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Sculpteur de sons

Au printemps 2013, LA CHAMBRE BLANCHE invitait So Kanno pour une résidence. Originaire de Tokyo, l’artiste avait l’habitude de produire des œuvres «accrocheuses» à l’image de la ville, bruyante et animée. Confronté au calme du lieu, dans une optique de recherche davantage que de production, l’artiste japonais a choisi de s’intéresser à l’infime en portant attention aux bruits quasi imperceptibles de son quotidien. Dans l’exposition Objects of sound, il nous invite à porter pleine attention au son en tant que phénomène par quatre installations différentes. À cet égard, le titre de l’exposition est énigmatique: s’agit-il de l’objet qui produit le son, ou bien le son qui est lui-même considéré comme objet?

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Lors de sa résidence, So Kanno a cherché à explorer les bruits émanant de petits objets les plus banals. Les composants, majoritairement en métal – un bol en inox, un fer à repasser, une corde de guitare, un roulement à billes – ont servi à la construction de ses installations. À ces objets trouvés correspondent des sons trouvés: «J’ai eu cette idée lorsque mon évier a bouché et que la vaisselle flottait dans mon lavabo. Le son était magnifique», explique l’artiste. Grâce à ses connaissances en robotique, l’artiste a cherché à reproduire de façon mécanique les bruits du quotidien, tels le son de gouttes d’eau qui tombent, le bourdonnement du réfrigérateur, etc. Les évènements discrets du réel deviennent ainsi le matériau de ses œuvres.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

À la simplicité des composants s’ajoute une simplicité formelle des installations. L’aspect visuel s’efface devant l’aspect sonore. Les sons étant à peine audibles, ils exigent de surcroît toute l’attention du spectateur. L’efficacité de cette esthétique minimaliste permet d’apprécier la poésie de la mécanique. Tour à tour, les installations émettent soit un bourdonnement, dont le spectateur peut noter les variations, soit une pulsation régulière. Les sons obéissent à une structure récursive et organisée, pleinement maîtrisée par un système cinétique. Les mouvements qui les provoquent sont toutefois presque imperceptibles: la corde de guitare vibre à peine, les billes et les gouttes d’eau qui tombent au sol ne se voient pas, tandis que le son dans le bol d’acier est produit par son champ magnétique. So Kanno a donc cherché le seuil minimal de la perception d’un mouvement quelconque. Seul l’écho sonore témoigne d’une impulsion.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les sons ainsi créés invitent le spectateur à une expérience sensible. Que ce soit par la forme continue ou la forme répétitive, l’écoulement du temps semble vouloir s’arrêter. La tonalité (grave ou aiguë), la durée et la résonnance dans la pièce transforment et activent l’expérience spatio-temporelle. L’exploration des diverses qualités plastiques des bruits écoutés conduit dès lors à une construction architecturale sonore. Le son est intégré à une définition élargie de la sculpture: comme un matériau sculptural, un objet immatériel qui peut être mis en forme, manipulé et organisé dans le temps et dans l’espace.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Toutefois, cette structuration du son comme matière ne conduit pas à l’élaboration d’un discours musical. S’il y a narrativité sonore, elle n’apparait qu’à travers les références aux objets, aux éléments visuels de l’installation. C’est pourquoi So Kanno a choisi de ne pas utiliser de système électroacoustique, mais plutôt d’offrir des objets capables de soutenir visuellement l’audition. Les sons sont regardés et pas seulement écoutés. La vapeur qui s’échappe à chaque goutte qui tombe et l’oxydation progressive de la plaque d’acier accentuent l’importance accordée à la visualité. Cette vapeur est associée à celle du fer à repasser, objet du quotidien d’ailleurs intégré à l’installation.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En renonçant au microphone, le son est créé à même le lieu et dans l’instant présent. Les œuvres sont pleinement indépendantes, créées sur la base d’une mécanique simple empruntée à celle du haut-parleur. En effet, les installations agissent grâce à un aimant qui sert, par exemple, à faire vibrer la corde d’une guitare ou à actionner une tige de métal dans le champ magnétique d’un bol. Résonnant sans effort grâce à l’acoustique de la pièce, chaque son est porteur d’une charge poétique: ils évoquent le son sacré du gong et les pulsations de la nature. Les œuvres de l’exposition Objects of sound agissent ainsi, selon un mécanisme clôt et indépendant, à la manière de créatures artificielles. Elles permettent, par la multiplication du sensoriel, de vivre et d’entendre la réalité dans ce qu’elle a de fondamentalement expérimental. So Kanno dresse une passerelle entre les motifs ordonnés des machines de notre quotidien et les énergies mystérieuses de l’univers.

Box de sombra: Le temps, l’espace et le corps sous les projecteurs

En entrant dans la salle, au centre de la pièce, le spectateur est emporté par une étrange sensation de vertige; une perte d’équilibre et de contrôle. Mais le vertige ne vient pas de la hauteur: c’est plutôt l’impression que le corps est déjoué par les notions d’espace et de temps qui bouleverse l’univers habituel du visiteur. Car dans l’œuvre Box de Sombra, tout est à redéfinir. Même l’espace de la galerie, pourtant si familier, n’arrive plus à offrir un minimum de stabilité. Se libérant de sa fonction de lieu d’exposition, il devient, pour un instant ou infiniment, l’œuvre même.

crédit photo: Étienne Baillargeon

crédit photo: Étienne Baillargeon

Pour réaliser Box de Sombra (Boxe de l’ombre), l’artiste mexicain Miguel Monroy a disposé au sol quatre projecteurs. Sur chacun des murs, il projette l’image de ce même mur, où l’on peut voir l’artiste et les employés de LA CHAMBRE BLANCHE évoluer dans une ronde sans fin. Chacun leur tour, ils entrent dans l’espace d’exposition, comme si nous étions au moment du montage de l’œuvre. L’image de leurs corps se perd quelques secondes, soit le temps de traverser la pièce, puis réapparaît sur un mur, pour installer un des appareils de projection. Alors que le regard du spectateur est encore fixé sur l’image mobile, tentant de saisir le dédoublement de l’espace, un autre membre de l’équipe fait son entrée. Puis un autre, et ainsi de suite. Pris au milieu de cette chorégraphie, où il semble être le seul à ne pas savoir où se placer, le visiteur voudrait accrocher le regard de ceux qui continuent d’aller et venir. Car même si ce dernier est en tout temps conscient qu’il ne s’agit que d’un jeu de projections, il ne peut s’empêcher d’être constamment troublé par ce lieu où la fiction croise le réel. Ses repères ne cessent de glisser, le laissant dans le doute quant aux limites de l’œuvre.

crédit photo: Miguel Monroy

crédit photo: Miguel Monroy

C’est par un procédé complexe de mise en abyme, généralement décrit comme l’œuvre dans l’œuvre, que Monroy amène le spectateur à interroger la structure même de son travail. L’histoire de l’art connaît son lot d’œuvres célèbres utilisant ce procédé, pour ne mentionner que Le Portrait des époux Arnolfini de Jan Van Eyck (1434), où un miroir placé à l’arrière-plan permet de voir le peintre en train de réaliser le tableau. Ce retour sur l’œuvre – qui provoque «un repli sur le signifiant,»1 selon les termes employés par Christine Dubois dans son étude sur la mise en abyme – est reconnu pour son pouvoir réflexif, provocant chez le spectateur une prise de conscience et une interrogation sur la genèse même de l’œuvre.

Mais qu’en est-il de l’actualisation de ce procédé? Suivant les préoccupations de l’art contemporain et actuel, il semble que la mise en abyme tend à se tourner vers l’enjeu de la mise en exposition des œuvres et l’expérience immersive du spectateur.

Il est à ce sujet intéressant de faire un parallèle entre Box de Sombra et les Museum Photographs de Thomas Struth, où ce dernier s’emploie à exposer des photographies de spectateurs en train de regarder des tableaux.2 Devant ces œuvres qui réitèrent l’action du moment, le visiteur est directement interpellé, presque forcé à s’interroger sur son propre comportement et sa situation dans l’espace d’exposition. Si le même genre de réflexion se produit avec Box de Sombra, c’est toutefois avec une densité quelque peu différente, puisque celui-ci est directement enjoint à l’action. Qu’il le veuille ou non, le spectateur est au cœur de l’œuvre de Monroy. Plus encore, on peut dire qu’il est littéralement sous les projecteurs. Les faisceaux lumineux diffusés par les appareils de projection dessinent son ombre et dédoublent son corps, le propulsant dans cet espace où deux réalités distinctes s’emboîtent. Tout en apprivoisant l’œuvre, celui-ci peut jouer avec les ombres et leurs différences d’échelles en se déplaçant dans la salle, accédant ainsi à l’aspect plus ludique de l’œuvre, qui est une caractéristique récurrente dans la pratique de l’artiste.

Fort de son approche multidisciplinaire, Monroy a d’abord travaillé avec l’idée du ready-made, en détournant le sens des objets du quotidien et en changeant les conditions de leur présentation. Dans ses œuvres, l’artiste pousse parfois le jeu jusqu’à toucher au registre de l’absurde, comme dans Walking Machine (2008), où il expérimente la possibilité de faire de la trottinette sur un tapis roulant. Box de Sombra se situe dans la continuité de cette démarche, même si l’artiste y explore un nouveau territoire et de nouvelles dimensions, en ne questionnant non plus le sens des objets, mais celui de la galerie. Inspiré par le projet de résidence de LA CHAMBRE BLANCHE, qui lui offrait la chance d’investir le lieu pendant plusieurs mois, Monroy a décidé de déplier l’expérience in situ en se concentrant sur les spécificités du centre d’artiste mis à sa disposition, soit son matériel, son espace et son personnel. En fait, toute la force de sa mise en abyme se trouve dans cette proximité de l’œuvre avec les éléments du réel, créant un véritable brouillage entre l’espace d’exposition et l’œuvre, de même qu’entre le moment de son installation et celui de sa présentation.

crédit photo: Miguel Monroy

crédit photo: Miguel Monroy

Mais au-delà de la confusion qui entoure les paramètres de lieu et de temps, le vertige ressentit devant Box de Sombra se construit à travers la répétition de l’action, faisant chavirer l’œuvre vers l’ivresse de l’infini. En fait, le rythme de la projection en boucle provoque une impression de suspension du présent, comme si l’œuvre n’en finissait jamais d’être installée. Toutefois, comme la sensibilité de Monroy nous le suggère, ce genre de système est bien souvent imparfait. L’artiste en avait brillamment fait la démonstration en changeant des pesos en dollars, puis en faisant l’opération inverse, encore et encore. Suivant le principe de l’équivalence des valeurs, les transactions auraient dû se poursuivre indéfiniment, mais bien vite, il ne restait plus rien. Alors qu’en est-il de Box de Sombra? La répétition de ce même geste – celui de l’installation de l’œuvre – ne trahit-elle pas la nature même de l’œuvre exposée? Si la mise en abyme nous fait voir la genèse de l’œuvre, elle nous rappelle aussi que cette œuvre in situ, tissée à même le lieu où elle est exposée, ne pourra pas s’éloigner éternellement du moment où elle sera désinstallée. Il semble y avoir quelque chose de prédéterminé pour cette œuvre, mais aussi, peut-être, pour les spectateurs qui errent entre les quatre murs de la galerie.

Box de sombra. Boxe de l’ombre.3 Tels les boxeurs qui s’entraînent en solitaire, en imaginant la réaction de leur adversaire à travers leur propre ombre, le visiteur de l’œuvre de Monroy est confronté à une sorte de vide. Malgré tous ces gens, ces ombres et ces projections qui viennent et repartent, la solitude semble régner dans l’espace dénudé de la galerie. Monroy, en questionnant ce lieu de rencontre entre les visiteurs et les œuvres, fait-il référence à un combat dont l’issue est déjà déterminée?

  1. Dubois, Christine. 2006, «L’image «abymée»». Dans Images Re-vues, No. 2, Document 8, p. 2. Site internet [en ligne]: http://imagesrevues.revues.org/304 (page consultée le 28 novembre 2012).
  2. Schmickl, Silke. 2005, Les Museum Photographs de Thomas Struth: Une mise en abyme. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005. 77 p.
  3. L’expression «boxe de l’ombre» fait référence au shadowboxing, un exercice d’entraînement utilisé dans les sports de combat.

Deslocamento – O Jardim de minha casa

À l’occasion de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste brésilienne Karina Montenegro a exposé le résultat de son travail de deux mois in situ. Ce projet a été rendu possible grâce au programme d’échanges avec le Musée de l’Image et du Son de San Paulo du Brésil, de LA CHAMBRE BLANCHE, d’Avatar et de La Bande Vidéo de Québec. Ces quelques semaines passées loin de son pays et de ses repères lui ont permis de laisser une trace sur son travail artistique. Dans l’installation intitulée Deslocamento – O Jardim de minha casa, qu’on peut traduire littéralement par «Déplacement – Le jardin de ma maison», l’artiste propose un point de vue poétique sur son déplacement à l’étranger, inspiré de son expérience personnelle et professionnelle.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette oeuvre s’inscrit parfaitement dans la démarche de l’artiste qui, dans son travail, s’intéresse aux liens entre l’art, la technologie et les nouveaux médias. L’artiste, qui est à la fois programmeuse et chercheuse en art, design, audiovisuel et médias numériques, utilise ses compétences complémentaires, issues de ses études en sciences et en arts, pour témoigner du croisement entre l’art et le numérique.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Son intérêt pour la question de l’influence des nouvelles technologies sur notre perception du temps et de l’espace est d’ailleurs d’actualité. Considérant le progrès constant des moyens de communication, Karina Montenegro se questionne sur les vastes possibilités de ces techniques de communication contemporaines. Selon l’artiste notre monde contemporain est profondément affecté par les différents moyens de communication et des technologies en constante évolution. Ces dernières affectent la façon dont nous percevons le monde. Elle croit que le développement de la plupart de ces techniques de communication vient de la nécessité de base d’un humain de vouloir préserver l’histoire et de la mémoire.

Elle soutient que les technologies nous ouvrent de nouvelles perspectives et nous donnent de nombreuses possibilités au chapitre du temps et de l’espace. Aujourd’hui, grâce à la technologie, il est possible d’être «ailleurs» sans avoir à se déplacer et d’accéder à des témoignages provenant d’autres époques et de partout dans le monde en un seul clic.

L’artiste se réserve aussi un regard critique envers le progrès technologique, car, selon elle, ce dernier a rendu la communication d’aujourd’hui beaucoup plus complexe. La vitesse avec laquelle les technologies se développent est difficilement assimilable par le grand public. Il y a tellement de possibilités de nous perdre dans ce monde complexe.1

Œuvre
Au beau milieu de la salle d’exposition, un cadre miroité est suspendu et attire spontanément l’attention du visiteur. Rythmé par une minuterie, il tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, effectuant un mouvement par seconde. Il lui faut 360 secondes pour faire un tour complet de la pièce. Cette installation minimaliste s’intègre parfaitement dans cet espace de la galerie principale (voir illustration).

La présence du cadre dans une pièce complètement vide qui l’entoure est, au premier abord, quelque peu intimidante. Le visiteur a besoin de prendre un moment pour apprivoiser l’oeuvre et pour se situer dans cet étrange espace inhabité, vide.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les vastes formes géométriques ne sont pas des plus faciles à saisir. Ils circulent lentement, se déplaçant en alternance sur les quatre murs de la galerie et le plancher. Elles sont générées par la réflexion de chacun des éléments d’éclairage sur le cadre miroité. Ces formes trapézoïdales claires tournent à une fréquence deux fois plus élevée que le cadre, ce qui contribue à la déstabilisation du visiteur. Les nombreux ombrages du cadre sont quant à eux fixes, mais tournent sur eux-mêmes au même rythme que le cadre. Les réflexions et les ombrages du cadre se confrontent dans l’espace et créent une confusion et un trompe-l’œil intéressant.

Quelques lignes grises posées sur les murs créent un motif géométrique qui brise la monotonie qu’imposent habituellement les murs monochromes. Pour l’artiste, ces formes géométriques réfèrent symboliquement à sa maison et à son jardin distants, disloqués.

Le cadre vide est proposé dans l’œuvre comme une abstraction de la fenêtre de sa maison à São Paulo. Ces deux éléments dépassent la simple représentation d’un chez-soi. Ils réfèrent plus largement à de multiples façons de percevoir le temps et l’espace. L’œuvre ne se situe pas dans un temps ni dans un espace précis. Il évoque plutôt un temps abstrait et disloqué, un temps différent, comme une autre possibilité de temps.

L’artiste emprunte au philosophe Michel Foucault la notion d’hétérotopie pour nous présenter les endroits et les espaces incompatibles qui se juxtaposent.2 Michel Foucault définit les hétérotopies comme une localisation physique de l’utopie. Autrement dit, ce sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire.3 Ce sont les espaces de l’alter-réalité, qui ne sont ni ici ni là-bas, qui sont à la fois physiques et mentaux. Ces lieux sont absolument différents de tous les endroits qu’ils reflètent. Foucault utilise l’idée d’un miroir comme une métaphore de la dualité et de la contradiction, de l’existence et de la non-réalité des projets utopiques. Un miroir est une métaphore de l’utopie, car l’image que vous y voyez n’est pas réelle, mais il est également une hétérotopie, car il est un véritable objet qui projette la manière à laquelle nous sommes reliés à notre propre image.

«Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent — utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas…»4

C’est pour ces raisons que le cadre, la composante centrale de l’œuvre, est constitué de miroirs. Pour l’artiste, le cadre miroité représente la façon dont elle perçoit le monde, avec ses ombres et ses reflets. C’est une métaphore d’un monde plat, dans le sens où il a toujours la possibilité de voir au-delà de ce que l’on perçoit. Le miroir est lié à la représentation de nous-mêmes, l’illusion d’arriver à ce que nous sommes.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Pour Karina Montenegro, ces utopies de temps et d’espace existent et se trouvent en nous-mêmes. Il suffit de regarder différemment, de changer de point de vue, pour les retrouver. L’artiste a profité de son voyage au Québec et de sa délocalisation de son pays d’origine pour changer son point de vue et son rythme de vie et pour s’approcher, comme elle le mentionne, du temps suspendu qu’elle a recherché.

Deslocamento permet aux visiteurs de vivre une expérience autant spatiale que visuelle, tout en étant une réponse aux questionnements existentiels de l’artiste. L’œuvre met le visiteur face à sa propre perception et à sa propre relation avec l’espace, autant celui qui l’entoure que celui qui l’habite. Ces espaces, à la fois internes et externes, réels et imaginaires, mentaux et physiques, se chevauchent.

Deslocamento- O Jardim de minha casa, est la première étape du projet qui sera poursuivi au Brésil. L’artiste envisage de recréer la même installation avec la même structure à São Paulo. L’œuvre deviendra alors la représentation abstraite de Québec en Brésil et complétera symboliquement le déplacement d’artiste.

  1. Propos recueillis par l’auteur lors de l’entretien avec l’artiste le 12 novembre 2012.
  2. Foucault, Michel. 1984, «Dits et écrits 1984», Des espaces autres (Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), dans Architecture, Mouvement, Continuité, No. 5, octobre 1984, p. 46-49.
  3. Ibid.
  4. Ibid.

La vie, c’est jamais le même récit: entretien avec Marc Dulude

Invité par LA CHAMBRE BLANCHE, Marc Dulude a passé six semaines en résidence de création à Québec au printemps 2012. Afin de reconstituer son terreau de création habituel, il a converti la grande salle de la rue Christophe-Colomb en un atelier éphémère: structures de bois et de cordes, tables couvertes de diverses matières, socles temporaires, machines… Un laboratoire typique de sa pratique artistique où les objets se trouvent mis en mouvement, mis en formes et mis en images, transformés par des phénomènes naturels comme le ruissellement d’un liquide ou l’oxydation, manipulés par des structures portantes leur donnant des aspects inattendus ou captés dans l’instant de leur explosion, comme ces «ballounes d’eau» qui éclatent jour après jour devant l’appareil photo au nom du processus expérimental. Pour Marc Dulude, l’objet d’art semble le fruit d’un assidu travail de recherche à la fois technique et signifiante, où s’articulent manipulation et pensée.

Sa résidence, Marc Dulude l’avait placée sous le signe de l’expérimentation. Nous en avons profité pour nous entretenir avec lui de choses et d’autres, de l’art et de la vie, de sa vision de la création et de la réalité contemporaine de l’artiste. Extraits d’un entretien riche et passionnant, qui en dit beaucoup sur ce qu’est, aujourd’hui, la pratique de création en arts visuels.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La façon dont tu travailles ici depuis quelques semaines, c’est ton modus operandi habituel…

… je trouve un filon, je cherche un filon et je travaille aussi dans mon univers parallèle, sur mon ordinateur. D’habitude, je ne l’amène jamais à l’atelier, sauf si j’en ai besoin pour des questions de calcul. Quand j’apporte l’ordinateur à l’atelier, un moment donné j’arrête de travailler, comme si j’atterrissais dans mon ordinateur. Un moment donné, tu n’as plus envie de travailler, parce que travailler c’est une question physique aussi, c’est un rythme, si tu perds ce rythme-là… oublie ça.

J’ai remarqué que les pratiques ont tendance à se modifier, parce qu’on est tous devant un écran, et le changement dans la pratique artistique, je pense que pour certains, c’est de délaisser l’atelier, de l’occuper plutôt comme un espace de réalisation, de production. L’espace d’atelier se déroule plutôt à l’intérieur d’un écran, d’une sphère virtuelle.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La pratique artistique, est-ce que c’est un métier, est-ce que c’est une profession?

C’est une vocation. C’est la vie. Quelqu’un me disait: «on te sent comme un poisson dans l’eau, ici.» Comme un poisson dans l’eau parce que j’ai l’impression que pour moi, il n’y a rien de nouveau dans ce que je fais ici, dans le sens d’être en résidence, de travailler au quotidien, parce que c’est quelque chose que je vis au quotidien, depuis 15 ans.

Qu’est-ce que tu veux dire par vocation?

Un peu comme un religieux.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Tu ne choisis pas, d’une certaine façon? Et tu y crois?

Ah, tu sais, on est dans une vie de bipolaire, les artistes. En fait, on n’est pas bipolaire, mais on a une vie de bipolaire. Des bonheurs fous et des moments creux. Les artistes qui fonctionnent, c’est probablement ceux qui ont le plus leur tête sur leurs épaules. On est très terre à terre en même temps, on est capable de faire la part des choses, en tout cas, ceux qui réussissent à fonctionner, à percer après tant d’années.

La pratique c’est ça, c’est quelque chose qui se fait au quotidien. C’est pour ça que c’est une vocation. Tu es trois jours à l’atelier, mais tu n’es pas payé pour faire ça. Tu le fais parce que tu y crois, mais tu crois en quoi? Tu crois en: «OK, je m’en vais à l’atelier.» Ce n’est pas comme gagner une médaille, ce n’est pas sportif! C’est narcissique, c’est croire en une idée que TU as.

À l’extérieur du travail d’atelier, j’imagine que tu entretiens aussi un travail constant de documentation, des carnets…

Oui, je me promène toujours avec mon appareil photo. En fait, l’idée c’est de chercher ce qu’on ne voit pas. Je marche beaucoup aussi, à Montréal. Quand tu passes par le même chemin, le défi c’est toujours de regarder où tu n’as jamais regardé. C’est comme un moment contemplatif, c’est chercher l’éveil, en fait. Je ne sais pas si on peut chercher l’éveil ou si l’éveil vient… je me mets disponible à ce qu’il soit là.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Est-ce que tu penses que c’est un peu ça le travail spécifique de l’artiste au coeur de la vie sociale, de faire ressortir ces choses-là, de montrer…

…montrer ce qu’on ne voit pas, oui, je pense que oui. On dit que les artistes doivent dire quelque chose, que ce soit un engagement politique ou social. Je pense que l’engagement de l’artiste peut prendre une autre forme, cette forme-là. C’est comme des jumelles, en fait. On est ceux qui surlignent en fluo pour dire: regardez, il y a quelque chose qui se passe, savez-vous qu’on peut faire ça et ça?

Est-ce que tu as trouvé ton public pour ce que tu fais par rapport à ça, est-ce que tu es satisfait de la réception de ton travail?

La question du public… Je ne fais pas une oeuvre pour faire plaisir à quelqu’un, mais j’ai la préoccupation de l’autre dans ce que je fais. Je n’essaie pas de rendre mon art accessible à tous et à toutes, mais les codes qui sont là, les gens, s’ils font un peu l’effort, ils vont pouvoir s’y retrouver, mais dans un monde auquel ils ne sont pas habitués! Je pense que c’est ça la magie des arts visuels.

Ça me fait penser à une anecdote. Les arts visuels c’est un langage universel: tu peux parler une autre langue, avoir une autre culture, et tu vas comprendre. Quand je suis allé en Afrique à Niamey,1 j’avais ma sculpture avec de l’eau qui bougeait. Le soir du vernissage, il y avait des touaregs, quatre personnes, des madames qui semblaient plus âgées qu’elles ne l’étaient. J’étais à côté de l’oeuvre, je parlais, et c’est clair qu’elles savaient que c’est moi qui avais fait l’oeuvre. Elles viennent me voir, me pointent du doigt en disant: c’est vous ça? Elles me parlaient une langue que je ne comprenais pas, et elles se sont mis les quatre autour de moi à danser… Je me suis dit, OK, là j’ai fait quelque chose qui a dépassé les frontières seules de mon espace à moi. Comme mon professeur de maîtrise me disait: tu sais que ton oeuvre fonctionne quand une autre culture te dit «je comprends ce que tu fais.» C’est abstrait, là…! Ce n’est pas un paysage! C’est une table, c’est de l’eau qui vibre… il y a tout cet imaginaire-là qui se construit dans la tête!

J’ai toujours aimé joué sur les frontières de l’abstraction, être capable d’aller chercher cette limite où je ne vais pas représenter l’objet: à quoi ça sert? J’aime mieux aller jouer dans l’imaginaire des gens. Mais l’imaginaire des gens aujourd’hui peut prendre une forme autre que la tache de couleur, ou l’abstraction, je pense que c’est, là je le dis et je le pense en le disant, c’est quelque chose qui n’a pas encore été hyper exploré cette espèce de rapport, d’association entre l’objet et l’image mentale…

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

C’est vrai, je pense que c’est quelque chose de particulier qu’on peut explorer, peut-être même que c’est une recherche spécifique à notre époque, en art, parce qu’on a défoncé les limites de la figuration et de l’abstraction pure.

Oui. Comment on fait pour pouvoir… pas transgresser, mais jouer avec cette espèce d’association là? Dans ta tête, quand tu fais quoi que ce soit, qu’est-ce qui fait en sorte que c’est une pièce qui fonctionne ou une pièce qui ne fonctionne pas? C’est ça la limite. Présentement, je travaille sur des feuilles de papier au sol. Je te jure, dans ma tête, ça ne marche pas, ça ne clique pas, ce n’est pas encore . Des trucs comme ça. Vois-tu la pièce qui est là en blanc, c’est un geste que j’ai fait rapidement, et pour moi, il y a quelque chose là-dedans…

…oui, il y a quelque chose là-dedans, je suis d’accord, ça m’a attiré tout de suite, j’ai le goût d’y toucher! Il y a une relation qui s’installe, possiblement en tout cas…
Pour toi, tu fais de la sculpture?

Je fais de l’objet. L’objet, parce que l’objet, ça peut être l’installation aussi. Je considère que la photographie aussi c’est de l’objet: c’est une photographie! En fait, c’est tout nouveau la façon dont je nomme ça, parce que je trouve ça plus court que de dire que je fais de la sculpture, de l’installation, de la photographie, et de temps en temps de la vidéo. Je trouve que faire de l’objet, ça regroupe tout ça. Ça nomme un peu plus qu’est-ce que je fais, c’est-à-dire de la sculpture en fait.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

On pourrait dire qu’il y en a qui font de l’objet, d’autres qui font de l’image et d’autres qui font de l’action.

C’est ça, mais moi je ne travaille pas l’image, je ne suis pas un spécialiste de l’image.

Tu travailles dans le volume.

C’est ça, même quand je fais de la photographie, même dans ce cas-ci

C’est encore la question du volume…

Oui, c’est encore l’objet. Je travaille avec l’idée de requalification: je requalifie l’objet, je le reprends, je joue avec, je vais même sur le terrain où les artistes ne vont généralement pas, qui est celui du métier d’art.

Et tu assumes ça complètement, dans ton travail d’artiste, la question du savoir-faire?

La question du savoir-faire, elle est importante, parce que ça fait partie de l’apprentissage de l’objet. Quand je parle de matière, la matière c’est une façon de comprendre physiquement ce que c’est, ce qui est là.

Moi je trouve que ton travail est proche de cette préoccupation-là. C’est la propriété de la matière elle-même qui est amenée dans un autre chemin ou détournée par une petite intervention. En regardant ton site internet, je me faisais cette réflexion que ce sont vraiment ces propriétés qui sont exploitées dans ton travail. Pour aller chercher l’intérêt…

Oui oui, il est là l’intérêt, pis en fait c’est de le relever, c’est toujours ça que j’ai aimé, c’est comme le geste poétique dans l’objet: «Ah! Y’a quelque chose de beau là-dedans.»

Hier, je présentais mon site web, il y avait des gens qui me disaient: «c’est fascinant, Marc, tu vas dans toutes les directions, le noyau est là, mais c’est éclaté.»

Toi, as-tu cette impression-là sur ton propre travail?

Non, c’est ça… Dans toutes les directions, probablement plus dans la façon dont j’aborde les choses, mais le coeur du travail est toujours là. Pour moi, la lignée… Il y a bien des artistes dont on va encore reconnaître le style dans dix ans, reconnaître que c’est leur travail. Pour mon travail, ça ne sera pas nécessairement le cas. Moi je trouve ça intéressant: la vie, ce n’est jamais le même récit!

  1. Marc Dulude a représenté le Québec dans le cadre des Jeux de la Francophonie en 2005 et a remporté la médaille d’argent en sculpture. L’installation présentée, a pu être vue également chez Verticale en 2007 et chez Circa en 2008 sous le titre Œuvre sur toile.

Takao Minami: la route immatérielle

Le road-movie est l’occasion de traverser des routes en suscitant une appréhension du territoire. Depuis entre autres les romans de Jack Kerouac, la représentation intérieure des protagonistes et leurs cheminements initiatiques trouvent aussi une extériorisation et une figuration par le biais des paysages bordant la voie de circulation. Lorsque Takao Minami s’approprie cette puissante forme de récit fictionnel américain, il ajoute à la représentation d’une vérité subjective celle du spectateur actif, ayant le dernier mot et qui doit, en bout de course, puiser dans la fiction des autres, comme un embrayeur foncièrement impersonnel, par lequel il devient pourtant possible de montrer son histoire.

crédit photo: Ivan Binet

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Partir de l’impersonnel pour aller à soi serait donc le propos du travail récent de Takao Minami. À la suite de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, à l’hiver 2012, l’artiste japonais basé à Paris donne à voir un processus d’accélération et de décélération dans la diffusion de films emblématiques du genre, tels que Easy Rider, réalisé par Dennis Hopper en 1969. À l’aide de technologies numériques comme le GPS, l’illustration de la multitude des parcours de l’artiste, à pied, en bus, en taxi dans la période de création de son projet en vient à se juxtaposer au déroulement du film, reproduisant la vitesse de ses parcours urbains récents. Autrement dit, la superposition des trajets de l’artiste cannibalise doucement le contenu du film. Ce faisant, il s’applique également à un détournement des modalités d’usage d’accélération et de décélération, simple fonction de base d’un lecteur DVD et fait de même avec le GPS, dont l’utilité est mise au service d’un principe inédit de représentation de trajectoires personnelles, intimes.

crédit photo: Ivan Binet

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La question du trajet connote la résidence de l’artiste, dont l’espace de création consiste en l’investissement d’un lieu auquel il s’adapte, en dominant les spécificités et en appréhendant ses marques. En ce sens, il est logique que Minami, à l’instar les compositeurs n’a aussi pour sujet que la musique elle-même, puisque le rythme du trajet est là où il situe son apport principal. L’appropriation d’un espace, tenant lieu de signature est problématique, elle ramène l’auteur à son confinement intrinsèque et il est vrai qu’il y a une forme d’humour dans la critique implicite de cet autre film relu par Takao Minami, road-movie historique cette fois, dont le propos annonce tous les road-movies du cinéma sur le continent américain, soit la découverte de l’Amérique par Colomb. La représentation emphatique par Ridley Scott, pour les commémorations du 500e anniversaire de cette expédition folle, dans sa version remaniée, impliquant toujours l’alliage de la vitesse modifiée et du rythme, montre l’aspect dérisoire du processus d’appropriation. L’artiste, en déniant les faux-semblants de son stratagème développe une forme de commentaire libérateur, lui permettant de négocier avec un tact teinté d’ironie les enjeux et objectifs qu’il s’est imposé pour sa résidence.

Mais encore, Takao Minami s’applique à mettre au point un récit sur soi sous influence des plateformes médiatiques avancées. On sait à quel point le cinéma peut affirmer l’énonciation de la route pour elle-même, dans le cinéma qui s’est intéressé à reprendre le genre du road-movie au tournant des années 2000 (David Lynch, Vincent Gallo). Le brouillage identitaire y est avéré, la représentation de soi s’immisçant subrepticement dans la représentation de la route, jusqu’à ce que fusionnent l’état d’esprit et la disposition propres au spectateur et au créateur. Cette confusion des points de vue laisse tout loisir de vérifier ce qui se cache derrière la logique d’enchaînement des images en mouvement, dont le road-movie serait l’une des manifestations les plus pures.

crédit photo: Ivan Binet

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En quoi le défilement de la route nous concernerait d’une quelconque manière? En quoi celui-ci NOUS regarde? L’abstraction du mouvement, mis au profit d’un rapport à soi, montre combien le travail de Takao Minami prend acte des spécificités de l’ère numérique. Déjà, David Lynch avait démontré dans son Inland Empire combien cette interrelation entre le spectateur et l’individualité relevait aussi de l’interface, soit du contexte d’expression propre au numérique. Ce faisant, il est dorénavant possible d’être à la fois dedans et dehors.

Autrement dit, un saut psychique se met en place avec la représentation en art depuis le web, relevant d’une indissociation sublime entre la soi-disant «passivité» associée au spectateur qui à tout moment devient «réactive». Interrogeant de la sorte les formes traditionnelles d’énonciation, l’écoulement du temps n’est plus inévitable et fatal mais offre l’occasion d’une prise en main, où le monde des représentations (même les plus célébrées, les plus cultes) n’est que l’envers d’une même image de soi.

Réflexion sur les Fantômes de Pablo Rasgado

Invité à LA CHAMBRE BLANCHE, Pablo Rasgado choisit non pas de se produire simplement entre ses murs, mais de se tourner d’abord vers l’épaisseur historique accumulée dans ces murs mêmes. Il explore ainsi les archives du centre de documentation pour découvrir toute l’histoire dont est traversée cette vaste salle blanche qui, de ses rencontres précédentes avec tant d’artistes, ne révèle rien au premier regard. Il en retrouve pourtant les traces, pour les ramener à la lumière à même la salle d’exposition, à même sa matérialité.

crédit photo: Ivan Binet

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Sous la peinture blanche, il dévoile, entassées les unes sur les autres, les peintures murales laissées par d’autres et recouvertes ensuite. Au centre de la salle, là où une cloison a parfois été installée, une structure se dresse comme l’ossature d’un mur dont les proportions obéissent non aux contraintes de la construction, mais, comme une échelle du temps, aux moments où un mur y fut présent. Un morceau de mur, enfin, planté au fond de la pièce est arrangé en caisse de résonnance destinée à vibrer par les interventions sonores et musicales présentées en performance.

Rasgado donne à son installation le titre évocateur de «Fantômes». Ce sont, en somme, les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE qui ressurgissent sous ses mains et se manifestent sous une forme éthérée, spectrale. Apparition du lointain dans le proche, du passé dans le présent. En cela, on retrouve ce que le penseur Walter Benjamin appelle l’aura. Les œuvres dites reproductibles en sont dépouillées, leur lien avec leur histoire individuelle n’étant plus essentiel alors qu’elles se détachent de leur origine pour se rapprocher du spectateur (que l’on utilise telle copie plutôt que telle autre ne change rien à l’expérience que l’on fait d’un film, par exemple). L’aura, ultimement liée à l’ancienne fonction cultuelle de l’art, est propre à une œuvre unique qui, dans sa présence, porte avec elle son épaisseur historique, et tout ce qui fait que cet objet-là ne trouvera son équivalent dans aucune reproduction qui en serait produite, si conforme soit-elle. L’œuvre in situ acquiert une telle unicité en prenant racine dans un lieu auquel elle se lie. Ici, c’est à l’aura de LA CHAMBRE BLANCHE elle-même, à la fois comme bâtiment et comme institution, que Rasgado vient donner un visage.

crédit photo: Ivan Binet

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C’est en effet l’unicité de l’institution comme lieu matériel, comme arène de l’événement artistique que l’artiste met en scène. LA CHAMBRE BLANCHE, le nom le dit si bien: espace vierge, rendu disponible à des interventions artistiques libres. Toujours de nouveau blanche pour accueillir de nouvelles œuvres, de nouvelles rencontres, de nouveaux événements, elle n’est pourtant pas véritablement vierge. Elle est grosse de son histoire. Celle-ci peut être recouverte par la matière: couches de peinture, réaménagements de l’espace, etc. Mais elle n’en peut être effacée que par l’oubli.

Or une galerie se consacrant aux œuvres in situ se consacre aussi, nécessairement, à l’éphémère. Les œuvres y passent sans rester… À ceci près que, alors qu’une œuvre disparaît pour faire place à une autre, elle laisse derrière elle un souvenir, et des traces qui s’en font le garant. En convoquant son histoire dans la matérialité, l’artiste dévoile ce passé caché. Il extrait les murs de la passivité dans laquelle ils l’accueillent, et les transfigure en les amenant eux-mêmes à la parole (ce que la performance sur «mur préparé» réalise de manière très concrète, puisque c’est le mur qui produit ses propres résonnances).

crédit photo: Ivan Binet

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C’est que le passé est lui aussi présent, mais sous une forme différente: sa présence passe par la mémoire. Nous pouvons nous rappeler Saint Augustin, qui dans ses Confessions interroge la nature du temps pour y trouver non pas trois temps, mais trois types de présent, ou de présence. Le passé est ainsi le présent de la mémoire – qui diffère du présent de l’attention correspondant à ce que nous appelons «le présent», et de celui de l’attente correspondant à l’avenir. Or cette mémoire est fragile, et pour persister, elle cherche à se fixer à des supports plus stables qu’elle-même: les récits que l’on transmet des événements passés, les documents textuels, photographiques et vidéographiques, les monuments, etc. D’où les archives conservées à LA CHAMBRE BLANCHE. Celles-ci incarnent l’espace de continuité faisant contrepoids à l’espace d’éphémère que constitue la salle d’exposition elle-même.

Ce sont donc deux pôles de LA CHAMBRE BLANCHE que Rasgado met en dialogue, en passant par la matérialité du bâtiment, pour dévoiler, à même les murs de la salle, la durée de l’institution. Voilà les fantômes qu’il convoque. Dans ses installations, le passé se présente de manière fantomatique, il se manifeste, pour ainsi dire, dans une présence d’un autre type que celle du présent. Cela nous renvoie à l’origine du mot «fantôme», dérivé du grec phantasma, qui désigne une apparition, une image ou une illusion, l’apparition ayant en ce sens un caractère d’irréalité, voire d’immatérialité. C’est dire qu’en faisant apparaître les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste ne se contente pas de dévoiler des œuvres et structures qui réapparaîtraient, intactes, sous leur forme originelle. Elles apparaissent à la fois de nouveau, et sous une forme nouvelle, qui manifeste autant la présence antérieure de ces œuvres que le passage du temps qui nous en sépare. L’imaginaire actuel du fantôme a aussi cet aspect: présence d’un autre type, immatérialité, lumière, reflet… Plus qu’irréel, il est d’une réalité autre, plus diffuse, plus instable aussi. Néanmoins, le fantôme circule dans le réel, et sa présence y intervient, ne serait-ce que par le fait d’être perçu. Comme le passé qui, sous la forme vaporeuse du souvenir, circule entre nous sans être toujours aperçu, et se manifeste en plein jour lorsqu’il se fixe au support approprié.

La zone murale sablée ― fresque qui, comme une gravure, émerge de ce que l’artiste enlève et non de ce qu’il ajoute ― révèle sous les couches de peinture récentes les œuvres murales réalisées antérieurement, notamment par Robbin Deyo (2009), Brad Buckley (2005) et les participants de Residence Story (2005). Il en résulte une surface visuellement très poétique, où se rencontrent, fragiles, les formes et les teintes de ces œuvres minutieusement ramenées à la lumière. L’image n’est pas sans évoquer cette scène spectaculaire du film Roma de Fellini, relatant les découvertes archéologiques advenues lors de la construction de métro de Rome, où le groupe d’archéologues convoqué découvre sous terre une salle ornée de fresques antiques admirablement préservées, et qui presque aussitôt découvertes, s’effritent au contact de l’air pénétrant avec eux dans la salle. Comme si le passé ne se préservait qu’à l’abri des regards, comme si la trace menaçait toujours de s’évaporer. Dilemme terrible: ou bien laisser les œuvres à leur secret et les préserver en renonçant à les voir, ou bien les voir à condition d’accepter pleinement leur caractère éphémère. Dilemme orphique, en somme. Orphée est autorisé à ramener sa bien-aimée Eurydice des Enfers à condition de ne pas la regarder avant d’en être sorti, sans quoi il la perdra irrémédiablement. Orphée succombe à la tentation, et pose sur Eurydice le regard amoureux mais fatal. Qu’est-ce à dire? Sans doute, que l’on ne peut retrouver ce qui est perdu, c’est-à-dire qu’on ne peut réveiller le passé sans le transformer. Et précisément, Rasgado fait resurgir les œuvres passées dans un geste qui les dévoile en frôlant leur destruction, dans un mouvement qui révèle le passé en même temps que sa fragilité.

L’ossature murale évoque autrement des thèmes semblables: on ne sait, en le regardant, s’il est du côté de la construction inachevée ou de la ruine. Il est sans doute à la fois l’un et l’autre, construction dont les éléments appartiennent d’emblée au passé, montage de morceaux d’histoire, sous une forme symbolique cette fois. Il se dresse ainsi comme un monument complexe, offert à la mémoire des visages antérieurs du lieu, à un mur qui s’est parfois dressé précisément à cet endroit, et qui en est autant de fois disparu. Et le monument lui-même se présente comme une structure non permanente, destinée à disparaître à son tour. Encore une fois, le passé est manifesté dans sa fragilité, fragilité du souvenir et de la trace elle-même.

crédit photo: Ivan Binet

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Cette fragilité, du reste, est entièrement consommée alors que les installations de Rasgado disparaissent à leur tour. Son œuvre de mémoire était-elle d’emblée vouée à l’échec par son propre destin? Songeons plutôt qu’elle s’insère à son tour dans l’histoire de LA CHAMBRE BLANCHE, et dépose dans ses archives les marques de l’éphémère lui-même, caractère de toutes les œuvres accueillies sur place. L’œuvre de Rasgado inscrit dans l’âme de LA CHAMBRE BLANCHE la conscience de sa propre temporalité. Mais celle-ci ne résonnera qu’aux oreilles de ceux qui assumeront la responsabilité qu’engage la mémoire. Voilà, enfin, l’une des impressions fortes que laisse l’installation: le passé est un objet délicat. Pour n’être pas mutilé, perverti ou perdu, il exige une étude sérieuse, des manipulations minutieuses et patientes, un regard à la fois disponible et engagé. Cela, Rasgado est parvenu à le communiquer non seulement conceptuellement, mais aussi esthétiquement. Son travail sur le temps vient résonner jusqu’au sentiment, et par là reconduit le spectateur à la fragilité de sa propre existence. C’est l’une des qualités de son œuvre. En quittant LA CHAMBRE BLANCHE après cette visite, on y laisse derrière soi l’installation, mais on reste habité par ses fantômes.

Dévisager la nature

Nous partageons le même ciel. S’éparpillent au-dessus de nos têtes des astres, des contes, les miettes du commencement de la vie. Autour de nous, multiples paysages, mais toujours les mêmes éléments: l’eau, la terre, le feu et l’air qui participent à captiver notre imaginaire, à le fasciner de matières informes et changeantes. S’ajoute à cette fascination une certaine contemplation, état qu’inspire assurément le travail de l’artiste d’origine italienne Silvia Camporesi et qui constitue, en conjonction avec un engouement pour l’onirisme, sa marque distinctive.

crédit photo: Ivan Binet

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Se décrivant comme une conteuse, Silvia Camporesi crée des images qui trouvent leurs origines dans des extraits d’histoires tirées de mythes, de la littérature, de la philosophie, de la religion ou des sciences. À travers une exploration photographique qui procède des choses environnantes, l’artiste fait apparaître des réalités inattendues. Se présentant sous une forme inhabituelle, ce qui tantôt semblait être factuel devient une invitation à réfléchir, une invitation à envisager avec de nouveaux sens, de nouvelles justifications, ce qui compose notre théâtre quotidien. Lors de son séjour de création à LA CHAMBRE BLANCHE, ce fut au tour de Québec de se transformer sous la vision de Silvia Camporesi qui a savamment insufflé une part de fiction aux phénomènes artificiels et naturels rencontrés sur son passage. Au coeur d’une collection d’images fixes et en mouvement compilée par l’artiste, se racontent des paysages imaginés, enveloppés d’une lumière liquide.

crédit photo: Ivan Binet

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Vous entrez dans la galerie. Le blanc immaculé de l’espace d’exposition vous aspire vers le mur du fond où une composition picturale formée de trente-six photographies se déploie progressivement du noir au blanc, de l’apparition à la disparition. D’abord, un effet d’apesanteur. Dans les ténèbres de l’eau dormante, des poissons peuplent le ciel. En effet, le singulier agencement des images photographiques «donne l’oiseau à l’eau profonde et le poisson au firmament»1 en rappelant le trompe-l’oeil d’un ciel étoilé se réfléchissant sur la surface d’une masse aqueuse. Cette organisation de clichés photographiques embrouille l’appréhension de leurs contenus. Les profondeurs du monde aquatique et la vaste étendue céleste deviennent un même espace; tantôt sombre et lourd comme un velours épais et tantôt aussi diaphane qu’un voile. Dans cette installation qui nous rend étrangers à nos propres paysages, l’infiniment grand et l’infiniment petit se fréquentent. Ramenés à un format similaire, ils donnent l’impression d’une étude romantique du vivant avec des associations formelles aussi inusitées que celle d’un animal marin à l’éclosion d’un feu d’artifice. Puis enfin, des instantanés de terre, de dunes, d’une forêt, d’un pré et, parmi ces clichés, le manteau laineux des flots puissants apparaissant à répétition. À première vue, on pourrait croire à une mosaïque exempte de traces d’humanité. Il n’en est pourtant pas ainsi. Se fondant dans les éléments naturels, une bâche recouvrant des buttes de ce que l’on devine être du sel d’épandage fait l’effet d’un imposteur et suggère que nous sommes bel et bien en territoire connu. Balayant de gauche à droite ce minutieux assemblage photographique s’offrant à la vue, on devine, sous un brouillard opaque, une usine emblématique de la Ville de Québec et finalement, le drapeau du Canada. Si d’emblée l’ensemble suscite une émotion esthétique, elle révèle, au fil de sa découverte, une trame narrative silencieuse et éminemment onirique. Silvia Camporesi juxtapose avec une aisance déconcertante des éléments urbains à un fourbi naturel, s’amusant du même coup à nous donner l’impression d’un monde inhabité, d’un Nouveau Monde, tout en y décalquant des indices de présence humaine. L’artiste réussit à mettre en scène des contrastes visuels et discursifs qui invitent à se dissoudre dans une temporalité hétérogène, disloquée, comme pour nous préparer à la suite de son œuvre.

crédit photo: Ivan Binet

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Repue de lumière blanche, la pièce où se trouve l’installation photographique est adjacente à un espace clos, plongé dans l’obscurité. Tel «un nouvel astre artificiel participant à la fois au jour et à la nuit,»2 le travail vidéo de Silvia Camporesi inaugure cette matière de pixels avec une chorégraphie de particules lumineuses créées par l’explosion décélérée de feux d’artifice. Devant ce spectacle décomposé et recomposé par l’artiste, on a l’impression d’assister à la formation de l’univers, à un big bang imaginé et mystique. Ces irruptions de lumières intermittentes qui émergent du chaos pourraient, en s’évanouissant dans la noirceur enfumée, nous laisser sur l’idée de dispersion: il en est pourtant autrement. Leur déplacement lent et concentrique tend plutôt à simuler quelque chose en voie de constitution, comme l’organisation du vivant. Ceci s’accompagne de sons qui semblent provenir du lointain; des pulsations et des voix, sur un fond de vibrations graves, font du spectateur un promeneur du cosmos ou encore le positionnent in utero dans ce monde en gestation. Le temps est en suspension jusqu’à l’absorption complète de ces astres factices dans la nuit. Succède à cette vision un bruit sourd, comme le premier souffle de la terre, et la blancheur d’une bruine qui s’agite derrière un rocher. Cette deuxième partie de la vidéo semble constituer, dans un rapport antinomique, une suite à la première. L’eau est le personnage principal de la séquence. Des flots déferlent avec vigueur sur des pentes rocailleuses. Grâce à un travail de distorsion par l’artiste, la force de cet élément est mise en lumière. Les réversions de mouvements opérés par le truchement vidéographique donnent l’impression d’une respiration, comme si la terre aspirait le courant en remplissant ses poumons. Le son de réverbération juxtaposé au bruit des chutes laisse libre cours à cette rêverie alimentée par des paysages impossibles qui se décuplent. Dans ce jeu de déconstruction s’inscrit une fine recherche picturale où les compositions et les textures cèdent à la séduction. En effet, des plans d’eau troubles qui traversent la surface lisse d’une paroi rocheuse suivent à ceux de remous qui forment des bouillons épais sous l’effet dynamique des fluides. À d’autres moments, l’eau se sépare en deux et se réfléchit sur un axe vertical, comme pour nous révéler son visage dans une symétrie parfaite. Cette stratégie d’assemblage d’images se retrouve d’ailleurs dans un corpus antérieur de l’artiste intitulé Le Ragioni del Peso (2009), où un site d’enfouissement fait tanguer le sujet photographique entre la transfiguration esthétique et la véracité documentaire. Les images produitent rappellent celles d’un test de Rorschach et exercent un rôle parent: celui d’un espace de projection où le regardeur élucide une abstraction. Grâce à des manipulations simples de l’image, Silvia Camporesi fait basculer le réel vers l’imaginaire et s’en prend à l’apparente immuabilité des éléments.

crédit photo: Ivan Binet

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Nous partageons le même ciel, certes, mais sa poésie n’est pas semblable pour chacun. Dans le travail de création réalisé lors de son passage à LA CHAMBRE BLANCHE, Silvia Camporesi s’est approprié des parcelles du paysage et des éléments rencontrés lors de sortie quasi touristique pour en faire une sublime allégorie qui transcende de loin le vernaculaire. Au contact des œuvres qui composent le projet À perte de vue, le temps est devenu réversible, décalé. Nous invitant à regarder au-delà de l’apparente banalité des choses, son travail fait l’effet d’une révélation, d’une confidence. Œuvrant à partir d’éléments connus, l’artiste appuie ses créations sur des distorsions et discontinuités qui sculptent la réalité et offrent une narration ouverte. Cette mystérieuse réécriture du monde, livrée lors de cette résidence à Québec, s’inscrit dans un corpus où l’eau est partie intégrante des recherches de l’artiste. En effet, dès 2004 Silvia Camporesi commence à travailler avec cet élément dans la série Ofelia; elle y personnifie la célèbre héroïne qui, se languissant de l’amour d’Hamlet, trouve la mort dans une rivière. Cette image saisissante sera à maintes reprises citée à l’intérieur des différentes productions de l’artiste, notamment dans sa très récente série La Terza Venezia (2011) réalisée dans le cadre d’une résidence à Venise. Donnant naissance à des images énigmatiques et surréelles d’inondations de monuments, de paysages embrumés et d’objets typiquement vénitiens installés dans des lieux anonymes de la célèbre ville sur l’eau, Silvia Camporesi s’entraîne soigneusement à cultiver l’ambiguïté. Tantôt lourde et étouffante, tantôt duveteuse ou encore limpide, l’eau se montre comme un être tout-puissant dans l’ensemble de son travail. Si la terre a un visage et que l’eau, comme l’affirme Paul Claudel,3 est le regard de la terre, Silvia Camporesi la sonde au plus profond d’elle-même, les yeux dans les yeux.

  1. Bachelard, Gaston. 2005, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière. Paris: Éditions José Corti. p. 64 sur un extrait de Le cottage Landor d’Edgar Allan Poe.
  2. Mèredieu, Florence de. 2008, Histoire matérielle et immatérielle de l’art contemporain et actuel. Paris: Éditions Larousse. p. 85.
  3. Claudel, Paul. 1929, L’oiseau noir dans le soleil levant. Paris: Éditions Gallimard. p. 229.

Échanges (im)matériels

Selon Peter Zumthor, la matérialité de l’espace architectural serait définie par la somme des espaces perçus, plutôt que par des matériaux ou objets isolés. Elle existerait également dans la mise en relation des propriétés visuelles et acoustiques de matières construites sous certaines conditions de situation et de temps.1 Envisagée de cette manière, la notion de matérialité qui intervient dans l’espace donné de la galerie et qui fait dialoguer les paramètres visuels et sonores est l’occasion de revisiter l’exposition Le long de la 20 en passant par la 15 dans laquelle étaient présentées les œuvres de Jonathan Villeneuve à LA CHAMBRE BLANCHE du 17 mars au 17 avril 2011. Si les deux installations électromécaniques de l’artiste sont une construction physique de différentes composantes matérielles et technologiques, elles proposent également l’élaboration d’un système d’interaction et d’interrelation; les matériaux deviennent les acteurs d’un réseau d’échanges et de dialogues entre les différentes parties des œuvres, entre les installations et l’expérience du spectateur. Ces propriétés interactives se développent par le mouvement qui anime les machines en générant des vibrations et des ondulations: elles fournissent à la matière un potentiel d’expression, une dimension poétique.

crédit photo: Ivan Binet

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À travers les différents échanges, un dialogue s’effectue entre matérialité et immatérialité. Nous entendons ici l’immatérialité comme une continuité de la matérialité, tel que Florence de Mèredieu, par le biais d’Ezio Manzini, le souligne: «La nouvelle matière d’où tirer l’inspiration n’a plus la physicité d’un matériau tangible ; elle se présente plutôt comme un ensemble de possibilités et de performances, comme un possible qui émerge du productible dans un système technique capable d’effectuer des manipulations toujours plus subtiles.»2 Les installations de Villeneuve proposent un passage entre ces deux états grâce à la notion de fragment et de trace qu’elles génèrent ; mais aussi, grâce à une immatérialité envisagée comme composante matérielle des œuvres, laquelle génère un environnement sonore.

Ouverture dans la matérialité: l’architecture comme fragment, trace et mémoire

Les œuvres de Villeneuve sont des structures installatives dont l’ossature est mise à nu: les rouages qui en forment le cœur sont donnés à voir au spectateur et de cette manière, la distinction entre l’intérieur et l’extérieur de l’œuvre se brouille. En d’autres termes, le cadre qui structure l’installation devient l’œuvre elle-même.

crédit photo: Ivan Binet

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La redéfinition des limites du cadre par Villeneuve se révèle dans Faire la vague (2009), une des deux structures de l’exposition, laquelle est à la fois squelettique et colossale, construite de matériaux solides, en l’occurrence de bois. Ceux-ci jouent sur la limite du bâti et agissent sur la perception du spectateur en présentant une série de planches juxtaposées qui se meuvent. De cette manière, à la vision infrangible qu’aurait pu générer ce pan de mur imposant se substitue une image d’instabilité, voire une vulnérabilité de la matière, par la coupe du matériau en madrier qui suggère une oscillation régulière. En d’autres termes, la composition de l’architecture génère une fragilité qui est accentuée par cette mise en mouvement des matériaux. À la fois stable par sa charpente et instable par le mouvement, l’œuvre suscite un paradoxe. Le démantèlement de cette structure en apparence monumentale montre en effet une matérialité animée où l’intégralité laisse place à la fragmentation. Les interstices font œuvre: ouvertures, fractures ou fissures forment le corps de la structure.

crédit photo: Ivan Binet

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Cette architecture qui semble se déconstruire laisse place à une ouverture d’abord visuelle, s’inscrivant dans l’espace physique de la galerie, et ensuite psychologique, s’insérant dans les représentations mentales du spectateur qui peut choisir soit de se situer devant Faire la vague (2009) afin d’apercevoir à travers ses failles Mouvement de masse (2010), la seconde structure présentée dans l’exposition, ou soit encore, de se déplacer à l’intérieur même de cette seconde installation composée de graminées, de manière à pouvoir en découvrir le cadre. D’une manière ou de l’autre, le spectateur est alors témoin d’une rencontre simultanée des deux dispositifs électromécaniques qui créent un double mouvement continuel. Si Faire la vague utilise les éléments naturels du bois pour en déformer l’apparence initiale et les intégrer à une composition élaborée, Mouvement de masse emprisonne artificiellement des fragments de nature, soit des tiges de végétaux alignées régulièrement et, par un procédé mécanique, simule le mouvement du vent. Végétaux et bois dialoguent alors entre eux pour constituer à la fois l’œuvre et sa charpente.

À la suite de cette idée de mise à nu volontaire de l’armature, les installations électromécaniques donnent à voir des matériaux bruts transformés sans ornements ni artifices. La récupération de cette matière au sein de la galerie laisse paraître une dimension sociologique des œuvres en démontrant la soumission de cette nature maintenant manipulée, mécanisée, voire artificielle, car reconstruite dans l’espace de la galerie. Elle est contrôlée et inscrite dans un mouvement régulier, nous l’avons vu, mais également aliénant qui n’est pas sans rappeler un travail manufacturier ou mécanisé.

Les architectures de Villeneuve évoquent l’environnement urbain et rural, en y présentant des fragments d’éléments organiques et utilitaires, comme si elles devenaient une trace de la nature, ce lieu extérieur transposé dans l’espace limité de la galerie. Le titre de l’exposition Le long de la 20 en passant par la 15 indique à cet effet la volonté de réunir ces œuvres sous une même visée ; rappeler les différentes composantes naturelles qui bordent les voies routières. Ces œuvres semblent agir comme des témoins d’un passé lié à une histoire collective ou personnelle. La réminiscence et le souvenir de moments temporel et spatial similaires se recréent alors dans la mémoire du visiteur qui en a déjà fait l’expérience et peut les imaginer à nouveau par le biais de cette scénographie, de manière fictionnelle cette fois, à travers les constructions qui agissent comme un dispositif narratif déconstruit.

(Im)matérialité acoustique: le son comme matériau interactif

Si une dimension critique est donnée à voir à travers la configuration spatiale des installations en mouvement, elle prend tout son sens par l’aspect sonore produit par les machines, lequel ajoute à la réalité spatio-temporelle vécue par le spectateur. Déjà, Villeneuve avait expérimenté les notions de lumière et de son dans l’installation électromécanique Trace (2007) où, entre autres, la source lumineuse agissait comme composante intrinsèque de l’œuvre, soutenue par un cadre sonore rythmé. Il développe cette dimension sonore dans Faire la vague qui offre plus qu’un simple décor auditif au spectateur par des bruits de craquements émis par les rouages et les interstices lesquels, comme nous l’avons expliqué précédemment, participent à déconstruire et fragmenter la structure bâtie. En effet, les matériaux s’entrechoquent et créent un fond sonore rythmé et régulier. Des sons similaires engendrés par Mouvement de masse immergent le spectateur et permettent de détacher l’œuvre de toute référence sonore mimétique à l’environnement initial des graminées, affirmant davantage la métamorphose mécanisée qu’elles ont subie.

crédit photo: Ivan Binet

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Cette importance accordée au son atteste la légitimité de celui-ci comme matériau, comme «ingrédient plastique», et détourne toutes possibilités de le reléguer au rang d’outil d’accompagnement, subordonné aux constructions visuelles.3 La substance sonore perçue en tant que matériau autonome, laquelle est occasionnée par les mobiles en mouvement, permet à la fois une simultanéité et une succession des différents éléments acoustiques qui s’ordonnent ou du moins, se mélangent entre eux. De cette manière, une dimension temporelle est introduite au sein de la création installative et participe à la structure sonore de l’œuvre. Sous cet angle, «le son est au temps, selon Florence de Mèredieu, ce que le mouvement est à l’espace, un principe d’organisation et de désorganisation.»4

Ces ambiances sonores qui produisent des sons mécaniques sont susceptibles, ici encore, d’activer les facultés mnémoniques du spectateur qui peut associer ces bruits à des sonorités et à des images visuelles reconnues. Combinées aux matériaux en mouvement qui rappellent des environnements urbains ou ruraux, les installations ajoutent à la théâtralisation et illustrent davantage un récit déconstruit. L’expérience phénoménologique du spectateur est en somme celle d’un environnement immersif qui réussit à s’accomplir entièrement par la mise en valeur de la matière sonore produite par la mécanique installative, laquelle valorise le mouvement continuel au profit de l’objet immobile.

Passages

Les installations architecturales de Jonathan Villeneuve créent une «impression d’immatérialité» qui est ressentie par le spectateur: envisagées en contrepoint aux éléments physiques, les paramètres sous-jacents tels que le temps, le son et le mouvement, lorsqu’associés entre eux, semblent construire la finalité même de ce spectacle mobile.5 Cette vision peut prendre appui sur la thèse de Bergson selon laquelle la composition formelle construite dans son état statique devient passage. En d’autres termes, dans la perception du réel selon Bergson, la légitimité de la forme est niée dans son immobilité même au profit d’une mobilité: «Il n’y a pas de forme, puisque la forme est de l’immobilité et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c’est le changement continuel de la forme: la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition.»6 Dans cette idée d’instantanéité et de mobilité au cœur même des échanges, les frontières entre la matérialité et l’immatérialité créent une ambiguïté, elles semblent devenir poreuses, voire hybrides ; les éléments tangibles et intangibles se confondent pour rendre l’expérience spectatorielle à son plein potentiel.

  1. Zumthor, Peter. 2006, «Atmospheres: Architectural Environments: Surrounding Objects» dans Dagmar Reinhardt et Joanne Jakovitch, «Trivet Fields: The Materiality of Interaction in Architectural Space», Leonardo, Vol. 42, No. 3, p. 217.
  2. Manzini, Enzio. 1989, La Matière de l’invention. Paris: Éditions du Centre Georges Pompidou, p. 52 cité dans Mèredieu, Florence de. 2008, L’Histoire matérielle et immatérielle de l’art. Paris: Éditions Larousse, p. 483.
  3. Mèredieu, Florence de. 2008, L’Histoire matérielle et immatérielle de l’art. Paris: Éditions Larousse, p. 548.
  4. Ibid., p. 542.
  5. Souriau explique que l’œuvre matérielle peut « chercher à donner une impression d’immatérialité […] ». Souriau, Étienne. 1990, Vocabulaire d’esthétique. Paris: Presses Université de France, p. 910.
  6. Bergson, Henri. 1929, L’Évolution créatrice. Paris: Éditions Alcan, p. 334.

L’épreuve des choses

«Ce que quelqu’un d’autre a jugé bon de jeter, il te faut l’examiner, le disséquer et le ramener à la vie. Un bout de ficelle, une capsule de bouteille, une planchette intacte tirée d’un cageot défoncé – rien de cela ne saurait être négligé.»
– Paul Auster, Le voyage d’Anna Blume
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Chasser les objets: voilà la tâche qui attend le personnage Anna Blume lorsqu’elle franchit le seuil du pays des choses dernières.2 Les objets occupent une place centrale dans le monde en train de finir, dépeint par Paul Auster, car ils y sont si rares et par conséquent si précieux que cela devient hasardeux de jeter quoi que ce soit. La récupération devient un mode de vie et bien qu’Anna Blume pourrait choisir de conserver les objets et fragments qu’elle déniche, elle les vend plutôt aux agents de Résurrection de la ville qui les transforment en de nouvelles marchandises et les retournent sur le marché. S’il existe toutes sortes de choses et toutes sortes de motifs pour rassembler des objets, si leur collecte est parfois accomplie dans un instinct de survie ou si alors elle devient une forme d’expression, elle indique, dans tous les cas, un état de parfaite disponibilité au monde tout comme elle raconte un certain rapport avec celui-ci.

crédit photo: Ivan Binet

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Avec le projet Le poids des objets qu’elle a entamé (amorcé) en 2009, Raphaëlle de Groot s’est donnée pour mission de recueillir les objets dont les gens ne veulent plus et qui sont relayés dans les fonds de tiroirs et les dessous d’armoires à défaut d’être élagués. Des objets qui sortent donc de l’espace privé pour entrer dans l’univers de l’artiste qui a choisi d’en faire collection et qui les fait depuis ressurgir dans son travail. Loin d’être une activité passive, la collection devient chez Raphaëlle de Groot un véritable acte performatif. Car c’est dans et par sa pratique artistique qu’elle «recadre» les objets amassés et qu’elle leur offre un nouveau contexte pour exister. La collection devient une entité où les choses peuvent arriver, et se fait le lieu d’actions et d’interactivité, où les idées du passé, du présent, de ce qui est à venir émergent librement au travers d’images et de performances.

Sa collection consiste en un ensemble d’objets tous plus singuliers les uns que les autres, tant de leur provenance que de leur histoire: poignées, d’armoire, jarre à biscuits, théière, panier d’osier, sac de rangement, tourne-disque, téléphone, sabot de bois, fleurs en plastique sont désormais sa propriété. Chacun des spécimens transporte son passé. Elle collectionne en fait ce qu’on lui donne et ne met pas de filtres à sa collecte, car le beau comme l’ordinaire – s’il ne sert plus – trouve le chemin de l’artiste.

crédit photo: Ivan Binet

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Mais chez Raphaëlle de Groot, les choses ne sont pas «dispensées de la corvée d’être utiles» pour reprendre les mots de Walter Benjamin3 chez qui la collection était devenue un véritable paysage fixe qui l’a accompagné lors de ses déplacements.4 Dans un autre dessein que celui poursuivi par le philosophe, l’artiste fait également habiter toutes sortes de lieux et d’espaces à sa collection qu’elle transporte lors de résidences et de voyages. Sa collection est en mouvement permanent et nul lieu ne la contient et ne la retient. Elle la porte littéralement et la prend sur elle, son corps se faisant support et véhicule. Il suffit de regarder la photographie 1273 petites choses inutiles pour en prendre la mesure: le visage de l’artiste disparaît littéralement sous l’amas d’objets ficelés. La collection devient, pour ainsi dire, image. De même que dans la vidéo Porter où de Groot se vêt de ses objets pour circuler dans la nature, s’arrêtant pour manger et se reposer, pour ensuite se remettre en mouvement et poursuivre sa route, toujours aussi chargée. L’artiste continue de se mettre à l’épreuve physiquement avec la matière amassée – qui devient langage – et elle semble cette fois vouloir éprouver la notion même de collection à travers ses errances, dévoilant combien celle-ci devient son extension. On se collectionnerait toujours soi-même affirmait déjà un Jean Baudrillard dans son étude phare.5 Le collectionneur serait ainsi sa propre collection et changerait avec elle. Mais la version qu’en propose Raphaëlle de Groot montre plutôt comment la collection s’adapte à même sa pratique et se moule à ses déambulations de par le monde. Notamment lorsqu’elle utilise les systèmes de sécurité en vigueur lors de ses déplacements en enregistrant dans un aéroport une valise contenant 70 objets sans utilité apparente, pour ensuite les faire emballer de cellophane lors de son retour. C’est ce qu’elle a déposé au centre de la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE à l’hiver 2011, le ballot d’objets présenté pour preuve avec son étiquette YUL intact.

crédit photo: Ivan Binet

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L’artiste dirige ainsi l’attention sur le complexe réseau de transactions dont elle entoure sa collection. Une nouvelle étape dans son investigation a cependant pris forme lors de sa résidence: celles de la recherche et de l’indexation. Une liste accrochée au mur rend compte de l’exercice de comparaison qu’elle a débuté avec la collection du Musée de la civilisation. Elle y trace un parallèle entre les objets qui lui ont été légués – et dont elle a désormais la charge – avec ceux qui ont été rangés dans les réserves institutionnelles et qui attestent du «vécu des jours» de la nation québécoise. Elle s’active désormais à créer des rapprochements en décelant les ressemblances et en identifiant des dénominateurs communs. Une légende au bas de la liste traduit sa pensée par le biais de surlignages colorés et révèle nombre de correspondances. L’intérêt de chacun de ses objets s’y communique à travers leur association, comme si l’artiste s’efforçait de nous les révéler autrement. Elle souligne désormais l’unicité de chacun de ses «spécimens» et retourne vers leur particularité pour en étudier les détails. Car les objets qu’elle conserve «codent» une expérience humaine et elle est maintenant dépositaire de cette part d’inénarrable qui s’y est logé. L’espace de la réserve est maintenant son nouvel espace de travail.

Ainsi, l’œuvre-collection de Raphaëlle de Groot n’utilise ni vitrines ni présentoirs pour se déployer. Sa présentation est plutôt réitérée à chacune de ses occurrences, s’agissant tout autant de photographies, de performances, de vidéo, de listes, de ballots et de cartes à collectionner. Par sa recherche, elle partage le même fardeau que celle de toute institution muséale: celle de la possibilité d’une saisie du réel par la conservation. Aucune charge ne semble trop lourde pour l’artiste qui, sans relâche, compose avec la prolifération des choses et devient à l’instar d’Anna Blume, une chiffonnière du récupérable et des restes.

  1. Auster, Paul. 1989, Le voyage d’Anna Blume. Arles: Éditions Actes Sud, p.54.
  2. L’expression, relevée par le commentateur Claude Grimal, réfère au titre anglais du livre de Paul Auster et en serait la traduction littérale. Op. cit. p. 257.
  3. Benjamin, Walter. « Paris, capitale du XIXe siècle ». 2000, dans Œuvres III. Paris: Éditions Folio, p. 57.
  4. Voir à ce propos la préface de Jennifer Allen à l’essai Je déballe ma bibliothèque paru en 2000 aux éditions Payot & Rivages, p. 7-31. L’auteure y raconte les années d’exil de Walter Benjamin lorsque celui-ci est obligé de quitter définitivement l’Allemagne en 1933 en raison du régime nazi. Elle y relate combien difficile fut pour lui la décision de laisser derrière lui une partie de sa collection de livres que ses amis tâcheront de sauver de la destruction.
  5. Baudrillard, Jean. 1968, Le système des objets. Paris: Éditions Gallimard, 288 p.

Questions de climat

Les lieux, les choses et les êtres ne sont-ils que ce que l’on en pense? Comment se mettre dans la peau de l’Autre? L’artiste Luis Armando García est préoccupé par les images aussi réductrices qu’antithétiques que le tourisme et la criminalité ont forgées du Mexique. Avec Viento del Norte, il veut présenter une autre réalité, éloignée de ces stéréotypes et liée à l’écologie de sa région natale. Mais il n’est pas facile de faire abstraction de la violence lorsque celle-ci pèse sur les faits et gestes du quotidien. Cette violence empoisonne le climat, elle sourd dans le vent du nord. Irrépressiblement, dramatiquement, Viento del Norte se métamorphosera au fil des jours en Linea de Fuego.

crédit photo: Ivan Binet

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La longue résidence de García à LA CHAMBRE BLANCHE lui aura donc permis de ressentir de diverses manières son identité sociale, professionnelle et personnelle, de comprendre autrement les lieux d’où les gens parlent, de réfléchir sur les faits et les êtres dont les gens parlent et comment ils en parlent. Questionnement sur les identités, les apparences et la communication, l’imposant travail réalisé durant son séjour exprime parfaitement que les lieux, les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.

Viento del Norte est une installation poétique et méditative qui repose sur des correspondances climatiques entre la rigueur du désert mexicain de Zacatecas et celle de l’hiver québécois: autant la sécheresse que le froid influencent le comportement sociétal et l’humeur des gens. De plus, malgré les différences environnementales et les modes d’adaptation relatifs å la géographie, il y a dans les deux cas une tension, une anticipation et une façon particulière de nommer les phénomènes météorologiques comme la pluie ou la neige. Une métaphore se développe autour de cette observation: la possibilité d’éprouver de l’empathie pour l’Autre à partir de ses propres expériences. Elle se traduit avec sensibilité et efficacité, dans Viento del Norte, par la juxtaposition de contrastes effectués à l’aide de formes pourtant similaires. Certains visiteurs s’étonneront: comment un Mexicain venu du désert, ignorant la neige, peut-il exprimer aussi justement la nature de la réalité nordique? Et de surcroît avec des objets inspirés ou modelés d’après les dispositifs qu’on utilise dans la zone aride pour recueillir l’eau de pluie?

crédit photo: Ivan Binet

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Voilà le propos. Au-delà des préjugés qui classent les interlocuteurs et dissolvent la communication en affirmant les dissemblances entre les personnes et les choses, García fouille ce qui les rassemble. Il repère les similitudes et à partir de celles-ci, il extrapole et construit des ponts qui traversent les apparences et les différences. Cette stratégie, plus que banale en art, joue ici un rôle précis. Elle endosse le discours de l’artiste concernant la circulation et la perception des identités puisque ce sont les mêmes objets qu’il reprend et remet en scène au cours de son périple de création. Les filtres de pierre qui servent à purifier l’eau trop rare dans le désert ont antérieurement fait partie d’une exposition collective en 2002 dans la ville de Zacatecas. Parvenus au Québec, ils se reproduisent et se moulent littéralement sur le contexte local. D’une blancheur crayeuse, en forme d’ogives, ce sont des réceptacles pour l’eau, soit å l’état liquide ou solide, soit vapeur ou suintement glacial, les uns et les autres parfaitement et également évocateurs de la canicule ou de la froidure. Ainsi, cela ou celui qui voyage se transforme. Il pénètre par «approximation», à partir de sa propre expérience et de sa nature, l’univers de l’Autre. Puisque l’on connaît le chaud et le froid, on peut imaginer le torride et le polaire. Par contre, pour qui supporte difficilement l’un ou l’autre, imaginer le vivre au quotidien est plus ardu. Et pour qui n’a jamais expérimenté le gel, il est difficile de concevoir que sa brûlure soit aussi douloureuse que celle du feu.

Il en va de même pour la violence. Pour qui ne l’a point réellement expérimentée, il est difficile d’en anticiper les effets sur soi, et l’imaginer comme une réalité quotidienne est horrible pour qui a subi une fois un événement traumatisant. Quand la réalité de l’Autre est trop éloignée de la sienne, il y a alors des obstacles à l’empathie, à l’«approximation». Elle fait place à la fascination, à l’indifférence ou au mépris.

crédit photo: Ivan Binet

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En tant que citoyen mexicain et représentant de son pays, Luis Armando García se situe au point de convergence de ces attitudes qu’il dit souvent percevoir chez les étrangers et qui oscillent entre l’exotisme convenu, le déni de responsabilité (face aux catastrophes humanitaires ou à la détresse de l’Autre) ou le jugement moral. Les jeunes, selon lui, semblent plus ouverts et touchés par le côté politique de son oeuvre, peut-être parce que se cherchant eux-mêmes, ils sont plus disponibles à d’autres réalités. Un tel ressenti face aux perceptions des regardeurs est notable chez cet artiste qui semble toujours inquiété par le regard et le jugement de l’Autre. Il souligne plus d’une fois son plaisir de déambuler dans les rues de Québec sans la crainte d’être agressé, allégé du «poids» de cette tension perpétuelle, palpable presque partout dit-il, au Mexique. «Promenez-vous dans la ville pour savourer cette sensation inhabituelle,» a-t-il conseillé à des performeurs mexicains venus en tournée, et qui lui demandaient des suggestions de sorties. Il insiste: le peuple mexicain n’est pas violent, pas davantage que le peuple québécois. La violence au Mexique, explique-t-il, s’est installée insidieusement au fil des ans sous la forme de délits plus ou moins graves liés à la corruption. Devant l’expansion de la criminalité maintenant ouvertement opérante, jusque dans sa ville, que faire? Demeurer barricadé chez soi, devenir prisonnier de sa propre peur n’est pas une solution. À trop se protéger, on perd la conviction qu’il est possible d’intervenir. Ainsi, prendre position et agir est devenu une nécessité chez García. Un choix qu’il assume dans sa vie personnelle et professionnelle.

C’est pourquoi l’atmosphère lourde et menaçante de Linea de Fuego a succédé à la fraîcheur blanche de Viento del Norte. Si le concept de la première installation était clair avant sa réalisation au Québec, celui de la seconde, quoique mal défini, s’y lovait déjà. Il trouvait son origine dans la dégradation de la situation actuelle au Mexique et le deuil récent d’un ami assassiné. Après quelques semaines de résidence et la finalisation de Viento del Norte, il a fallu brasser la cage, dire impérieusement que la réalité est autre chose que ce que l’on voit. Que la vie est davantage que ses apparences. Que la poésie peut être violente et que la violence peut fabriquer de la poésie. Et que cette poésie-là est gorgée de tension.

crédit photo: Ivan Binet

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En fait, dans la nouvelle mise en scène, c’est moins la violence à l’œuvre qui est saisie que ses conséquences, que la tension d’être prit au piège ou celle d’une impuissance face à l’inconnu. Plusieurs dispositifs, cohérents dans leur inquiétante étrangeté, contribuent à créer un no man’s land où il semble que tout pourrait nous arriver, et pas le meilleur. Un sinistre arrimage de chaînes occupe dès l’entrée le champ visuel, à la fois suspendu au plafond et arrimé au sol, mobile sonore qu’un engin fait imperceptiblement bouger. À travers ses tentacules de fer, on distingue sur le mur une toile de fils électriques entrelacés dont les extrémités sont munies d’ampoules allumées, telles les synapses d’un système nerveux. Des projectiles pendent devant, dans le vide, comme des fils à plomb sondant d’obscures zones de l’être humain. Un bruit lugubre nous parvient et nous fait frissonner: l’eau d’un puits bouillonne et, sur sa surface, la projection d’une vidéo d’archive relate le témoignage d’un otage qui sera bientôt assassiné. On aura compris, sans besoin de les décrire tous, ce que les divers éléments de l’ensemble peuvent suggérer ou démontrer.

Outre cela, retenons plutôt que ce qui frappe ici, pour qui aurait vu Viento del Norte, c’est la récupération de tous les éléments de cette installation. L’artiste l’ayant disloquée, démembrée dirions-nous, il en a kidnappé les parties/témoins qu’il a torturées et disposées tout autrement pour leur faire dire autre chose. Certaines pièces portent sous forme de tableaux exposés les traces de l’événement précédent: taches loquaces de rouille, de plâtre, qui ne sont pas sans évoquer le sang, à l’instar des spectaculaires ogives suspendues qui laissent dégouliner une eau rouillée le long de leurs flancs immaculés.

Et enfin, ce qui étonne, on observe que les fragments des petites dalles de béton fracturées sont maintenus ensemble par une ficelle de crin. Dérisoire entreprise pour lutter contre le chaos environnant. Mais il faut bien intervenir, agir, rassembler les éclats de ce qui est brisé. Le geste n’est pas naïf. Il ne prétend pas réparer. C’est un témoignage. Il s’agit de prendre position et, devant l’incontournable différence de l’Autre, de ne pas succomber à la fascination cynique, à l’indifférence confortable ou à la condamnation morale. Cela parce que les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.