Archives de l’auteur : Coline Ellouz

À flow continu

«Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau.»1

Entrer et suivre. Choisir un point d’ancrage savoir qu’on le perdra. Circuler, d’un mur à l’autre, suivre une ligne intermittente, entre courbes et rectitude. Le mouvement pourrait prendre les dimensions d’une vie; si le déséquilibre ne nous freinait pas à un endroit.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Cette installation de Robbin Deyo se donne d’abord en surface. Sur les murs de LA CHAMBRE BLANCHE se déploient comme un pavillon, dirait Michaux ces ondes régulières, l’une après l’autre, l’une sur l’autre. D’intensité variable, elles se déroulent le long des murs, pour former une vertigineuse circulation qui ne se brise qu’aux endroits où l’architecture «faillit»; porte/fenêtre/respiration.2

Mais la ligne file, à l’œil de reconstruire ces espaces laissés libres, à lui de tendre ses fils pour rejoindre l’autre bord. Au centre de l’espace, une colonne. Selon une division de l’espace similaire aux murs qui l’entourent, elle est striée, sur ses bords est et ouest, de bandes droites, et d’ondulation sur les tranchants nord et sud.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Et l’œil commence à voir, au-delà de la surface, ou plus exactement au-dedans d’elle. La perte s’opère, qui nous fait oublier le référent; au gré des détails architecturaux, ces lignes apparemment peintes (et de fait, c’est au pinceau que Robbin a patiemment élaboré ce système à double entrée), se déclinent dans leur profondeur, comme s’il s’agissait moins d’un recouvrement des murs que d’un découvrement de leur structure interne. Comme si lors de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, Robbin Deyo n’avait pas peint, mais creusé cet édifice dont on découvre la structure, pour mettre à jour les strates qui affleurent maintenant sur les surfaces nues.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Dans le relief des fenêtres, creuset de lumière. Creuset dans la matière aussi; une dimension de plus se révèle: dans les percées horizontales, le motif des lignes est rompu, pour laisser s’étirer de longs aplats rouges. Une fenêtre aux dimensions de falaise, aplat de surface à vivre comme un affleurement. Entrée dans la strate.

Si in situ signifie s’insérer dans un donné, un bâti et son histoire, alors cette création renverse les termes de l’équation, en se saisissant de l’architecture pour y trouver corps.

Dans l’œuvre qu’elle présente à LA CHAMBRE BLANCHE, Robbin Deyo se risque à des échelles jusqu’alors peu explorées. Il y avait eu déjà, lors d’une exposition précédente (Plein Sud, Longueuil, novembre 2008), un débordement, une esquisse, quelques tracés. Comme si les œuvres ne se contenaient plus dans leurs supports distincts, cadres, moules, et que l’une d’elles avait glissé presque imperceptiblement sur le mur. Contrainte de taille pourtant, qui nécessitait torsion des corps et des instruments, dans la réalisation du moins: les instruments se sont multipliés, déployés, le spirographe s’est donné des dimensions que l’on ne chercherait plus à glisser dans la boîte colorée de l’enfance. Le jeu si ordonné, si sage dans l’application des règles de la symétrie devient dans les mains de Robbin Deyo, l’instrument d’une propulsion fascinante par ses déséquilibres.

Propulsion, pulsion, tout à la fois dans l’élan soudain et la régularité du mouvement qui parlerait du coeur émotif; l’autre biologique, répétée et ordinairement régulière, pulsion/pulsation.

Ordinairement régulière. Ces ondulations, dont les courbes prennent de l’ampleur dans leur mouvement ascendant, s’affinent lorsqu’elles plongent pour se gonfler encore dans la pente suivante, et ainsi de suite. De là la possible prolongation par l’imaginaire. De là aussi la possible dérégulation. Une règle contient toujours ses exceptions, et il n’est pas dit que les fleuves paisibles en apparence ne débordent pas. Un évènement pourrait arriver qui…

Ce n’est pas le récit de l’enfance que nous conte la réinvention du spirographe, et l’histoire d’une vie n’a pas lieu entre ces lignes.

C’est là peut-être le fil le plus fort qui lie le travail de Robbin Deyo au Op art, cet art des années 60 né de la volonté de retranscrire, plus que des paysages, les forces dynamiques qui le structurent, «libérées, comme l’écrira Bridget Riley, figure de proue du mouvement, de tout rôle descriptif ou fonctionnel.» Les formes et les couleurs y sont traitées comme identités ultimes du champ visuel, où la peinture retranscrirait alors une forme épurée du regard dans laquelle la facture de l’artiste ne prend pas acte. Œuvres sans signature, œuvres-paysages pour reprendre l’expression de Deleuze, à entendre comme la collecte de traits structurants dont l’artiste ne serait que le médium/vecteur.3

Circulez d’une ligne à la vague qui la poursuit; mais il est possible que les yeux s’y perdent. C’est de cela qu’il est question aussi. À mises au point successives, de la ligne à l’ensemble dans lequel elle s’insère, du singulier au commun (et au retour), l’oeil frôle sans cesse le déséquilibre. On retrouve sans cesse dans le travail de Robbin Deyo cette tension du un au tout, de l’unité d’un motif vers le tout qu’il compose partiellement. À cet éclatement des mesures s’ajoute le travail sur la négativité: l’œil qui chercherait un référent clair peut se troubler de ne pouvoir se river à ce qui fait signe.
In ou out, comment trancher pourtant, clairement, entre ce qui relève de l’intérieur, ce qui reste externe.

Cette confusion cependant ne semble pas laisser de doute quant à l’extériorité du monde que l’on pénètre. La frontière pourtant pourrait s’estomper, et le lieu devenir le je… Mais à cet endroit, il nous faut parler du rouge et de ses épaisseurs.

«Le rouge tel qu’on se l’imagine, couleur sans limites, essentiellement chaude, agit intérieurement comme une couleur débordante d’une vie ardente et agitée. Elle n’a cependant pas le caractère dissipé du jaune, qui se répand et se dépense de tous côtés. Malgré toute son énergie et son intensité, le rouge témoigne d’une immense et irrésistible puissance, presque consciente de son but. Dans cette ardeur, dans cette effervescence, transparaît une sorte de maturité mâle, tournée surtout vers soi et pour qui l’extérieur ne compte guère.»4

Les mots que choisit Kandinsky pour rendre la couleur échappent au champ de la géométrie, à celui de la pigmentation; ce n’est pas du lexique pictural qu’il use; il y est question d’énergie, de maturité, d’ardeur et d’agitation. La couleur se fait organe vibrant de la composition, elle est une force motrice.

Et le peintre d’entrer dans une description presque organique des déclinaisons de rouge, de celui-là qui «sonne comme une fanfare où domine le son fort, obstiné, importun de la trompette»5 de cet autre qui «brûle avec régularité»6 fort d’une puissance «sûre d’elle-même qui ne se laisse pas aisément recouvrir»7 de celui-ci qui possède la «véhémence de la passion, l’ampleur des sons moyens, graves du violoncelle»8 pour décrire, comme on le ferait des variations d’un thème, l’impact de la couleur sur les corps.

crédit photo: Guy L'Heureux

crédit photo: Guy L’Heureux

Si j’extrais ces images presque exclusivement sonores du texte de Kandinsky, ce n’est pas tant qu’elles sont l’unique aspect qu’aborde le peintre pour rendre compte du corps des couleurs (bien que la musique occupe une place centrale dans son approche de la couleur); mais c’est qu’à entrer dans l’espace de création de la Chambre (originellement blanche), il est évident qu’il y est question de vibrations. Et que ces vibrations pourraient aussi bien se donner sonorement. Tout corps entre en vibration avec l’espace qu’il traverse; ici, il est impossible d’entrer sans vibrer. Dans les lignes droites qui couvrent les murs orientés est et ouest, comment ne pas voir des portées musicales, où la fugue, plutôt que de s’inscrire entre les lignes, se serait déportée sur les murs nord et sud pour produire ces longues ondulations dans lesquelles l’œil se perd si aisément? Écriture musicale, texture sonore de ces ondes, tantôt sismiques tantôt radiophoniques, selon la manière dont on comprend l’espace dont l’espace nous comprend.

Entrez et suivez, car ce qui entre en résonance est fonction de vous.

  1. Valéry, Paul. 1966, L’idée fixe ou Deux hommes à la mer. Paris: Éditions Gallimard, 178 p.
  2. Michaux, Henri, «Un tout petit cheval». 1935, dans Minotaure, Revue no. 7. Paris, p. 11.
  3. Müller, Heiner. 1987, La bataille et les autres textes. Paris: Éditions de Minuit, 111 p.
  4. Kandinsky, Wassily. 2004, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. Paris: Éditions Denoël, 2004. p. 157-158.
  5. Ibid., p.160.
  6. Ibid.
  7. Ibid.
  8. Ibid.