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Au-delà de l’interprétation et du jugement, écrire le voyage de l’art

Il existe plusieurs façons de danser la danse qu’est l’invitation à écrire sur l’art. Dans ce texte, qui s’articule autour de l’œuvre de l’artiste australien James Geurts présentée à LA CHAMBRE BLANCHE, je n’ai pas choisi de danser sur le rythme des juges ou des comptables. En l’occurrence, je ne cherche pas à interpréter ou rendre compte des activités spécifiques entreprises au cours de cette résidence.1 Je n’ai pas non plus l’intention d’évaluer ou de juger sa pratique en général, pour le pire ou le meilleur, pas plus que ses préoccupations, ses méthodes de recherche, sa maitrise des matériaux choisis ou sa vision artistique globale. Je préfère plutôt profiter de l’occasion pour raconter quelques histoires. Au cas où on pourrait croire que je pars à la dérive, je veux rassurer le lecteur que ces histoires sont intimement liées au travail de l’artiste, puisque les voyages dont il est question dans ces exemples de mon expérience avec Geurts, voyages qui sont toujours des mélanges de vagues souvenirs, de rencontre lucide et de rêverie, s’inspirent de son propre cheminement. Ils sont à l’image de ce que nous transmet Geurts par l’esthétique et l’atmosphère de son travail ainsi que par les histoires qu’il inscrit lui-même sur la carte géographique.

Au fil de cette écriture sur l’art, je propose d’utiliser l’espace particulier qu’offrent la recherche artistique et l’exposition des œuvres comme espace de réflexion, comme façon de penser. Dans ce contexte, l’écriture devient une extension de cet espace artistique, partant de l’œuvre bien sûr, mais surtout évoluant vers le but ultime qui est la production et l’utilisation d’autres espaces de création et de critique; espaces de notre imaginaire, espaces de la ville ou encore de l’au-delà indéfinissable. Ceci est à mes yeux le but le plus noble de l’art: une offre qui conduit à l’action plus concertée; une intimité née de la présence du public.

Ainsi donc…

Il était une fois une femme, assise à son bureau dans le grenier, au troisième étage d’une maison mitoyenne, sur une petite île, pas tellement loin d’ici de l’autre côté d’un océan nommé Atlantique ce nom, soit dit en passant, est le vestige d’une civilisation mystérieuse, construite sous l’eau et maintenant disparue: l’Atlantide. Comme à l’habitude, cette femme travaille tard la nuit. Sous la lumière moderne d’une lampe d’architecte, elle se penche, absorbée par les pages des revues qu’elle reçoit d’un peu partout à travers le monde. Ces revues qui captent son intérêt traitent du travail des hommes et des femmes engagés dans la pratique rituelle et ancienne de faire de l’art (il faut noter que notre travailleuse nocturne s’implique dans ce même rituel). Mais ce soir, elle ne fait pas son travail d’artiste, ce soir sa tâche consiste plutôt à assimiler le contenu de ses lectures pour pondre des synthèses de cette myriade d’histoires. Ces synthèses viendront s’ajouter à une encyclopédie de l’art, produite par une compagnie qui œuvre dans l’achat et la vente de la connaissance. De temps à autre, à travers l’encre noire et l’abondance de papier glacé, un élément ressort qui captive la femme au-delà du reste. Elle laisse alors de côté la minutie de son travail et se penche sur la nouvelle avec toute l’acuité de sa curiosité naturelle. C’est ce qui se passe ce soir lorsqu’elle tombe sur quelque chose qui allume sa curiosité. C’est l’histoire d’un homme, lit-elle avidement, qui s’est donné pour mission de faire le tour de l’Équateur, transportant partout avec lui un dispositif sculptural; totem de son art. Il arpente l’imaginaire latitude «0», en photographiant dûment sa sculpture faite d’angles droits à chaque point cardinal. De ces quatre images, il composera un mandala, un poème optique sur la psycho-géométrie. La femme lit cette histoire, présentée sous forme de journal intime d’un voyage intitulé: 90 Degrees Equatorial Project, par James Geurts.2

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le récit est une fonction primordiale de l’art. L’art puise sa force dans le pouvoir qu’il nous offre de promulguer notre histoire, le façonnement de notre vie. En les racontant, nous conférons du sens à nos expériences. Nous trouvons un sens à l’état primordial de l’existence, que Sigmund Freud, après Homère, a nommé «l’océanique». La science, y compris la psychanalyse, représentent également un moyen épique de raconter les histoires. Tout comme l’art, la science se replie sur le mythe, du mot grec mythos, qui signifie: ce qui implique la représentation; par les mots, les images ou toute démonstration de la conscience symbolique. Ces types de représentations s’allient à l’action et constituent une forme d’engagement qui est propre à l’humain-animal; cet engagement que l’on nomme rituel. Ludwig Wittgenstein nous rappelle que cet engagement démontre que nous ne sommes pas dans le monde, mais plutôt que nous en faisons partie.3 Le rituel est ce lien intime de l’humain-animal avec le monde. Geurts célèbre maints rituels à travers lesquels il raconte de nombreuses histoires qui parlent de l’eau et du voyage. Des histoires qui explorent sous toutes leurs coutures les lignes et les sillons du paysage humain, des cours et des plans d’eau; la fluidité de la représentation. Il immisce ses récits dans des dispositifs éphémères de lumière et de formes tridimensionnelles. À ces dispositifs s’ajoutent des traces moins éphémères inscrites sur des surfaces faites de main d’homme, notamment des dessins et des estampes photographiques. La fluidité ou encore la mutabilité sont ses leitmotivs.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En ce qui a trait au travail de Geurts, nous arrivons à la question du rapport entre la figuration et l’abstraction. Ce sont des catégories qui comme la poésie et la philosophie possèdent leurs limites. Mais il faut bien un jour quitter la maison par un moyen ou un autre, que cela soit par la porte ou bien par un puits de lumière. Les choses existent par leurs phénomènes opposés, en réalité, les extrêmes se rejoignent, et en certaines circonstances, la catégorisation (la figuration et l’abstraction) cède le pas à un tout plus important; généralement la dynamique de la nature et plus particulièrement la pratique de Geurts. Afin de comprendre le pourquoi de ce phénomène, étudions l’énoncé de Friedrich Nietzsche sur la façon par laquelle les expériences intenses d’une vie se fondent l’une dans l’autre et se prolongent dans un espace fondamental et transhistorique. Ce lieu apparaît comme une manifestation de volonté, de la force de vie même.4

Ainsi dans l’installation de Geurts, la circulation de l’eau, à travers des tubes de plastique transparent qui partent de son appartement d’artiste à l’étage de LA CHAMBRE BLANCHE jusqu’à la galerie au rez-de-chaussée, devient en soi un récit épique. Les épopées distillent notre essence, l’essence de la vie, en même temps qu’elles la transportent ailleurs. Récits épiques et histoires simples sont de la même famille.

Suivant l’exemple de Nietzsche, de façon à transcender la catégorisation des choses en termes d’opposés, on peut plutôt se tourner vers le principe de compatibilité des qualités, principe issu du monde de la magie. Une chose en devient une autre en se basant sur la particularité, ou la qualité commune aux deux. Par exemple, une représentation figurative, une effigie, peut remplacer un individu dans certains rituels. Finalement en considérant les limites de la taxinomie, nous comprenons que les choses sont liées par leur essence plus que par leur apparence extérieure: ainsi un cheval impassible ressemble plus à une femme impassible qu’il ne ressemble à un cheval craintif, un homme en spirale ressemble plus à une constellation en spirale qu’à un homme explosif, une chute d’eau en mutation ressemble plus à des amants en mutation qu’à des amants figés.5

Le travail de Geurts se prête au fabuleux pour peu qu’on y soit réceptif et je le suis. Que trouve-t-on dans les fables ? Quelque chose de fondamental sur l’expérience humaine que nous pourrions peut-être nommer: devenir. Que retrouve-t-on au cœur de l’épopée ou plus simplement au cœur de la vie? On y retrouve ce « devenir » qui est source de pouvoir. Geurts a réalisé sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE sous le titre de Drawing Field, suggérant ainsi un champ d’action voué à stimuler la production et l’utilisation d’autres espaces de critique et de création: que ce soit dans notre imaginaire, plus concrètement dans la ville ou encore dans l’au-delà indéfinissable, ce qui, comme je l’ai suggéré au tout début de ce texte, est le but ultime de l’art. Pour résumer ce que j’ai tenté de démontrer jusqu’ici: il me semble qu’il faut se laisser aller au voyage pour être transporté dans l’espace artistique créé par Geurts et même plus loin. Entreprendre un voyage qui ressemble à celui que l’artiste a effectué lui-même. On peut dire que son travail nous indique généreusement la décision toujours cruciale d’entreprendre un voyage.

Comme chaque bonne histoire recèle une confession, voici la mienne: l’Art en tant que tel ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse cependant c’est l’art comme moyen de création d’un espace de mouvement, l’art avec le but ultime de la transformation. Pour reprendre l’aperçu de Nietzsche; la forme que prend le produit de l’acte d’art importe moins que sa nature: les choses s’apparentent par leur potentiel d’intensité. Comme une cathédrale et une bibliothèque. Un salon d’aéroport et une scène sur laquelle on joue Beckett. Un centre commercial et un cimetière. Une galerie d’art et une rivière pour revenir au propos de la résidence de Geurts à LA CHAMBRE BLANCHE. Les galeries et les centres d’artistes peuvent s’inscrire dans le tissu de la ville par le mariage des intentions; celle des artistes qui y travaillent et celle des visiteurs qui y passent. Elles deviennent ainsi un point de départ.

J’ai cherché dans ce texte à transmettre l‘essence de l’intention de Geurts lors de son passage à LA CHAMBRE BLANCHE, c’est-à-dire de son instigation du fondamental. Qu’est-ce que l’Art fondamental? À quoi ressemble-t-il? Il n’y a pas de mot pour énoncer la réponse. Parce que la transcendance, ce mouvement au-delà de, n’a pas de visage. Et c’est là que résident les limites du juge ou du comptable, et l’illimité de la promulgation du récit.

J’ai cherché, en quelque sorte, à invoquer les histoires des lieux qui existent pour créer le mouvement. Invoquer aussi l’histoire de la différence des formes qui se dissout dans l’intensité fondamentale: le pouvoir le l’eau, le pouvoir des rêves, toute cette structure circulatoire qui véhicule les songes et que l’on nomme corps humain: nous revenons ainsi à Geurts.

La volonté de mouvement de la part de l’artiste suscite chez le visiteur la découverte du récit, de la transformation. Dans une alcôve caverneuse d’une ancienne prison pour femmes devenue musée, j’ai demandé à Geurts ce qu’il pensait de la possibilité pour le visiteur d’accepter cette invitation. En posant cette question, je cherchais à élucider ceci: LA CHAMBRE BLANCHE soutient les efforts artistiques, mais qu’en est-il de sa relation avec le public à travers son offre? Je me permets d’exprimer une évidence, à savoir que le rôle des centres d’artistes s’étend bien au-delà du soutien aux communautés artistiques et à la pratique artistique. Tandis que les artistes font ce qu’ils ont à faire, on ne peut pas faire abstraction des conditions sociales et personnelles de la vie des visiteurs. Dans une société qui nous bombarde d’images de masse, une société qui réglemente, nivèle par le bas et occulte l’essence fondamentale de la vie, comment le public peut-il investir l’espace du travail de l’artiste, comment peut-il arriver à faire la transition entre l’espace psychique et social de la rue, ou du lieu de travail? Comme nous le rappelle Jean-Luc Godard «La police est à la société ce que les rêves sont à l’individu».6

S’il est vrai que chaque homme et chaque femme doivent choisir de se prévaloir de ces conditions qui permettent de vivre l’intensité, les artistes quant à eux peuvent favoriser ce choix en créant une ambiance favorable au voyage initiatique qu’est la découverte de leur travail. Un autre aspect essentiel de l’art qui se veut puissant est sa nature initiatrice, parce que lorsque les histoires et les voyages circulent en nous, nous passons par une forme d’initiation.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

L’atmosphère est cruciale pour que cela se produise. J’ai écrit ailleurs7 que l’art qui véhicule une l’atmosphère forte, nous invite à aller au-delà de l’œuvre, dans un espace né d’elle, mais qui le dépasse. Tout art qui offre ce mouvement se déploie dans une expérience qui surimpose les repères de temps.

Pour terminer, je reviens à la scène de la femme qui œuvre la nuit dans son grenier, et par là, à l’ambiance du voyage équatorial dans lequel s’est plongé Geurts. Je reviens à mon initiation vécue à travers l’espace de lumière et d’eau créé à LA CHAMBRE BLANCHE par cet artiste australien. Et ainsi je termine en revenant toujours par la voie (non tracée) des ambiances singulières qui inspirent non pas un bilan d’interprétation ou un jugement, mais plutôt l’art épique et simple qui est celui du voyage.

  1. La résidence de James Geurts s’est déroulée du 10 novembre au 21 décembre 2008.
  2. Pour de plus amples informations voir [en ligne]: http://www.jamesgeurts.com/index.html (page consultée le 21 décembre 2008).
  3. Wittgenstein, Ludwig. 2001, Tractatus logico-philosophicus. Paris: Éditions Gallimard, 121 p.
  4. Voir Twilight of the Idols or How to Philosophise with a Hammer, de Friedrich Nietzsche, publié d’abord en 1889. Un commentateur de ce texte explique l’argument de Nietzsche comme suit: «Pour l’art d’exister, ou pour toute forme d’activité esthétique d’exister, il doit y avoir une condition inspirée de la part de l’artiste ou de l’observateur. La condition inspirée est décrite comme «apollonienne» ou «dionysiaque». L’état apollinien est un état d’intensité dans lequel une vision créative de la forme se réalise pleinement. L’impulsion apollinienne est à l’ordre, la forme, la rationalité et de contrôle. L’état dionysiaque, d’autre part, est caractérisé par une dissolution de la forme, et par une libération d’énergie. La force dionysiaque est une impulsion vers le désordre, l’irrationnel, et en spontanéité. L’état dionysiaque est caractérisé par une capacité à répondre à tout stimulus et est un état d’intensité émotionnelle. L’art est le résultat de l’interaction ou du conflit entre l’apollinien et le dionysiaque. L’apollinien et le dionysiaque se transforme l’un et l’autre, de sorte que la maîtrise de l’irrationalité est obtenue, et l’état dionysiaque devient le créateur de la «volonté de vie» pour s’affirmer.» [en ligne] http://www.angelfire.com/md2/timewarp/nietzsche.html (page consultée le 21 décembre 2008).
  5. Cette élucidation est inspirée de «Parlour Games» d’om lekha publié dans In Place of Passing, Julie Bacon Ed., Belfast: Interface/Bbeyond, 2007.
  6. Godard, Jean-Luc. 1984, Prénom Carmen. France: Production Sara Films, JLG Films, Films A2, 85 minutes.
  7. Par exemple dans l’essai «Silence, Failure and Non-Participation: Art Beyond the Manifest» dans In Place of Passing, Julie Bacon Ed., Belfast: Interface, 2007.