontrer. En toute simplicité, un contact se crée par la présence d’individus à l’histoire, aux valeurs et aux habitudes différentes, mais partageant le désir d’une rencontre. Okuno introduit quelques-unes de ses Études tout en discutant d’art, de tout et de rien, autour d’un repas partagé ou lors d’une ballade en nature.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Dans un environnement qui leur est familier, les participants s’adonnent à l’écoute de sons tirés d’objets du quotidien, mais située hors du quotidien, hors de l’habitude. Okuno leur présente Étude no 7 / plastic straw, une œuvre d’art multiple qu’il a fait produire en industrie, une paille comme on en trouve dans des chaînes de restauration rapide. Sous un emballage personnalisé aux couleurs de l’artiste, cet objet trivial que l’on a l’habitude de jeter après usage est cependant une œuvre d’art signée Okuno. Amusés, séduits par l’approche toute simple de l’artiste, les participants s’adonnent avec enthousiasme ou hésitation au jeu de souffler dans une paille. Mélodieux ou stridents peuvent être les sons produits alors que l’on souffle dans le mince tube de plastique. Révélant une poésie de l’ordinaire, l’expérience s’avère à la fois nouvelle et primitive. Une forme de communication non verbale se glisse dans l’immédiat des rencontres, les participants ayant le sentiment de vivre quelque chose d’essentiel et qui comble un véritable besoin d’être ensemble.

Les participants prêtent aussi une oreille attentive à Étude no. 12 / plastic film, une œuvre faite de morceaux de pellicule alimentaire minutieusement enfoncés dans deux petits cubes d’acrylique transparent. La taille de l’œuvre s’adapte bien à la manière d’en faire l’expérience: il faut pousser les boules de Saran Wrap contre le fond des boîtes et les porter à ses oreilles pour entendre le son produit alors que se déploie, dans cette petite chambre sonore, le matériau d’usage domestique. Avec son coffret de bois au riche ton de noyer, arborant son titre et la signature de l’artiste, l’œuvre a l’apparence d’un objet précieux ou d’un bijou haut de gamme.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ces ajouts, transformant l’objet trivial en œuvre d’art, rappellent la subtilité du travail de Duchamp, scandale en moins. Il faut se rappeler qu’en 1917, l’artiste français avait présenté à l’Armory Show de New York, un urinoir renversé, affublé d’une date et signé R. Mutt. Hérésie à l’époque, le ready-made, a rapidement été récupéré par d’autres artistes (les surréalistes entres autres et plus tard, les minimalistes) et la filiation se poursuit aujourd’hui avec Okuno. Cependant, s’il faut parler de la valeur des Études, elle ne réside certainement pas dans le statut rehaussé de l’objet ordinaire, mais plutôt dans l’expérience qu’elles offrent et à laquelle sont conviés les visiteurs de la résidence.

Decay

Okuno profite aussi de ses visites afin d’amasser certains objets qu’il a l’intention d’utiliser pour sa résidence. Avec promesse de retour, il emprunte des participants des cintres de métal et des bocaux de vitre. Ramenés à la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE et disposés dans l’espace en autant de «stations sonores», ces objets deviennent d’autres Études.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les visiteurs se laissent ainsi emporter par Étude no 11 / hangers: suspendus dans les airs par des fils de nylon et soigneusement regroupés autour d’une chaise qui s’offre comme fauteuil d’orchestre, des cintres de métal s’entrechoquent délicatement et produisent un agréable tintement. Ailleurs, avec Étude no 21 / wax paper, des bandes de papier ciré suspendues au plafond par groupe de trois s’agitent doucement et rappellent le son du vent qui caresse les feuilles d’arbres. Puis, plus loin, avec Étude no 9 / stones and shoes, des cailloux blancs disposés au sol appellent à être piétinés afin d’émettre une friction sonore.

Reflétant l’épuration caractéristique du jardin japonais, les divers éléments de l’installation se déploient dans l’espace en créant pour les visiteurs un parcours rythmique fait de déambulations et de temps d’arrêt. Tout semble avoir été mis en place selon un plan immuable, mais en fait, chaque station appelle le mouvement des visiteurs et se dynamise par leur présence même. Objets de fascination, les Études, dans la blancheur de la pièce, perdent leur forme, leur particularité visuelle, pour devenir de fascinantes boîtes de musique.

Sustain

Ponctuant la trame temporelle de sa résidence par des performances sonores offertes au public, Okuno poursuit l’étude de ces sonorités, mais cette fois-ci modifiées par divers transformateurs. Ses performances sonores s’offrent comme des actions primitives faites à partir de matériaux contemporains. Entouré de ses objets, Okuno improvise. Avec des transformateurs qui permettent aux sons produits de s’amplifier ou de former des boucles, Okuno laisse couler des sons, en combine d’autres, sans chercher à créer des arrangements, mais en étant plutôt attentif à leur nature propre et à la manière dont ils peuvent s’exprimer, seuls ou ensemble. Déconstruisant les attentes, Okuno ne cherche pas la sophistication ou la mélodie, mais se livre plutôt à une expression brute de sons produits simplement. Une musique qui exige la même écoute que pour les actions de John Cage. Le compositeur américain avait d’ailleurs introduit, avec fracas, un peu comme l’avait fait Duchamp, quelques décennies plus tôt, une distorsion dans le monde de l’art, cette fois-ci plus particulièrement du côté de la musique. Sa pièce 4’33’’, interprétée par le pianiste David Tudor en 1952, était composée des bruits environnants de la salle de spectacle puisque le musicien, qui avait posé ses mains sur le clavier, n’enfonça en fait aucune touche. Le silence, dans le travail d’Okuno est cependant celui qu’il faut offrir à l’artiste afin d’entendre la musique qu’il crée à partir de l’ordinaire.

Release

Loin d’êtres improvisés, les derniers jours de la résidence d’Okuno se présentent plutôt comme une signature finement orchestrée. Telle une chute sonore, l’artiste termine le contact physique créé à LA CHAMBRE BLANCHE en remettant aux participants les objets qu’il avait emprunté. Il invite ainsi les gens qui ont eu le plaisir de le rencontrer à revenir l’entendre pour une dernière prestation sonore.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Au sol, les bocaux de vitre sont disposés de manière à recréer, à l’échelle de l’espace intérieur, les distances parcourues par l’artiste durant son séjour. Un à un, les visiteurs sont invités à s’approcher du bocal qui représente leur demeure. Puis, l’artiste leur remet un glaçon qui emprisonne partiellement un fil se terminant par un petit crochet. Les participants, sous les consignes de l’artiste, suspendent le glaçon à un autre fil placé au préalable par l’artiste au-dessus des bocaux. Lorsque tous les participants ont terminé cette délicate installation, l’artiste leur demande de tendre l’oreille. Ensemble, ils font silence afin de percevoir le fracas presque inaudible des gouttes d’eau qui glissent des glaçons pour terminer leur chute dans leur bocal respectif. Il ne restait qu’à applaudir!

Après quelques notes émises avec ses objets apprivoisés, Okuno s’affaire à un dernier décrochage. Il coupe les fils qui retiennent au plafond les cintres de métales remettant aux participants avec une petite réplique faite main soucieusement accompagnée d’un délicat mot de remerciement. Okuno, tel un chef d’orchestre, agite un dernier coup de baguette en se retournant pour saluer ses auditeurs.

Voyage vers d’Orion

Le compositeur de musique électronique, de free jazz, animateur de radio, commissaire audio et artiste en art actuel Érick d’Orion propose Forêt d’Ifs à LA CHAMBRE BLANCHE. L’œuvre précédente, l’installation Solo de musique concrète pour 6 pianos sans pianiste a été présentée à la galerie Oboro en 2007. Dans Forêt d’Ifs, l’artiste laisse de côté le jeu d’une référence directe aux objets tel que rencontré dans Solo de musique. L’intervention de l’artiste à LA CHAMBRE BLANCHE emprunte une approche formelle qui rappelle les expérimentations de Servaas ou encore les premières secondes de Sun in your head1 de Vostell du début des années soixante. En expérimentant avec les mouvements et les distorsions, d’Orion montre l’influence sur sa production sonore inspirée, par la forme, d’œuvres bruitistes et du Arte dei Rumori de Russolo (1913).2 Vostell travaillait le désordre par une structure, ou une narration, influencée par l’époque yéyé américaine. Forêt d’Ifs avance ici dans une direction plus subjective et individualiste, l’artiste utilise les formes de l’oeuvre abstraite avec les baguettes de la noise et entraîne avec lui le spectateur dans cet espace d’interprétation très vaste qu’offre l’installation d’art. Cette expérimentation hyperfluxienne aborde tant l’instantanéité «en direct puis revue en différé» d’une performance in situ (l’ailleurs de la forêt) que la manœuvre technique. Notons qu’ici, l’interactif redonne au linéaire: l’œuvre offre une projection vidéographique en boucle. Alors que dans Solo de musique l’artiste travaille avec des objets reconnaissables en ouvrant par cette approche une confrontation d’énoncés, soutenue par leur référant concret: l’objet piano, ici, les objets sont dans cet ailleurs, ancrés dans l’espace d’Orion et offert pour investigation. Nous apercevons cet aspect d’un volet visuel d’une recherche qui porterait, en quelque sorte, sur la «musique» des sons. Une lecture de l’installation de LA CHAMBRE BLANCHE par cet axe du travail d’exploration sonore donne des repères sur cette incursion dans les arts de l’image. Elle permet, entre autres, la question de cette possibilité que la mathématique bruitiste soit appliquée ici aux codes de l’installation vidéographique. L’oeuvre demande l’effort supplémentaire et inversé, d’un retour par l’image, quasi abstraite d’une part, et par le son transformé rendu objet, amplifié et intempérant d’autre part. Dans cette «vision sonore» d’une lecture formelle de l’installation Foret d’Ifs, se confirme l’abstraction et s’impose alors la recherche justifiée d’une interprétation dans le cyber historique: nous googlerons tous d’Orion.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Forêt d’Ifs est une installation disposée en deux sections distinctes: un vestibule sombre et sonore composé de minuscules haut-parleurs suspendus au plafond et que le visiteur doit invariablement traverser3 pour atteindre la seconde section composée d’une projection sur trois écrans. Ces haut-parleurs miniatures (ou microphone, ils sont réversibles) de la première section émettent des sons à peine audibles, dont seule une écoute attentive peut déceler les vibrations. Ces sons miniaturisés ne se laissent capter que dans les rares moments de silences offerts par la trame sonore très amplifiée de la pièce adjointe. Notons que l’assourdissante trame remplie tout l’espace, le son amplifié s’entend jusque dans la rue. Dès qu’on ouvre la porte, l’onde projetée des haut-parleurs est si forte qu’elle fait vibrer les murs du bâtiment. Pragmatiquement, l’œuvre se déchaîne, défonce et lorsque le visiteur franchi la porte et entre dans le vestibule de l’installation, dont les murs sont peints en noir et où est suspendue du plafond une multitude de fils, on comprend que le discours est celui de la confrontation: le silence parle dans le bruit. Ces fils suspendus sont-ils une représentation de la forêt? Est-ce dans ce coincement vestibulaire que se passe l’immersion annoncée? La première impression de confrontation se solidifie en poursuivant notre marche jusqu’à la projection. En effet, une fois passée l’antichambre, le spectateur se retrouve dans un face à face avec trois projections disposées en triptyque et qui ne laissent finalement que peu de place au recul. Ce vis-à-vis conflictuel et antinomique revient au centre du questionnement, car l’immersion présente est celle qu’on retrouve dans les premières rangées du cinéma, l’immersion de La Ciotat.4 L’image est collée au regard et les ondes acoustiques sont envahissantes, mêmes brutales, l’installation cherche par l’impact pragmatique à dévier le sens et le lien immersif avec les enjeux contemporains est évacué au profit d’un formalisme conceptuel. Ici l’immersion est prise au sens premier et non dans celui que lui donne l’art médiatique: c’est l’immersion au degré de l’altérité (nous sommes en immersion dans ce monde qui nous entoure). Cette immersion basique est brutale par la promiscuité de l’œil avec l’image et par l’impact du bruit, elle s’introduit par appréhension. L’image vidéographique est celle d’une promenade en forêt, le mouvement de la promenade fait fi des conventions cinématographiques, comme si la capture reste secondaire pour l’artiste, saccadée et balancée dans tous les sens, comme pendue au bout d’un fil, d’Orion laisse la parole à ce fil, et c’est ce fil qui nous parle. C’est le déséquilibre, les images arrivent en blocs et la lecture se fait par bribes: un chien entre des feuillages, le vert du feuillage. Où sont donc les ifs tant attendus? Ils apparaissent dans une pause rapide, et la boucle du cercle infernal reprend à l’infini, mais peut-on les reconnaître vraiment? De façon plus technique, les glissements de la caméra laissent de côté la distance physique étirée des extrémités des trois écrans, de toute évidence «ce fil» ne porte pas attention sur ce lien qui lie la capture à sa projection. De plus, la résolution est indéniablement contraignante, suffisamment qu’une première impression est celle d’une vidéo partageant les trois écrans, c’est-à-dire que les 720 pixels se divisent sur trois écrans. Cette impression se trouvera confirmée par l’artiste: effectivement, la projection est construite d’une seule capture. Un seul plan et peu de pixels sur une grande surface et le passage d’une extrémité à l’autre surprennent et brouillent toute narration. Cette volonté néo fluxienne est celle d’un art caractérisé par l’éphémère et l’instantanéité à l’ère du «tout est possible» numérique. Le rôle de l’artiste est celui du redirectionniste. L’artiste vous transporte dans une expérience qui demande un arrêt. Il vous faudra un temps de recherche pour accompagner celle de l’artiste qui suit en ce sens le mandat de la galerie: l’expérimentation d’œuvre in situ.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

L’in situ offre aussi des pistes de lectures et tant qu’à y être, passons en revue le texte de l’artiste qui accompagne l’installation. La Forêt d’Ifs dont fait références le titre doit certainement être un élément de lecture, mais pour retrouver cette forêt et en faire référence il faudra pousser plus loin les recherches. L’artiste donne quelques indices de lectures, ces ifs proviennent d’une forêt située sur l’île d’Orléans. La confrontation se joue donc entre la tranquillité de la forêt de l’île d’à côté et les bruits de la ville d’ici. Si les indices sont nécessaires et bienvenus, allons chatouiller le site Internet de l’artiste et cherchons à aiguiser une nouvelle parallaxe réflexive. Nous apprendrons que le travail de l’artiste est celui d’un autodidacte, expérimentateur et dont, de toute évidence, les méthodes proviennent essentiellement d’un travail sonore. Continuons sur Google, et les références se multiplies: Érick parle d’écologies immédiates, de réunir des environnements, la forêt voisine et les abords de la galerie, l’artiste parle aussi d’intégrer le visiteur à l’œuvre. Mais l’expérience est in progress: tous les éléments n’y sont pas encore présents. Il y a une distance entre ce qui est présenté et la note en rubrique. Confrontation donc de forces opposées: nature et constructions, l’in situ et l’ailleurs, la noise et le silence, le dedans et le dehors, la présence et l’absence. Ce qui retient le plus mon attention c’est la première dialogique entre nature et construction. L’antinomie est à deux niveaux, l’urbanité à la nature et la représentation au vide sonore. Mais dans cette image, difficile d’y trouver le silence de la forêt. De plus, la caméra désordonnée questionne notre capacité à écouter, l’hyperactivité naturelle de notre regard. Les cognitivistes ont démontré comment la rapidité du regard construit notre modèle conscient. C’est l’action incarnée, celle qui scrute cherche à comprendre et qui construit, modèle et valide le monde dans lequel nous évoluons. Ici, même la tranquillité de la Forêt d’Ifs doit être lue par la vitesse. D’Orion, manipule une caméra et scrute pour nous. L’installation parle des technologies de l’image par la démonstration du contraire: elle pointe vers les technologies immersives qui laissent au spectateur le choix des regards. Loin à l’opposé de l’image de synthèse, entraîné par la main guide de la caméra, aucun choix ne subsiste autre que de laisser faire ou sortir. Impossible au visiteur d’arrêter le cycle, même si celui-ci se trouvait, comme le voudrait l’artiste, intégré à l’œuvre, il serait bien malgré lui capturé dans une boucle interactive contraignante.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

On peut comprendre dans cette installation que l’autodidaxie ouvre la porte aux artistes qui peuvent explorer des chemins toujours plus larges et qui mènent toujours quelque part. L’autoformation est au centre de plusieurs intérêts actuels surtout lorsqu’on l’associe au terme très vague d’interdisciplinarité. Cet apprentissage par soi-même est presque une valeur sûre à l’heure d’Internet alors que d’un seul clic on devient géographe, économiste, légiste, vidéaste, musicien, et bien d’autres choses encore. D’Orion avoue construire une œuvre brute, c’est le travail de la noise, celle qu’on associe au circuit bending. La musique bruitiste, créée par des manipulations volontaires des circuits électroniques pour les faire dévier des intentions instrumentales. Les manipulations sont généralement aléatoires et subjectives. Reed Ghazala5 inventa ce terme lorsque deux sections d’un même circuit se furent accidentellement court-circuitées, déviant les flux électriques et produisant un son nouveau; la fameuse noise en question. Mouvement issu des années 50 et qu’on peut rapprocher directement de la fin de la pensée moderne, c’est-à-dire l’exploration par la déconstruction post-moderne. Cette volonté est toujours actuelle et se retrouve bien vivante dans l’art actuel. Il s’agit de suivre le chemin de l’erreur et se laisser glisser dans l’espace abyssal des possibles. Ce questionnement trouve-t-il toujours sa place dans l’immédiat des individus? La question ne cherche pas de réponse, tout le travail est nécessaire, toutes les œuvres prennent part à la discussion actuelle, qu’elles soient hyperréalistes, situationnistes ou simplement dé-constructives. D’où proviennent ces formes qu’on ne reconnaît pas et ces sonorités inaudibles? Il faut «surfer», voir ailleurs. Il faut lire les textes, réveiller Internet, s’instruire dans les archives des œuvres précédentes. Découvrir que l’œuvre bruitiste parle beaucoup à l’auteur de l’oeuvre, l’instrument dévié des intentions de son inventeur parle d’elle-même, elle fait le discours de l’ère du vide,6 d’un rapport purement formel, ce vide comporte plusieurs intérêts à commencer par l’étalage de valeurs ludiques.7 Ce cher Ned Ludd qui plaçait des cailloux dans les machines menaçant le travail fait main et dont dépendait son salaire. Le fantôme dans la machine effrayait jusqu’à lui préférer l’aliénation du travail à la chaîne. Cette peur s’effrite, personne ne veut plus du travail à la chaîne, ce sont les premiers pas de l’enfance et la joie d’une victoire sur soi-même, qui prend le dessus sur la peur de tomber, au point d’en oublier totalement les premiers instants d’angoisse. C’est la grande marche collective qui ne recule pas malgré les hésitations et retours post-modernes. C’est le pas qui cherche inlassablement l’objectif de l’Homme laissant l’individualisme devant son propre abysse, ce moment intergalactique construit par lui-même.

  1. Vostell, Wolf. 1963, Sun In Your Head. Allemagne: Fluxus, 07:08 minutes [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=z5krhw54oqs&gl=FR&hl=fr (page consultée le 28 septembre 2008).
  2. Russolo, Luigi. 1913, L’art des bruits: Manifeste futuriste. Italie: version française [en ligne]. http://luigi.russolo.free.fr/mani1.html (page consultée le 28 septembre 2008).
  3. C’est le guet-apens classique, le canyon adoré des Indiens de l’interactif, le spectateur ainsi pris doit nécessairement interagir dans le passage obligé sous le flux des senseurs.
  4. Lumière, Louis. 1896, L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat. France: Société Lumière, 50 secondes [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/L’Arriv%C3%A9e_d’un_train_en_gare_de_La_Ciotat (page consultée le 28 septembre 2008).
  5. Ghazala, Reed [en ligne]. http://www.anti-theory.com/ (page consultée le 28 septembre 2008).
  6. Lipovetsky, Gilles. 1983, L’ère du vide: essais sur l’individualisme contemporain. Paris: Éditions Gallimard, 246 p.
  7. Fox, Nicols. 2002, Against The Machine: Hidden luddite tradition in literature, arts and individual lives. San Francisco: Éditions Island Press, 240 p.