Archives mensuelles : mars 2011

L’épreuve des choses

«Ce que quelqu’un d’autre a jugé bon de jeter, il te faut l’examiner, le disséquer et le ramener à la vie. Un bout de ficelle, une capsule de bouteille, une planchette intacte tirée d’un cageot défoncé – rien de cela ne saurait être négligé.»
– Paul Auster, Le voyage d’Anna Blume
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Chasser les objets: voilà la tâche qui attend le personnage Anna Blume lorsqu’elle franchit le seuil du pays des choses dernières.2 Les objets occupent une place centrale dans le monde en train de finir, dépeint par Paul Auster, car ils y sont si rares et par conséquent si précieux que cela devient hasardeux de jeter quoi que ce soit. La récupération devient un mode de vie et bien qu’Anna Blume pourrait choisir de conserver les objets et fragments qu’elle déniche, elle les vend plutôt aux agents de Résurrection de la ville qui les transforment en de nouvelles marchandises et les retournent sur le marché. S’il existe toutes sortes de choses et toutes sortes de motifs pour rassembler des objets, si leur collecte est parfois accomplie dans un instinct de survie ou si alors elle devient une forme d’expression, elle indique, dans tous les cas, un état de parfaite disponibilité au monde tout comme elle raconte un certain rapport avec celui-ci.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Avec le projet Le poids des objets qu’elle a entamé (amorcé) en 2009, Raphaëlle de Groot s’est donnée pour mission de recueillir les objets dont les gens ne veulent plus et qui sont relayés dans les fonds de tiroirs et les dessous d’armoires à défaut d’être élagués. Des objets qui sortent donc de l’espace privé pour entrer dans l’univers de l’artiste qui a choisi d’en faire collection et qui les fait depuis ressurgir dans son travail. Loin d’être une activité passive, la collection devient chez Raphaëlle de Groot un véritable acte performatif. Car c’est dans et par sa pratique artistique qu’elle «recadre» les objets amassés et qu’elle leur offre un nouveau contexte pour exister. La collection devient une entité où les choses peuvent arriver, et se fait le lieu d’actions et d’interactivité, où les idées du passé, du présent, de ce qui est à venir émergent librement au travers d’images et de performances.

Sa collection consiste en un ensemble d’objets tous plus singuliers les uns que les autres, tant de leur provenance que de leur histoire: poignées, d’armoire, jarre à biscuits, théière, panier d’osier, sac de rangement, tourne-disque, téléphone, sabot de bois, fleurs en plastique sont désormais sa propriété. Chacun des spécimens transporte son passé. Elle collectionne en fait ce qu’on lui donne et ne met pas de filtres à sa collecte, car le beau comme l’ordinaire – s’il ne sert plus – trouve le chemin de l’artiste.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Mais chez Raphaëlle de Groot, les choses ne sont pas «dispensées de la corvée d’être utiles» pour reprendre les mots de Walter Benjamin3 chez qui la collection était devenue un véritable paysage fixe qui l’a accompagné lors de ses déplacements.4 Dans un autre dessein que celui poursuivi par le philosophe, l’artiste fait également habiter toutes sortes de lieux et d’espaces à sa collection qu’elle transporte lors de résidences et de voyages. Sa collection est en mouvement permanent et nul lieu ne la contient et ne la retient. Elle la porte littéralement et la prend sur elle, son corps se faisant support et véhicule. Il suffit de regarder la photographie 1273 petites choses inutiles pour en prendre la mesure: le visage de l’artiste disparaît littéralement sous l’amas d’objets ficelés. La collection devient, pour ainsi dire, image. De même que dans la vidéo Porter où de Groot se vêt de ses objets pour circuler dans la nature, s’arrêtant pour manger et se reposer, pour ensuite se remettre en mouvement et poursuivre sa route, toujours aussi chargée. L’artiste continue de se mettre à l’épreuve physiquement avec la matière amassée – qui devient langage – et elle semble cette fois vouloir éprouver la notion même de collection à travers ses errances, dévoilant combien celle-ci devient son extension. On se collectionnerait toujours soi-même affirmait déjà un Jean Baudrillard dans son étude phare.5 Le collectionneur serait ainsi sa propre collection et changerait avec elle. Mais la version qu’en propose Raphaëlle de Groot montre plutôt comment la collection s’adapte à même sa pratique et se moule à ses déambulations de par le monde. Notamment lorsqu’elle utilise les systèmes de sécurité en vigueur lors de ses déplacements en enregistrant dans un aéroport une valise contenant 70 objets sans utilité apparente, pour ensuite les faire emballer de cellophane lors de son retour. C’est ce qu’elle a déposé au centre de la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE à l’hiver 2011, le ballot d’objets présenté pour preuve avec son étiquette YUL intact.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

L’artiste dirige ainsi l’attention sur le complexe réseau de transactions dont elle entoure sa collection. Une nouvelle étape dans son investigation a cependant pris forme lors de sa résidence: celles de la recherche et de l’indexation. Une liste accrochée au mur rend compte de l’exercice de comparaison qu’elle a débuté avec la collection du Musée de la civilisation. Elle y trace un parallèle entre les objets qui lui ont été légués – et dont elle a désormais la charge – avec ceux qui ont été rangés dans les réserves institutionnelles et qui attestent du «vécu des jours» de la nation québécoise. Elle s’active désormais à créer des rapprochements en décelant les ressemblances et en identifiant des dénominateurs communs. Une légende au bas de la liste traduit sa pensée par le biais de surlignages colorés et révèle nombre de correspondances. L’intérêt de chacun de ses objets s’y communique à travers leur association, comme si l’artiste s’efforçait de nous les révéler autrement. Elle souligne désormais l’unicité de chacun de ses «spécimens» et retourne vers leur particularité pour en étudier les détails. Car les objets qu’elle conserve «codent» une expérience humaine et elle est maintenant dépositaire de cette part d’inénarrable qui s’y est logé. L’espace de la réserve est maintenant son nouvel espace de travail.

Ainsi, l’œuvre-collection de Raphaëlle de Groot n’utilise ni vitrines ni présentoirs pour se déployer. Sa présentation est plutôt réitérée à chacune de ses occurrences, s’agissant tout autant de photographies, de performances, de vidéo, de listes, de ballots et de cartes à collectionner. Par sa recherche, elle partage le même fardeau que celle de toute institution muséale: celle de la possibilité d’une saisie du réel par la conservation. Aucune charge ne semble trop lourde pour l’artiste qui, sans relâche, compose avec la prolifération des choses et devient à l’instar d’Anna Blume, une chiffonnière du récupérable et des restes.

  1. Auster, Paul. 1989, Le voyage d’Anna Blume. Arles: Éditions Actes Sud, p.54.
  2. L’expression, relevée par le commentateur Claude Grimal, réfère au titre anglais du livre de Paul Auster et en serait la traduction littérale. Op. cit. p. 257.
  3. Benjamin, Walter. « Paris, capitale du XIXe siècle ». 2000, dans Œuvres III. Paris: Éditions Folio, p. 57.
  4. Voir à ce propos la préface de Jennifer Allen à l’essai Je déballe ma bibliothèque paru en 2000 aux éditions Payot & Rivages, p. 7-31. L’auteure y raconte les années d’exil de Walter Benjamin lorsque celui-ci est obligé de quitter définitivement l’Allemagne en 1933 en raison du régime nazi. Elle y relate combien difficile fut pour lui la décision de laisser derrière lui une partie de sa collection de livres que ses amis tâcheront de sauver de la destruction.
  5. Baudrillard, Jean. 1968, Le système des objets. Paris: Éditions Gallimard, 288 p.