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Préface 34

Matière à réflexion

La matérialité, dans son essence et son sens, est au centre des préoccupations des trois artistes présentés dans ce bulletin, qui l’utilisent à des fins de symbolisation. Elle apparaît dans les effets de soustraction et de transformation du bois de l’installation de John Cornu, dont le travail à LA CHAMBRE BLANCHE s’est effectué dans la menuiserie avant de prendre forme dans la galerie. Ses œuvres occupaient deux espaces distincts, dans l’un d’eux, une sculpture qui évoquait l’idée contemporaine de la ruine et de la destruction et dans l’autre se trouvait un hommage au sculpteur Pierre Paquin devenu aveugle, avec qui il discute et échange régulièrement. L’auteure Emma-Charlotte Gobry-Laurencin évoque l’œuvre intitulée Je tuerai le pianiste en nous posant cette question, l’oeuvre serait-elle: «une expression du présent, une réponse à la réalité, un document-témoin participant de cette société du spectacle, une structure indicielle propre à notre époque?» La disparition de la matière est aussi perceptible dans le travail de Sarla Voyer, la deuxième artiste en résidence cet automne. Elle a reproduit sa ville natale, Québec, en utilisant des objets de verres cueillis à différents endroits. Les photographies de l’exposition donnent l’impression qu’il n’y a presque pas de matière ou qu’il s’agit d’une matière floue qui se fond au contexte et qui «laisse voir» l’intérieur d’un monde transparent, créant une ambiance d’intimité et de fragilité. Dans son texte portant sur le travail de cette artiste, l’auteure Marie-Hélène Leblanc donne le nom de Maison-mère à cette impression d’élan maternel qui fait partie de la réflexion de l’artiste et de sa quête. Pour clore ce bulletin, on peut voir se dessiner l’univers onirique de l’artiste Stefane Perraud qui travaille sur l’idée de la fragilité humaine. Le texte d’Eli Commins exprime bien l’ambiance dans laquelle nous plonge l’artiste qui tire son inspiration du livre de Didi-Huberman La survivance des lucioles. L’artiste nous invite à l’observation d’un monde nocturne en déployant dans l’espace une sculpture lumineuse représentant une nuée de lucioles, dont les illuminations invoquent pour lui l’ensemble d’un groupe social avec ses espoirs, sa fragilité.

Le doute de la luciole: sur Fireflies

Avec Maia (2009), Stéfane Perraud avait dissimulé le squelette d’un crâne humain sous une explosion lumineuse si forte que le spectateur n’avait d’autre choix que de détourner les yeux et de chercher une méthode alternative pour regarder l’œuvre. Avec Fireflies (2010), la lumière émise par les diodes électroluminescentes (LEDs) est au contraire réglée au plus bas, à la limite de la disparition, à l’image de la lumière froide produite par les lucioles qu’on rencontre dans leur cadre naturel.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les 350 LEDs, suspendus dans des tubes de plexiglas transparents, invitent à se rapprocher pour saisir dans le détail la diffraction de la lumière dans la grille de cylindres, ou peut-être pour trouver le point d’origine d’un éclat dont on ne sait s’il marque le début ou la fin, le ON ou le OFF, l’envol ou la chute, le présent ou le passé. Les lucioles de Stéfane Perraud se présentent à nous dans cette fragilité du sens, qui est aussi fragilité de ce qu’il nous est donné de voir.

Les Fireflies font plus qu’hésiter: elles balancent entre deux mouvements possibles, et ceci alors qu’il s’agit ici d’une forme fixe — à la différence d’une large partie des œuvres les plus récentes du plasticien (Lueurs, Amoebe, série des Simulte, Maia), qui se modifiaient dans le temps.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

De ce point de vue, ces Fireflies se situent dans la continuité de Modifié#03-BI2 (2009), où le tableau Les Glaneuses, de Jean-François Millet, réapparaît à travers le transcodage digital de l’œuvre peinte. Là où Modifié#03-BI2 incite à un mouvement d’éloignement/rapprochement pour retrouver la mémoire du tableau auquel vers lequel il pointe, Fireflies déclenche un déplacement circulaire, seul moyen d’embrasser du regard le volume en trois dimensions de l’essaim et d’en saisir la dynamique dans l’espace.

L’œil en mouvement du spectateur est la pièce manquante indispensable à l’œuvre, car c’est sous ce regard que l’essaim s’anime et échappe à sa propre pétrification: que je me fige devant elles, et les lucioles se laisseront prendre dans leur gangue de plexiglas; que je reprenne mon élan, et elles auront une chance de s’envoler à nouveau. Mon élan, ou plutôt mon désir, car c’est de cela qu’il s’agit. Désir de voir, désir d’imaginer le mouvement naissant dans l’espace où l’objet est exposé, désir de ne pas se laisser happer par le désespoir sans retour des lucioles immobilisées et fossilisées.

La petite incandescence des lucioles, opposée à la grande lumière de la mort figurée par Maia, appelle ainsi deux termes antithétiques: «disparition»1 et «survivance.»2 Au-delà de la métaphore politique convoquée par ces références, au-delà peut-être de questionnements plus personnels de l’artiste, je retiens que Fireflies confirme un trait qui était apparu avec Maia, et qui a à voir avec l’affirmation d’une méthode de travail et d’une position propres au plasticien.

Ainsi, Fireflies, œuvre née lors d’un séjour de Stéfane Perraud à LA CHAMBRE BLANCHE, à Québec, en février-mars 2010, fut d’abord conçue sous la forme d’une série de gouaches blanches sur fond blanc, où apparaissent certains fils directeurs de l’œuvre, comme la forme de l’essaim et la recherche sur le mouvement de rapprochement de celui qui observe. Sur cette page, c’est la phase de conception de l’œuvre qui apparaît ici, et sa gestation formelle, à partir du geste de l’artiste.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En parallèle, le processus de création de l’œuvre est organisé et planifié dans ses moindres détails, en amont de la phase de production à proprement parler. De la sorte, l’œuvre elle-même est réellement fabriquée, ou assemblée, à travers un travail qui repose essentiellement sur la répétition et au cours duquel, selon ses propres termes, l’artiste «ne pense plus et ne décide plus». Il n’a plus qu’à reproduire des mouvements qu’il a lui-même agencés en amont, et qui sont conçus de manière à ce que d’inévitables erreurs de fabrication viennent perturber l’agencement millimétré des LEDs dans les tubes de plexiglas.

Les lucioles sont la force dérisoire de ce qui vient résister, ce qui introduit du trouble et finalement, la perturbation d’une intention d’exactitude quasi industrielle par une sensibilité de l’imperfection et de la fragilité de la main humaine.

  1. Pasolini, Pier Paolo. «L’articolo delle lucciole». 1975, dans Scritti corsari, 2 p.
  2. Didi-Huberman, Georges. 2009, Survivance des lucioles. Paris: Les Éditions de Minuit, 144 p.

La maison-mère est une architecture fragile

Se positionner dans l’espace relève tant de la géographie que de l’histoire. Créer une ville de verre sacrifie l’intimité au profit de la limpidité propre à la transparence. Recréer une ville-mémoire génère une façon de se positionner qui justement est déterminée par le lieu et le passé. Voir au travers de bâtiments implique une localisation qui demeure fragile. Sarla Voyer développe, dans son désir de retracer la ville, une architecture de l’anti-intimité. L’espace privé étant entièrement à la vue de tous, le paysage et l’horizon demeurent visibles malgré l’effort de construction. Cette apparence de vide impose une mise à nu.

La maison-mère; la ville natale

Les objets choisis pour la construction de l’installation sont des objets usuels relatifs au quotidien domestique. Objets personnels, objets de souvenirs, ils participent à la reconstruction de l’identité architecturale de la ville natale. Ces objets de verre contribuent par leur accumulation à tenir à distance tous les étrangers de ce paysage urbain personnel si cher à l’artiste. C’est une ville fantomatique. Comme il est permis de voir autant le dedans que le dehors, il s’avère que cette ville est déserte et que seule son auteure peut s’y sentir réellement chez elle. Architecture de l’infini.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La maison-mère est une construction fragile constituée de multiples pièces de verre, comme autant de souvenirs et de secrets que peut contenir un lieu de retrouvailles. Acte de reconstitution d’une relation intime, retracer une ville est aussi un effort de rapprochement, de compréhension, de dialogue avec cette mère. On perçoit dans les différentes structures de l’installation, les nombreuses possibilités de retour au bercail comme autant de façons de revisiter le souvenir de la figure maternelle.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Au XXe siècle, Walter Benjamin diagnostique l’effet de transparence en lien avec l’absence d’habitat et précise: «l’habitat doit d’abord être compris comme le reflet du séjour dans le sein maternel.»1 À propos des maisons de verre mobiles de Loos et du Corbusier, Benjamin souligne: «Ce n’est pas un hasard si le verre est un matériau dur et lisse sur lequel rien ne peut se fixer. Il est également froid et neutre. Les choses en verre n’ont pas d’auras. Le verre est par excellence l’ennemi du secret, comme il l’est de la possession.»2 Ainsi dans l’installation de Sarla Voyer, on retrouve ce lien entre l’artiste et sa mère, entre l’architecture et le sein maternel. En choisissant le verre comme matériau, elle opte pour une structure qui dévoile son intérieur.

L’assemblage d’objets transparents et réflexifs détermine les lignes – plutôt courbes – des éléments architecturaux et urbanistiques formant cette ville labyrinthique. La mise en espace de l’accumulation des vases, cendriers, carafes et verres, est adaptée au langage urbain. Installés à l’horizontale ou à la verticale, représentant un sentier ou un château, les objets sont détournés de leur fonction pour devenir un matériau de construction choisi pour ses caractéristiques physiques. Bien que fragile, cassant et transparent, le verre utilisé offre une paroi solide, capable de protection. L’artiste nous met face à un paysage urbain immatériel.

Un no mans land cassant

Ville inhabitable que celle proposée par Sarla Voyer, c’est un espace irréel, composé d’éléments réels à forte connotation pratique et affective qui laisse croire à l’impossibilité de reconstruire à l’identique le souvenir et la mémoire. Cet espace empreint de propreté et de pureté n’acquiert une identité que lorsque mis en contact avec un visiteur. Il s’agit d’un lieu sans couleur, sans odeur, sans possible interaction. On ne peut que regarder sans toucher, que constater sans savoir réellement. On a accès à une représentation fictive d’un lieu intime. Comme le mentionne Gaston Bachelard, «Donner son espace poétique à un objet, c’est lui donner plus d’espace qu’il n’en a objectivement, ou pour mieux dire, c’est suivre l’expansion de son espace intime.»3

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ce no mans land est précaire, c’est une zone de tension entre stabilité et effondrement. Malgré qu’on la nomme ville, cet espace est une zone «d’entre-deux»: entre la mère et l’artiste, entre l’intime et le partagé, entre le vide et le trop-plein, entre espace urbain et espace identitaire. C’est un lieu inhabité et inhabitable. Retracer, c’est revenir sur ses pas, c’est redéfinir un lieu en y laissant sa marque, c’est aussi laisser sa trace à nouveau. Sarla Voyer dans son effort de retracer la vile, sa ville natale, pose une frontière aux alentours de ce no mans land pour en protéger le secret, le silence et la transparence.

C’est une ville invisible, perceptible uniquement par quelques contours courbes, qui sous-entend un fracas de souvenirs et de récits. C’est une ville à la fois bruyante et silencieuse; construite à partir d’objets trouvés, elle est tout entière une pièce de collection.

  1. Benjamin, Walter. 1986, Paris, capitale du XIXe siècle: Le livre des passages. Paris: Éditions du Cerf, 972 p.
  2. Heyne, Hilde. «Habiter dans une maison de verre». 2003, dans Exposé n.3, Volume 1. Orélans: Éditions HYX, 280 p.
  3. Bachelard, Gaston. 1957, La poétique de l’espace. Paris: Les Presses universitaires de France, 215 p.

John Cornu

«I’ll never look into your eyes again»
– The Doors, This is the End.

Lauréat du Prix découverte des Amis du Palais de Tokyo en 2010 et récompensé par une exposition dans l’un des modules de cette même institution, John Cornu (né en 1976 en France) semble ne montrer aucune prédilection pour un médium en particulier. Se déclarant «aux aguets de techniques, de formes ou de niches culturelles pouvant être susceptibles d’aboutir à des expériences esthétiques,»1 l’artiste pratique aussi bien le béton armé – comme actuellement au Cneai de Chatou avec Melencolia, que la vidéo, la photographie, la performance, la menuiserie, le néon, ou encore et surtout les créations en contexte. Si sa pratique peut de fait sembler hétérogène, il n’en reste pas moins que ses œuvres empruntent un ensemble de lignes directrices communes, impliquent certaines récurrences telles qu’une relation forte, parfois inextricable, au site de présentation2 (Plan Libre, La fonction oblique, Wash art); un intérêt pour les sujets historiques, politiques et écologiques actuels (Laisse venir, Erratum, Cut up); une prédilection pour les jeux «matériologiques» et les simulacres qui nous amènent à voir au-delà du visible immédiat, troublent notre perception du monde réel (Beauty shots, Sibylline); et, pour les plus récentes, une reformulation de l’idée de romantisme en réinvestissant certains codes de l’art des années 1960-1970 (matériaux, formes, dispositifs de présentation, protocole de production) et certaines utopies modernistes sous l’angle de la fiction, de la ruine et de la destruction (Assis sur l’obstacle, Sonatine (Mélodie mortelle), Macula).

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ce dernier axe était d’ailleurs celui choisi pour sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE à l’automne 2009. Intitulé «Tant que les heures passent, Part II», ce projet était le second temps d’une trilogie, débutée à Lyon dans le cadre de la Biennale d’art contemporain (Attrape-couleurs, France), et close à Bruxelles (Galerie Sébastien Ricou, Belgique).

Durant les cinq semaines de travail qui lui furent offertes à Québec, John Cornu concentra toute son énergie à la réalisation de deux projets sculpturaux: une menuiserie monumentale (Je tuerai la pianiste); et une production conceptuelle dont la réalisation fut déléguée à Pierre Paquin, un ébéniste devenu aveugle suite à une maladie dégénérative (Tirésias paintings). Deux projets de menuiserie très différents donc mais qui procédèrent tous deux d’une esthétique de la disparition et de la cécité.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Si l’exposition lyonnaise («Tant que les heures passent, Part I») comptait déjà un travail de menuiserie érodée (Macula), c’est véritablement à LA CHAMBRE BLANCHE que l’artiste initie sa recherche autour des ruines faussement calcinées, une recherche qui donnera naissance par la suite à la série des Sans titres (verticales) et à des pièces sculpturales telle que Laisse le vent du soir décider.

Je tuerai la pianiste était ainsi une structure aussi autoritaire que fragile qui traversait de part en part l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE. Véritable fiction architecturale à l’échelle du lieu d’exposition, l’œuvre proposait le simulacre d’une cloison murale accidentée, ébauchée à l’aide d’une soixantaine de tasseaux de bois.

Notons que cette esthétique de l’accident, du crash était d’ores et déjà présente à Lyon avec l’installation Corps flottant du nom de ces filaments plus ou moins sombres et définis qui, voltigeant à même le vitré de l’œil, viennent s’interposer entre le sujet et le monde visible. Comme pour travailler contre lui-même, l’artiste s’était attaché à froisser le schéma géométrique régissant certaines de ses compositions en kit telles que Rosanna, Rosanna, Arcélor tubuline ou encore Urbicande – montrée actuellement à la BF15 à Lyon, et dans la baie de Morlaix en Bretagne. Corps flottant était un assemblage de tubes d’aluminium peints, courbés dans les airs. La structure de départ, formellement proche de celles que dessinent les rails de placoplâtre sur les chantiers de construction, semblait avoir été maltraitée, jetée au sein de l’architecture d’accueil jusqu’à ce qu’elle s’encastre dans l’un de ses angles. Bien que violentée, celle-ci ne présentait pourtant aucun autre stigmate apparent que sa distorsion. Elle s’exhibait comme neuve, absolument impeccable a contrario de Je tuerai la pianiste qui paraissait, quant à elle, beaucoup plus endommagée. Comme carbonisée, victime d’un incendie poétique, l’œuvre s’exposait brisée, érodée et noircie.

Chacune des verticales formant cette dernière avait en effet été soigneusement poncée jusqu’à ce que les nœuds du bois fassent obstacle, puis peinte en noir. Entre différence et répétition, l’artiste laissait ainsi, à la matière, le soin de dicter la forme finale des tasseaux. Fluctuante, hésitante, Je tuerai la pianiste était une représentation, un pur simulacre fait de bois sculpté et de peinture. Mélancolique, elle convoquait une narration apocalyptique, une esthétique de la ruine.

Ajourée et explosée, Je tuerai la pianiste proposait un scénario mental ambigu: la fin d’une histoire dont les causes étaient tues. Nous – visiteurs – arrivions après l’accident pour constater les dégâts et la fragilisation de l’ensemble sans connaître le pourquoi de cette déchéance. Nous étions placés face à un résidu, à un débris du monde sans explication aucune. Pourtant cette carcasse incendiée pouvait nous paraître douloureusement familière. Un peu à la manière d’un mémorial ou d’un monument, Je tuerai la pianiste convoquait une mémoire collective. Elle n’était que le fragment d’une histoire plus vaste, plus universelle, un fragment en somme «dynamique» imageant toutes les autres catastrophes, toutes les autres zones dévastées, toutes les autres histoires.

Et si le caractère fragmentaire de cette narration n’était au bout du compte qu’une expression du présent, une réponse à la réalité, un document-témoin participant de cette société du spectacle, une structure indicielle propre à notre époque?

Cette vision sombre et mélancolique d’un monde moderne disloqué est en effet de plus en plus souvent convoquée dans le travail de John Cornu aux côtés des dispositifs de défenses et autres dispositifs paranoïaques. Citons pour exemple des productions telles que Par la meurtrière, Fleurs (tirs de flash ball sur verre armé) ou encore Assis sur l’obstacle présentée en février dernier au Palais de Tokyo. Inspirée de l’expression anglo-saxonne Sitting on the Fence, cette dernière se posait entre «sculpture documentaire» – si l’on considère qu’il s’agissait de hérissons tchèques ou de barrières anti-chars comme celles qui étaient postées sur les plages du débarquement en Normandie -, des Saintes Croix inversées et certaines réalisations de l’art des années 1960-1970. Indécise et ambiguë,3 cette installation synthétisait avec brio une esthétique radicale et sérielle, et une narration plus tourmentée, plus «expressionniste». Un étrange métissage que l’on retrouvait aussi dans la seconde production québécoise de l’artiste qui alliait quant à elle une démarche conceptuelle et une facture minimale à un propos hautement poétique.

Contrairement à celle de Je tuerai la pianiste, la production des Tirésias paintings4 fut entièrement déléguée à un artisan-prestataire. Bien avant sa venue au Québec, John Cornu avait en effet projeté de confier la réalisation d’un objet symbolique à une personne ne possédant pas le référent visuel. Et ce fut par un heureux concours de circonstance que l’artiste tomba, en juillet 2009, en surfant sur internet, sur un reportage montrant Pierre Paquin5, ébéniste non-voyant à l’ouvrage. Ce dernier avait su adapter ses savoir-faire, avant d’être atteint d’une cécité complète, de sorte à pouvoir continuer de mener, de mémoire, son activité professionnelle. Ayant échangé plusieurs emails avec l’ébéniste et exposé ses desseins, John Cornu opta pour la fabrication, par ce dernier, de quatre châssis de peintre, des dispositifs normalement destinés à la mise en vue de la peinture. «J’ai bien réfléchi et j’aimerai que l’on réalise des châssis de toile (la structure en bois qui tend la toile). J’imagine quatre châssis de 100 cm par 81 cm. L’idée consiste à les faire au plus proche des châssis vendus dans le commerce. […] Le mieux serait d’investir dans un modèle standard (auquel cas je vous défraye) et d’essayer de le reproduire avec votre savoir-faire.»6 Présentés à champ ou accrochés au mur, les quatre encadrements en bois brut furent ensuite montrés, mis en vue, pour eux-mêmes, dénudés de leur habituelle toile.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En écho et pour retracer cette aventure humaine et poétique, les Tirésias paintings s’accompagnaient dans l’exposition bruxelloise («Tant que les heures passent, Part III») d’une petite publication mise en libre-service, relatant l’ensemble des correspondances échangées entre l’artiste et l’ébéniste – des correspondances qui par ailleurs semblent se poursuivre…

Quant à la grande barricade, celle-ci avait été une ultime fois vandalisée. Démantelée et pillée, il ne subsistait de cette dernière qu’une quinzaine de tasseaux déposés contre l’un des murs de la Galerie Sébastien Ricou, à intervalles réguliers, comme si ils formaient un seul et même plan (Sans titre (verticales)).

  1. Ardenne, Paul, Daria de Beauvais, John Cornu et Christian Alandete, «Principe d’incertitude/Uncertainty Principle». 2011, dans John Cornu, Arles: Éditions Analogues, p. 80.
  2. John Cornu est diplômé d’une Thèse de doctorat en Arts et sciences de l’art à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne intitulée «Art contextuel et création».
  3. «On est dans ce que Wittgenstein qualifie de «voir ainsi», c’est-à-dire le fait qu’un même signifiant est potentiellement l’objet d’une pluralité de signifiés» dixit l’artiste dans Ardenne, Paul, Daria de Beauvais, John Cornu et Christian Alandete, «Principe d’incertitude/Uncertainty Principle». 2011, dans John Cornu, Arles: Éditions Analogues, p. 81.
  4. Le titre de l’œuvre est emprunté au héros éponyme de la mythologie grecque, qui en perdant la vue obtient le don de divination, soit la capacité de « voir » au-delà du visible.
  5. Site internet de Pierre Paquin [en ligne]: www.ebenisterieleschutes.com (page consultée le 2 novembre 2009).
  6. Extraits des correspondances emails échangées entre l’artiste et l’ébéniste.