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La maison-mère est une architecture fragile

Se positionner dans l’espace relève tant de la géographie que de l’histoire. Créer une ville de verre sacrifie l’intimité au profit de la limpidité propre à la transparence. Recréer une ville-mémoire génère une façon de se positionner qui justement est déterminée par le lieu et le passé. Voir au travers de bâtiments implique une localisation qui demeure fragile. Sarla Voyer développe, dans son désir de retracer la ville, une architecture de l’anti-intimité. L’espace privé étant entièrement à la vue de tous, le paysage et l’horizon demeurent visibles malgré l’effort de construction. Cette apparence de vide impose une mise à nu.

La maison-mère; la ville natale

Les objets choisis pour la construction de l’installation sont des objets usuels relatifs au quotidien domestique. Objets personnels, objets de souvenirs, ils participent à la reconstruction de l’identité architecturale de la ville natale. Ces objets de verre contribuent par leur accumulation à tenir à distance tous les étrangers de ce paysage urbain personnel si cher à l’artiste. C’est une ville fantomatique. Comme il est permis de voir autant le dedans que le dehors, il s’avère que cette ville est déserte et que seule son auteure peut s’y sentir réellement chez elle. Architecture de l’infini.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La maison-mère est une construction fragile constituée de multiples pièces de verre, comme autant de souvenirs et de secrets que peut contenir un lieu de retrouvailles. Acte de reconstitution d’une relation intime, retracer une ville est aussi un effort de rapprochement, de compréhension, de dialogue avec cette mère. On perçoit dans les différentes structures de l’installation, les nombreuses possibilités de retour au bercail comme autant de façons de revisiter le souvenir de la figure maternelle.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Au XXe siècle, Walter Benjamin diagnostique l’effet de transparence en lien avec l’absence d’habitat et précise: «l’habitat doit d’abord être compris comme le reflet du séjour dans le sein maternel.»1 À propos des maisons de verre mobiles de Loos et du Corbusier, Benjamin souligne: «Ce n’est pas un hasard si le verre est un matériau dur et lisse sur lequel rien ne peut se fixer. Il est également froid et neutre. Les choses en verre n’ont pas d’auras. Le verre est par excellence l’ennemi du secret, comme il l’est de la possession.»2 Ainsi dans l’installation de Sarla Voyer, on retrouve ce lien entre l’artiste et sa mère, entre l’architecture et le sein maternel. En choisissant le verre comme matériau, elle opte pour une structure qui dévoile son intérieur.

L’assemblage d’objets transparents et réflexifs détermine les lignes – plutôt courbes – des éléments architecturaux et urbanistiques formant cette ville labyrinthique. La mise en espace de l’accumulation des vases, cendriers, carafes et verres, est adaptée au langage urbain. Installés à l’horizontale ou à la verticale, représentant un sentier ou un château, les objets sont détournés de leur fonction pour devenir un matériau de construction choisi pour ses caractéristiques physiques. Bien que fragile, cassant et transparent, le verre utilisé offre une paroi solide, capable de protection. L’artiste nous met face à un paysage urbain immatériel.

Un no mans land cassant

Ville inhabitable que celle proposée par Sarla Voyer, c’est un espace irréel, composé d’éléments réels à forte connotation pratique et affective qui laisse croire à l’impossibilité de reconstruire à l’identique le souvenir et la mémoire. Cet espace empreint de propreté et de pureté n’acquiert une identité que lorsque mis en contact avec un visiteur. Il s’agit d’un lieu sans couleur, sans odeur, sans possible interaction. On ne peut que regarder sans toucher, que constater sans savoir réellement. On a accès à une représentation fictive d’un lieu intime. Comme le mentionne Gaston Bachelard, «Donner son espace poétique à un objet, c’est lui donner plus d’espace qu’il n’en a objectivement, ou pour mieux dire, c’est suivre l’expansion de son espace intime.»3

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ce no mans land est précaire, c’est une zone de tension entre stabilité et effondrement. Malgré qu’on la nomme ville, cet espace est une zone «d’entre-deux»: entre la mère et l’artiste, entre l’intime et le partagé, entre le vide et le trop-plein, entre espace urbain et espace identitaire. C’est un lieu inhabité et inhabitable. Retracer, c’est revenir sur ses pas, c’est redéfinir un lieu en y laissant sa marque, c’est aussi laisser sa trace à nouveau. Sarla Voyer dans son effort de retracer la vile, sa ville natale, pose une frontière aux alentours de ce no mans land pour en protéger le secret, le silence et la transparence.

C’est une ville invisible, perceptible uniquement par quelques contours courbes, qui sous-entend un fracas de souvenirs et de récits. C’est une ville à la fois bruyante et silencieuse; construite à partir d’objets trouvés, elle est tout entière une pièce de collection.

  1. Benjamin, Walter. 1986, Paris, capitale du XIXe siècle: Le livre des passages. Paris: Éditions du Cerf, 972 p.
  2. Heyne, Hilde. «Habiter dans une maison de verre». 2003, dans Exposé n.3, Volume 1. Orélans: Éditions HYX, 280 p.
  3. Bachelard, Gaston. 1957, La poétique de l’espace. Paris: Les Presses universitaires de France, 215 p.