Archives mensuelles : janvier 2007

Étude d’un phénomène ou l’invention d’un souvenir

Du 26 janvier au 25 février 2007, Julie Andrée T. effectuait une résidence in situ à LA CHAMBRE BLANCHE. Les manifestations du travail de cette artiste sont multiple, et ses installations et performances lui valent une reconnaissance internationale. Membre de Black Market International depuis 2002, elle travaille souvent en collaboration avec d’autres artistes dont Dominic Gagnon ou Benoît Lachambre. Elle codirige parfois les créations du collectif PONI et a été membre de la troupe de théâtre expérimental PME, dirigée par Jacob Wren.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les relations entre le corps et l’espace occupent une place fondamentale dans les créations de Julie Andrée T. Étude d’un phénomène ou l’invention d’un souvenir s’insère dans un corpus où elle poursuit depuis quelque temps une réflexion sur les relations que l’humain entretient avec la nature. Ce projet s’inspire du grand intérêt que porte la société envers les variations climatiques, particulièrement les catastrophes naturelles qui en découlent, dans un contexte où les médias contribuent souvent à déformer la perception de la population.

Julie Andrée T. a ainsi présenté à LA CHAMBRE BLANCHE une installation qui tente de construire une mémoire fragmentée relatant le souvenir d’une catastrophe naturelle. Elle interprète le climat à partir de références et de médiums variés pour développer une esthétique de la catastrophe où il est difficile d’accéder à l’information.

L’installation se divise en quatre ensembles d’œuvres qui, par leur interaction, élaborent un étrange habitat. Le premier ensemble consiste en trois tableaux composés de carreaux de céramique blanche. Dans le premier tableau, l’un des carreaux est remplacé par un petit écran diffusant des images de volcans en éruption. Deux petits haut-parleurs, qui se substituent à deux carreaux du tableau suivant, transmettent des enregistrements de bruits inquiétants et de récits de catastrophes. De la fumée émerge du troisième tableau par le même procédé. Une vitre placée devant chaque tableau nous empêche toutefois d’entrer directement en contact avec les éléments. Le triptyque évoque une catastrophe naturelle communiquée par trois perceptions sensorielles différentes; la vue, l’ouïe, l’odorat… Ensemble, les tableaux constituent un tout qui énonce un souvenir segmenté.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Au fond de la salle se trouve une pièce de béton accotée le long d’un mur sur lequel est dessinée la silhouette d’une forêt d’un rouge blanchâtre. À l’envers, les têtes des arbres semblent tomber comme du sang qui aurait coulé du plafond. Sur le mur perpendiculaire, une autre forêt, orientée sur le côté, dégringole jusqu’au plancher. Ce débordement de rouge. qui apparaît comme une réaction à la présence du béton, signale une autre catastrophe naturelle où sont mises en évidence les tensions entre l’homme et la nature.

Le troisième ensemble de l’installation est formé d’une autre pièce de béton appuyée le long d’un mur. À sa droite, des moulages rectangulaires de tapis en plâtre surgissent sur le plancher. Ils semblent flotter au-dessus du sol, comme si le temps s’était arrêté. Nous assistons à une rencontre interrompue. L’aspect figé de la scène est accentué par la lourdeur des matériaux. Une mystérieuse substance qui s’apparente à du sang émerge à la gauche et à la droite de la pièce de béton, évoquant ainsi des accidents. La trace de droite étant plus claire, on peut penser que le deuxième sinistre est plus récent. Les coulées de «sang» confèrent à l’espace un effet pictural qui s’harmonise à des dessins que l’artiste a également choisi d’exposer.

On a l’impression qu’avant qu’on ait pénétré dans la salle, les éléments bougeaient, communiquaient entre eux, et qu’ils se sont subitement figés pour préserver le secret de leur vie. Cet effet suscite un sentiment opposé à celui des trois tableaux qui semblent plutôt vouloir nous communiquer quelque chose qu’on ne peut directement percevoir.

Le spectateur se voit obligé de maintenir une distance avec les éléments. Une distance qui distingue cette résidence des projets précédents de Julie Andrée T. qui traitaient du climat. Lors du projet Prudence Volontaire présenté en 2004 au LOBE, elle avait créé des parloirs-isoloirs situés dans des microclimats conçus pour susciter des situations de rencontres entre les spectateurs. L’idée d’expérience réelle du climat avait également été développée par l’artiste lors du projet Weather Report/Potentiels évoqués, présenté chez SKOL en 2005. À cette occasion, elle avait mis au point des dispositifs dans lesquels on entrait directement en contact avec différents climats conçus artificiellement. Les sens du spectateur pouvaient alors être sollicités par la chaleur, la brume, le vent…

Cette fois-ci, l’artiste nous présente les éléments scellés, comme une bouteille impossible à ouvrir. Si l’expérience sensorielle des œuvres se réduit à la vue, le rôle du spectateur demeure toutefois important. Il doit réunir les fragments qui lui permettront de retranscrire à sa manière le souvenir de la catastrophe naturelle qui a eu lieu.

Julie Andrée T. aime aussi travailler directement à l’extérieur à partir d’éléments réels de la nature. Elle crée parfois des shelters, des abris comme La Salle Commune, présentée en 2005 dans le cadre de l’événement de l’Espace Blanc de Rimouski. Aussi, c’est pendant sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE que Julie Andrée T. a investi les berges de la rivière Saint-Charles durant une journée pour effectuer une performance. Un lieu qui, fragilisé par la pollution, évoque bien la catastrophe naturelle pour l’artiste. L’intervention de Julie Andrée T., produite en collaboration avec Francis Arguin, tente d’établir des liens entre les deux berges de la rivière gelée, soulignant ainsi son aspect éphémère et tourmenté par les conflits liés à ses réaménagements successifs.

Au départ, les deux performeurs incarnent un côté de la rivière. Une corde nouée à la taille les rattache chacun à leur rive, limitant ainsi leurs déplacements S’ensuit alors une série d’actions où les deux protagonistes entrent en contact et organisent un dialogue entre les deux rives. À l’aide de traîneaux et de pelles, ils échangent de la neige. D’autres actions s’effectuent sans interaction comme les appels à l’orignal avec des cônes de circulation. La répétition de leurs déplacements finit par creuser un petit sentier d’eau qui relie les deux rives. La conversation s’établit.

Le lieu se métamorphose progressivement. Des panneaux de circulation parsèment le sentier. Ceux-ci présentent des flèches ou des cercles, toujours disposés dans des sens opposés constituant, comme les cordes, des obstacles à des contacts directs entre les deux rives. Un liquide rouge apparaît au centre de la rivière tel un saignement, signal de détresse. Les tensions générées par les problèmes de communication entre l’humain et son environnement sont ainsi évoquées, comme dans l’installation de LA CHAMBRE BLANCHE.

Outre la série d’actions qu’ils effectuent, les corps des performeurs participent aussi à l’esthétique de l’ensemble. À différentes étapes de la performance, ils se parent de bandes autocollantes. Les bandes portées par Julie Andrée T. sont bleues tandis que celles de Francis Arguin sont rouges. Comme les panneaux de circulation, ils s’intègrent à la nouvelle signalisation du lieu.

Après un certain temps, ils échangent leur position. Chacun termine le demi-cercle de terre dont l’autre avait commencé le dessin. Les bandes autocollantes sont également interchangées. Leurs différences s’estompent progressivement pour révéler deux êtres apparentés par les mêmes couleurs. S’ils ne se sont jamais directement rencontrés, ils ont effectué les mêmes actions et ont fini par se ressembler, par se confondre, se comprendre.

En élaborant une nouvelle signalisation de la rivière, Julie Andrée T. lui donne une voix. Au fil de la conversation, le lieu se métamorphose à partir de références constituées par les éléments naturels ou les objets de circulation. Cette redéfinition des rapports entre un lieu, le corps et des objets connotés amène le spectateur à se questionner sur son identité et son environnement.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

L’intervention de la rivière Saint-Charles se lit comme la mémoire fragmentée qu’évoque l’installation présentée à LA CHAMBRE BLANCHE. Dans les deux cas, la nature interpelle un humain qui comprend difficilement sa détresse. En cultivant une poésie de l’étrange à partir de repères du quotidien, Julie Andrée T. suscite l’effet paradoxal de nous amener vers un ailleurs à la fois inconnu et familier.

Les Patenteux du Québec: Soirées de performances sonores «La Collection»

«Un patenteux, c’est quelqu’un qui fait des affaires que d’autres ont pas faites jamais et puis qui a de l’imagination dedans.»1 – Mathilde Laliberté

Depuis quelques années, LA CHAMBRE BLANCHE présente des soirées de performances audio qui – il n’y a pas de hasard – ont un lien étroit avec le mandat du centre d’artistes, lequel s’articule autour d’une réflexion consacrée aux pratiques installatives et in situ, selon trois avenues: la diffusion, la production et la documentation.2

En ce qui concerne la série La Collection, qui s’est déroulée de janvier à mars 2007, un autre lien s’est concrétisé, soit celui avec les arts visuels actuels, en raison de la participation du Musée national des beaux-arts du Québec, (MNBA) au moyen de sa Collection prêt d’œuvres d’art (CPOA). Le principe est simple et en même temps fort intéressant pour un point de départ stimulant la création d’œuvres sonores spontanées présentées devant public. Ainsi, les artistes sonores invités par LA CHAMBRE BLANCHE choisissent une œuvre parmi la banque d’œuvres visuelles que la CPOA met à leur disposition et s’inspirent de cette dernière pour créer une performance audio. Cette prestation a lieu en présence de l’œuvre même.

Le lien entre l’artiste sonore et l’œuvre visuelle pourrait être cosmétique; combien de fois avons-nous assisté à des performances audio-vidéo sans autres liens que des artifices et des gadgets pour stimuler la vue et l’ouïe ! Mais dans la sélection d’artistes sonores que LA CHAMBRE BLANCHE a effectuée, l’osmose entre le créateur et l’inspiration a été totale au cours des cinq soirées, dont une a été présentée au MNBA, dans la salle dédiée à Jean-Paul Riopelle et son colossal Hommage à Rosa Luxemburg, œuvre choisie par l’artiste pluridisciplinaire Raôul Duguay, figure omniprésente de la culture québécoise depuis la fin des années 60.

Les artistes sonores approchés pour le projet ont un point en commun: l’habileté à travailler avec des nouveaux instruments ou, mieux, à créer une nouvelle lutherie, à créer leur propre instrument, sorte de sculpture audio. Encore ici, un lien se fait entre l’art visuel et l’audio…

Martin Ouellet, 25 janvier 2007

Œuvre sélectionnée: Lointain indéterminé no 3 et no 4, de Jean Lantier, 1998-1999, acrylique sur bois.

Ici, le créateur présente une instrumentation discrète, quasi effacée. Les gens du public se demandent comment Ouellet réussira à produire des sons, assis avec eux, tous dans la même direction, le diptyque flou et étrange de Lantier devant eux.

Un système de boyaux et de cylindres de plastique rigide se rend à la chaise du créateur. On comprend rapidement que les bourdonnements qui viennent à nos oreilles sont contrôlés par le manipulateur-luthier qu’est Martin Ouellet, assis et concentré, bougeant les doigts aux extrémités de ce système «pneumatique»: un compresseur à air enfoui dans les entrailles de LA CHAMBRE BLANCHE fournit les munitions nécessaires aux sifflements produits. Pièce contemplative, savant mélange de hautes et de basses fréquences, le rendu audio est en parfaite concordance avec l’œuvre de Lantier.

Avec une simplicité déroutante, Martin Ouellet performe une courte pièce minimaliste après la lente expérience auditive proposée plus tôt. Une boîte (cannette) de bière percée, attachée à une longue ficelle et qu’il fait tourner au-dessus de sa tête, volera progressivement au-dessus de nos propres têtes. Les variations sont subtiles et l’effet acousmatique est saisissant. Le son que l’auditeur entend diffère selon sa place dans l’espace et selon la vitesse et la hauteur de l’objet.

Maxime Rioux, 8 février 2007

Œuvre sélectionnée : Assemblée phosphorescente, Proposition no 1, de Pierre Bruneau, 1995-1998, pigment phosphorescent et acrylique sur toile.

Le travail audio de Rioux se concentre depuis 1996 sur un système qu’il a inventé, les automates Ki, système qui permet d’animer des instruments acoustiques à l’aide de basses fréquences inaudibles. C’est avec quelques-uns de ces automates que l’artiste crée une trame pour l’œuvre de Pierre Bruneau, un polyptyque composé de plusieurs canevas de différentes grosseurs et qui, à l’œil nu, semblent être vierges. La salle baigne dans une obscurité quasi totale, des projecteurs illuminent les automates en plongée ou en contre-plongée, des fragments d’images (profils de Gainsbourg, portrait de Lénine, etc.) phosphorescentes apparaissent avec l’aide d’une personne manipulant une lampe à forte intensité devant les canevas.

Le travail des automates en mouvement, sculptures primitives composées de cordes, de fils de métal, de lames d’acier, de réceptacles familiers, de baguettes de bois, de cymbales, etc., devient une trame sonore étrange, percussive et tribale, plongeant le spectateur dans une double observation: le mouvement des sculptures et les fragments de personnages sur le mur.

Raôul Duguay, 21 février 2007

Œuvre sélectionnée: Hommage à Rosa Luxemburg, de Jean-Paul Riopelle, 1993, médiums mixtes.

Poème hommage à l’œuvre et à la vie de l’immense Riopelle, la création de Duguay pour l’occasion demeure singulière. Accompagné d’un multiflûtiste et d’une trame sonore sur bande, l’omnicréateur (sic) s’accompagne lui-même à la trompette par moments, livrant une prose évoquant la fresque de trente panneaux de l’artiste décédé en 2002. L’instrument inventé par Duguay, sa poésie phonétique, explore l’imagerie de Riopelle avec habileté et sincérité. Un projet résolument beat, jazz.

Frédéric Lebrasseur, Lyne Goulet et Marco Dubé, 22 février 2007

Œuvre sélectionnée: Dragons et dragonnes, de Fabienne Lasserre, 1998, acrylique sur papier.

Dans cette performance, l’œuvre sélectionnée est littéralement intégrée au processus créatif. Frédéric Lebrasseur, percussionniste et patenteux, et Lyne Goulet, multiflûtiste, demandent au vidéaste et VJ Marco Dubé de créer en temps réel un mix avec les images de l’œuvre de Fabienne Lasserre. Cette création vidéographique, projetée sur un mur, sert d’inspiration à l’improvisation du duo, un peu comme les musiciens à l’époque du cinéma muet qui accompagnaient le film. Donc, les différentes saynètes de Dragons et dragonnes servent d’inspiration à deux niveaux.

Dans la plus pure tradition de la musique actuelle et de l’improvisation, le duo structure une performance qui part du «point a» et va au «point b». Aucun statisme. Beaucoup d’énergie aussi, comme les mouvements et expressions des personnages du polyptyque choisi. La voix, les cymbales, les percussions africaines, le saxophone, les flûtes: l’ensemble recrée de façon efficace et parfois fantaisiste et imagée la trame narrative que compose Marco Dubé dans le choix de son mix vidéo à partir des personnages colorés de Lasserre.

Sabin Hudon et Catherine Béchard, 1er mars 2007

Œuvre sélectionnée: Fascination no 6 et no 7 (dissolution), de Patrick Bernatchez, 2002, acrylique et résine sur miroir et bois.

Dans cette première performance live pour le duo d’artistes multidisciplinaires, nous retrouvons encore des sculptures génératrices de sons, mais dans un autre registre que celui de Maxime Rioux, tant par la sonorité que par l’esthétisme.

Un univers de «micro-sons» de frottements, de bourdonnements, de mélodies aléatoires, de mouvements lents. Des éléments sculpturaux à l’allure fragile contrôlés par deux ordinateurs. Une performance acoustique, puisque les éléments générateurs de sons ne sont pas amplifiés. Les sons produits voyagent subtilement grâce à la réverbération naturelle de l’endroit, les éléments étant disposés un peu partout dans l’espace.

L’œuvre choisie par le tandem est de facture minimale, et la trame sonore proposée est en parfaite synergie avec l’élément. Une performance étonnante, visuellement et auditivement attrayante, surprenante.

  1. Grosbois, Louise de, Raymonde Lamothe et Lise Nantel. 1978, Les patenteux du Québec. Montréal: Éditions Parti pris, p. VIII.
  2. LA CHAMBRE BLANCHE, dans son mandat artistique, a offert au public de Québec une série de performances excitante, contemporaine et surtout pertinente au regard de la thématique proposée. Ces moments de création ont prouvé encore une fois que l’art visuel est un vecteur de création et d’inspiration totalement engagé dans une façon de concevoir, de penser l’art audio et les nouvelles musiques. De surcroît quand les créateurs ont l’âme du patenteux…