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Nicolas d’Alessandro et Jean-François Lahos: chant stellaire

L’artiste belge Nicolas d’Alessandro et l’artiste québécois Jean-François Lahos ont été jumelés dans le cadre de résidences pour le projet Vice Versa initié par les centres Transcultures et LA CHAMBRE BLANCHE. Le projet Vice Versa a pour but de susciter la rencontre de deux artistes, l’un issu de la Fédération Wallonie-Bruxelles et l’autre du Québec, pour créer un projet inédit en arts numériques. Requiem est le deuxième échange issu de Vice Versa. Nicolas d’Alessandro s’intéresse à l’aspect auto génératif de la voix et à la manière dont les algorithmes produisent du son. Il est également captivé par les outils de créations musicales numériques et par la production de voix artificielles. Quant à Jean-François Lahos, il est séduit par la notion de pliage et de dépliage des objets tridimensionnels et il possède un intérêt marqué pour l’aspect monumental que l’art peut prendre dans l’espace public. Par leurs champs d’intérêt respectifs, les deux artistes ont joint leurs forces pour créer une œuvre qui transmet leurs expertises et leur amour des technologies.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Gisant

Traditionnellement, le gisant est une sculpture qui représente un défunt à plat dos souvent dans un état de béatitude. Cette sculpture funéraire est habituellement placée au-dessus du cercueil. Pour d’Alessandro et Lahos, l’idée derrière la représentation symbolique d’une dépouille était de produire un espace d’interaction contemplatif. En partant de cette volonté, Jean-François Lahos a créé le gisant à l’aide des polygones qui ont finalement formé le corps schématisé d’un défunt. Par la suite, la sculpture a été traduite en image de synthèse afin d’être pliée ou dépliée par le contact du public. Le gisant était peint d’une encre conductrice liée à une série de capteurs qui activaient l’animation de Jean-François Lahos ainsi que le travail sonore de Nicolas d’Alessandro. De ce fait, le toucher du visiteur sur la sculpture contrôlait le son et la projection du gisant numérique. Par ses manipulations, le visiteur trouvait un équilibre entre la présence du son et de l’objet là où l’intangible et le concret s’entremêlaient. La projection du cosmos sur le gisant produisait ce lien entre la mort et l’univers. Comme le mentionne Jean-François Lahos : «[…] l’aspect sacré du corps matériel exposé aux vivants et la volonté puissante d’en faire un objet pérenne sont des gestes forts exprimant l’ampleur du vide entre la vie et la mort. Le volume [physique de la sépulture] imposait un respect des lieux et un espace propice à la contemplation et l’introspection. »1

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Mort et algorithme

Avec Requiem, les deux artistes ont cherché à transcender la lourdeur du thème de la mort en amenant le public vers un espace cosmologique. La sculpture était placée au centre d’un groupe de haut-parleurs qui diffusaient une chorale de voix de synthèse créée par Nicolas d’Alessandro. Les voix de 16 chanteurs étaient modulées au gré des algorithmes. La spatialisation des voix de la chorale suivait la géométrie de la sculpture en produisant une atmosphère mystique et désincarnée. La position du toucher sur le gisant, soit sur les pieds, le coeur ou la tête, déterminait l’enchaînement des voix variant de tonalités plus claires à plus sombres. Le toucher, multiple ou unique, orientait la concentration des voix vers une harmonie calculée en fonction d’une moyenne générée par les algorithmes conçus par l’artiste. D’une certaine manière, les voix produites par le logiciel d’Alessandro en relation avec la sculpture de Lahos pouvaient rappeler une forme de sismologie stellaire, c’est-à-dire la traduction des ondes lumineuses à l’intérieur des étoiles. Enfin, qu’il s’agisse du son ou de l’image, le visiteur devenait le chef d’orchestre d’une nébuleuse imaginaire.

  1. Référence aux échanges par courriel avec Jean-François Lahos, 01/07/2020.

Esther Roca Vila et le geste spontané

un hangar
nous protège
du vent

pour que l’on puisse
regarder l’arbre craquer
tranquille
Virginie Beauregard D. – D’une main sauvage1

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

La posture multidisciplinaire de l’artiste catalane Esther Roca Vila lui permet d’animer plusieurs médiums dans une même temporalité. Effectivement, elle est poète, vidéaste, performeuse, musicienne. Un peu comme une artiste sauvage, elle prend tout ce qui lui tombe sous la main pour se fabriquer un monde visuel et poétique. Elle s’intéresse beaucoup au rapport entre le corps et les mots dans une perspective performative et spontanée. Dans son processus de création, l’écriture et la vidéo documentent ses réflexions et ses pensées au fil de ses interventions.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Rencontres

Pendant sa résidence, Esther Roca Vila a été influencée par ses rencontres avec des artistes locaux, particulièrement par le travail de l’artiste québécois Wartin Pantois. L’intervention de Pantois sur la rue Christophe-Colomb a été marquante pour Roca Vila. Son œuvre issue de la série Expulsés (2016) a été produite en réaction à l’évincement de certains citoyens aux revenus modestes qui habitait le quartier Saint-Roch. Ce phénomène d’éviction a touché l’artiste et l’a amenée à travailler sur une dimension sociale déjà présente dans ses vidéos. Elle a aussi fait la rencontre d’Alexandre Bérubé qui était en résidence à LA CHAMBRE BLANCHE au même moment qu’elle. Ensemble, ils ont partagé des sessions d’improvisation vocale et sonore. Ce travail d’improvisation a orienté Roca Vila vers une performance sonore et musicale pour le finissage de sa résidence. Ce rapport d’échange et de collaboration avec des artistes locaux a permis à l’artiste d’opérer une forme d’intersubjectivité dans sa pratique. Dans l’expérience avec l’autre apparaît une forme d’intériorité. Le but étant de «[…] chercher l’altérité non au «dehors», mais au «dedans», sans que ce dedans ne soit en rien réductible à une intériorité […]»2 L’altérité dans la pratique de Roca Vila nourrit son travail de recherche en multipliant des références culturelles et des pratiques qui diffèrent de la sienne. D’ailleurs, aujourd’hui l’artiste emprunte le pseudonyme Ívida Cynara pour la plupart de ses créations. Ce pseudonyme lui permet d’endosser une double identité dans la création, mais aussi un rapport d’extimité en public. Le monde intérieur de Roca Vila prend de nombreuses formes et ses moyens d’expression adoptent une certaine intersubjectivité qui enrichit le contexte de création.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Geste spontané

Lors des derniers jours de sa résidence, Esther Roca Vila avait peint au mur des éléments graphiques et elle y avait apposé des mots découpés dans le vinyle. Elle avait aussi projeté à plusieurs endroits dans la galerie des vidéos en continuité avec sa réflexion performative. Plus elle travaillait sur ces vidéos, plus l’action et la pensée se superposaient en une praxis. Cette praxis est exprimée à travers l’image, les mots et la musique. Dans toutes ses disciplines, le concept de liberté prend son importance. Comme le mentionne Kant : «L’Idée transcendantale de la liberté ne constitue certes pas, tant s’en faut, tout le contenu du concept psychologique qui porte ce nom et qui est en grande partie empirique; elle constitue seulement, en fait, le concept de la spontanéité absolue de l’action, tel qu’il est le fondement propre de l’imputabilité de cette action.»3 Ce rapport d’absolu dans chacune des actions qu’entreprend l’artiste marque sa pratique puisqu’elle s’empare de tous les outils qu’elle trouve, de tout ce qui peut être un prétexte à de nouvelles expérimentations. De manière empirique, Roca Vila expérimente diverses techniques et de nouvelles idées à chaque instant, comme dans une quête sans fin.

Image : Esther Roca Vila

Image : Esther Roca Vila

Connaissance

Dans la production d’Esther Roca Vila, il y a l’omniprésence d’un laisser-aller dans la création. Ce qui, d’une certaine manière, se rapproche du rapport d’Alfred North Whitehead (1861-1947) à la connaissance. Isabelle Stengers en fait une analyse pertinente : «[…] la considération objective n’est pas d’abord axée sur la question de la connaissance, même si toute connaissance est prise en compte, pragmatique. Elle est générique : toute entité actuelle en constitution est obligée de prendre en compte ce qui a eu lieu, ce qui s’impose publiquement comme ayant eu lieu, mais qui est, en tant que tel, asignifiant, en attente de la signification pragmatique que d’autres lui conféreront.»4 Le pragmatisme de la connaissance n’amène pas nécessairement de nouvelles pistes de réflexion dans la création, mais permet néanmoins une émergence dans le processus. Pour Roca Vila, ce laisser-aller en création prend sens dans le geste, au moment où il est posé. Par son travail vidéographique et sa recherche en écriture, elle laisse place à l’émergence d’une action sauvage signifiante. Un paysage féministe s’installe de manière physique et poétique en écho à une nature intérieure agitée en quête d’extériorisation.

  1. Virginie Beauregard D., D’une main sauvage, Éditions de l’Écrou, Montréal, 2014, p. 20.
  2. Natalie Depraz, Transcendance et incarnation : le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Éditions Librairie Philosophique, Paris, 1995, p. 23.
  3. Antoine Hatzenberger, La liberté, Éditions GF Flammarion, Paris, 1999, p. 55.
  4. Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead : Une libre et sauvage création de concepts, Éditions du Seuil, Paris, 2002, p. 344.

Giulia Vismara: scénographe du son

Dans sa pratique, Giulia Vismara s’intéresse aux phénomènes sonores en relation à l’architecture. Pendant sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste a occupé une section de la galerie avec huit enceintes pour créer une expérience multicanal immersive. Vismara a réalisé une scénographie du son en contexte avec son lieu de résidence, la ville de Québec, et son expertise électroacoustique.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Lors de ses études, Giulia Vismara a acquis une approche expérimentale sonore qui prend en compte la relation entre le corps et l’architecture. Elle s’est d’ailleurs beaucoup intéressée au compositeur américain Max Neuhaus (1939-2009) et à son approche installative du son. En effet, Neuhaus avait pour réputation de transformer le son dans une forte perspective contextuelle et conceptuelle. Le compositeur s’appropriait de grands espaces urbains pour en dégager des sonorités exceptionnelles et singulières. Comme le mentionne Daniele Balit : «L’écoute de la ville moderne est en ce sens moins liée à un processus de décontextualisation et de représentation de l’environnement sonore, qu’à une tentative d’interroger et de prendre part directement à l’hétérogénéité d’un territoire en transformation, avec ses aspects conflictuels et problématiques.»1 En effet, le son en relation avec son écosystème permet de créer une acoustique matérielle puissante, en contrepoint avec l’ambiance chaotique de la ville. Le son désordonné de l’urbanité est organisé par le compositeur pour devenir clair et esthétique. Cette relation du son avec l’environnement devient une matière à expérimenter et à travailler. Dans son installation sonore UNSPACE, Giulia Vismara façonne le son dans une perspective semblable à celle de Max Neuhaus. Non seulement le contexte spatial est important, mais aussi son écoute, sa réception. Une relation se complète entre le corps qui reçoit le son et le son qui est envoyé dans l’espace architectural. Michel Chion révèle que «[…] le musical fait émerger le bruit comme événement […]»2 Ainsi, le travail de Giulia Vismara nous ramène à une perspective à la fois musicale et bruitiste du son. Le raffinement de la composition en dualité avec une captation plus brute nous attire dans un entre-deux où finalement c’est l’expérience du corps qui l’emporte. La composition musicale, peut-être imprécise, mais une fois travaillée, permet une introspection corporelle en communion avec le contexte architectural et urbain.

schéma: Carol-Ann Belzil-Normand

schéma: Carol-Ann Belzil-Normand

Giulia Vismara a recueilli plusieurs sons intérieurs et extérieurs dans la ville, ce qui lui a permis d’élaborer un récit sonore adapté à l’espace de la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE. Pour sa trame sonore, elle a enregistré le son de la cigale, des navires, de l’air climatisé, des bruits de pas, de la circulation automobile. Elle a aussi travaillé avec diverses textures telles que le bois, le verre et le métal en s’intéressant au phénomène de la gravité et des effets sonores issus de la confrontation entre divers matériaux. Lors de ces captations sonores, elle souhaitait créer un mouvement entre les différentes sonorités. Ainsi, Giulia Vismara produit une trajectoire spatiale entre sons de synthèses et sons concrets.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Le rapport à l’espace et au corps est primordial dans la recherche de Giulia Vismara. Pour Giancarlo Toniutti : «L’espace est toujours un espace ouvert.»3 Le travail de Vismara s’inscrit dans cette même logique. Le fait de créer un espace défini dans la galerie ne signifie pas qu’il est fermé. Au contraire, ce rapport au mouvement et à la composition permet l’émergence d’un imaginaire sonore proposé par l’artiste. Malgré un temps défini dans l’écoute, la proposition de Vismara propose une multitude de lectures pour offrir une immersion ouverte et accessible au spectateur.

  1. Daniele Balit, « Pour une musique écologique – Max Neuhaus » dans Critique d’art – Actualité internationale de la littérature critique sur l’art contemporain, Printemps/Été 2015, No. 44, en ligne https://journals.openedition.org/critiquedart/17141. Page consultée le 11/03/2020.
  2. Michel Chion, Le son : Ouïr, écouter, observer, Éditions Armand Colin, Paris, 2018, p. 73.
  3. Traduction libre de «The space is always an open space» dans Brandon LaBelle et Steve Roden, Site of Sound : of Architecture and the Ear, Errant Bodies Press in association with Smart Art Press, Los Angeles, 1999, p. 37.

Échange Bangkok/Québec


LA CHAMBRE BLANCHE a inauguré de fort belle manière le vernissage progressif de l’échange international Bangkok-Québec. Par un samedi hivernal ensoleillé, le 19 mars 2016, une déambulation s’amorçait avec l’exposition Adjust de Jedsada Tangtrakulwong, laquelle s’avéra un des moments forts de la journée, sinon de l’évènement.

crédit photo: Ivan Binet

S’ajuster comme attitude de création

Survivre ou périr au froid hivernal? Telle a été assurément la question à la base de (l’œuvre) la créativité de Jedsada Tangtrakulwong. Habitué comme ses compatriotes à un climat frisant les 37 degrés au-dessus de zéro, qu’en serait-il de l’humain, de la faune, de la flore et de l’eau pendant l’hiver nordique alors que les températures peuvent atteindre 37 degrés sous zéro? Bien qu’il sache que les climats sous d’autres cieux ont créé des civilisations et des environnements qui se sont développés et adaptés aux froidures et aux neiges éternelles, comment vivrait-il cette expérience en venant à Québec?

Autant dire que Jedsada n’aura eu en tête qu’une attitude: s’ajuster. De posture humaine il en fera une attitude d’art. C’est lors de son contact initial, sa promenade dans le quartier qu’une observation déclenchera son savoir-faire. Le souriant Tangtrakulwong vit de manière extraordinaire une chose qui, à nos yeux d’urbains hivernaux est devenue peut-être familière au point de ne pas en faire de cas, pour lui sera un formidable déclencheur de son œuvre à faire. Je veux parler de ces petits arbres plantés que les employés municipaux «habillent» de couvertures et soutiennent par des tuteurs pour la saison. Comme on le verra, il appliquera plusieurs variantes artistiques de cette procédure, mais à l’intérieur!

crédit photo: Ivan Binet

Sculpter les enrobages

Au regard d’ensemble, Adjust de Jedsada Tangtrakulwong semble avoir métamorphosé de manière lumineuse l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE. Le plancher brille ce qui ne fait que mieux ressortir l’occupation sculpturale des lieux. Tels des petits îlots, des formes qui se révéleront être des abris sont éparpillées au sol.

À force de circuler parmi eux, de s’en approcher, notre perception se transforme en découvertes singulières d’une œuvre à l’autre. Ces constructions sculptées de grosseurs variables enveloppent autant de plantes domestiques qu’il y a de choix de revêtements fabriqués de divers matériaux aux propriétés isolantes. Ces enrobages que nous présente l’artiste thaïlandais prennent allure d’architectures ondulantes et fascinantes. Profitant des technologies de pointe jumelant programme d’ordinateur et outils de découpe, l’artiste s’est inspiré des ombres obtenues par l’éclairage des plantes dans leurs pots pour en créer les formes visibles.

Chaque œuvre est donc une découverte en soi. Tantôt, il faut se pencher pour apercevoir la plante, ou encore soulever un couvercle. Deux arbustes, plus grands, se démarquent. Leurs branches sont recouvertes de couvertures de feutre comme celles que l’artiste avait repérées dehors.

L’ajustement comme mode de survie s’opère donc ici par l’inversion: du dehors au dedans, pour les petits arbres d’extérieurs comme une transplantation, mais aussi une modification de la fonction du pot à celle d’enveloppement pour protéger métaphoriquement du froid, comme nous le faisons avec nos manteaux et nos habitations.

crédit photo: Ivan Binet

Exotisme chaleureux

Déjà remarquable par leur mise en espace, il émanait, des dispositifs de Adjust, une chaleureuse expressivité exotique. Pour avoir été du volet thaïlandais de l’échange1, je me suis pris à rêvasser à l’architecture complexe et fluide de ces nombreux temples thaïlandais qui structurent les villes et les villages. C’est le cas, par exemple, du fameux Wat Arun à Bangkok.

Mais déjà, les visiteurs commençaient à se déplacer. J’enfilai manteau, tuque et mitaines en pensant aux abris pour plantes inventés par Jedsada Tangtrakulwong. Marchant dans la neige et sentant les piqûres du froid sur mon visage, je compris que l’extension de l’idée de protection valait pour tout ce qui est vivant. Ce leitmotiv traverserait sans doute les expositions inédites produites par les autres artistes thaïlandais dans l’édifice de la coopérative Méduse et au Lieu, centre en art actuel2.

  1. Le volet artistique Bangkok/Québec complétait au printemps 2016 en sol québécois celui d’Encounter With Strangers. Québec/Bangkok amorcé à l’automne 2015 en sol thaïlandais. Il s’agit du premier échange international d’art entre les deux contrées.
  2. Charinthorn Rachurutchata et Miti Ruangkritya occupaient la grande salle chez VU, Lalinthorn Phencharoen et Prasert Yodkaew celle de L’Œil de Poisson tandis qu’Arnont Nongyao était chez Avatar et dans la galerie/vitrine de la Manif d’Art. Le vernissage allait se terminer au Lieu, centre en art actuel où l’événement avait débuté une semaine auparavant avec une conférence de Wantanee Siripattanannunkul et les performances de de Nopawan Sirivejkul et de Mongkol Plienbangchang, l’installation vidéo de la même Wantanee Siripattanannunkul clôturant l’aventure.

«Mixité» de Michelle Teran, ou l’efficacité de l’approche documentaire


La résidence de l’artiste canado-mexicaine Michelle Teran, à LA CHAMBRE BLANCHE à l’automne 2015, s’est déroulée sous le signe de la «Mixité», un enjeu qui touche de près les quartiers centraux de Québec. Le travail de Michelle Teran fait réfléchir au sens de ce mot trop facilement détourné par nos politicien·ne·s quand il est question d’intervenir dans le développement de ces quartiers. Caméra vidéo en main, Teran a interviewé des représentants de cinq organismes concernés par la question du logement à Québec et a suivi certaines de leurs activités pour produire autant de courts documentaires, présentés en galerie au mois de décembre. Elle a réalisé des entrevues avec le FRAPRU (Front d’action populaire en réaménagement urbain), le BAIL (Bureau d’animation et d’information au logement), Mères et Monde, le Comité Populaire Saint-Jean-Baptiste et le PECH-Sherpa (Programme d’encadrement clinique et d’hébergement). En outre, deux vidéos se concentraient sur des moments importants des revendications sociales de l’automne 2015: la Nuit des sans-abri, le 16 octobre, dans le quartier Saint-Roch (place de l’Université-du-Québec), et la «Grève sociale», avec l’occupation du bureau de Sébastien Proulx, député de Jean-Talon, et l’occupation du siège social de la Banque nationale, sur le boulevard René-Lévesque par des groupes communautaires les 2 et 3 novembre. Tous ces films étaient présentés dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE en parallèle sur sept écrans plats—cinq de petites dimensions alignés sur le même mur, et deux de moyennes dimensions disposés séparément —, accompagnés d’une projection plein mur présentant l’affiche «Communautaire en grève» installée sur la façade d’un édifice abandonné de la rue Saint-Jean.

En continuité avec ses travaux précédents, Michelle Teran cherchait par cette installation à faire résonner à un niveau plus profond et plus universel les évènements filmés, afin de rejoindre un public qui n’est pas nécessairement au fait du travail concret de ces organismes, ou du quotidien des gens qui y sont impliqués. Le parallélisme entre les vidéos défilant simultanément sur les multiples écrans disposés dans l’espace d’exposition faisait ressortir plusieurs points de convergence. Bien que les organismes choisis par Teran soient très différents les uns des autres, les personnes interviewées semblaient partager les mêmes inquiétudes, les mêmes appréhensions face à la situation actuelle du logement social à Québec, et elles exprimaient le sentiment qu’une véritable crise est à nos portes. Les organismes en question font face à des difficultés croissantes pour répondre aux demandes d’aide en matière de logement que ce soit de la part de personnes souffrant de troubles mentaux, de personnes démunies, de mères seules, voire de simples locataires habitant les quartiers centraux en plein embourgeoisement. Face à ces diverses situations, le spectateur était rapidement confronté à leurs points communs, à leur dimension collective et sociale, et voyait immanquablement émerger la question du «droit au logement». À la lumière de l’impact psychologique de la précarité en matière de logement sur les individus, les questionnements déferlaient: le logement est-il aujourd’hui réduit au statut de simple bien de consommation? Quel est le véritable coût social de cette situation? Est-ce que le logement ne devrait pas être considéré comme un droit fondamental, nécessitant des mesures appropriées?

crédit photo: Ivan Binet

L’intérêt de la démarche de Michelle Teran réside dans cette capacité à dépasser la singularité de l’expérience individuelle pour faire émerger la dimension sociale, à trouver le «macro» dans le «micro». En outre, la perspective de l’artiste sur la question du «droit au logement» se comprend mieux si on considère les autres évènements ayant ponctué son séjour à Québec. Il y a d’abord eu, au début novembre, la projection du film Mortgaged Lives (2013), qui documente le mouvement de résistance contre les évictions résidentielles qui s’est développé en Espagne à partir de 2006-2007. Ensuite, lors de l’ouverture de l’exposition le 12 décembre, le texte Sessions Rupture — qui est la transcription d’une conversation entre une psychologue et quatre femmes victimes d’une éviction à Madrid, tirée du film Mortgaged Lives — a été lu par autant de participants et participantes invités pour l’occasion. La discussion qui a suivi cette lecture publique révélait bien l’efficacité de la démarche de Teran. Sauf exception, le public québécois ne connaît pas précisément le contexte d’origine de cette conversation, soit les circonstances de la crise des évictions en Espagne (qui passe évidemment sous le radar des médias d’information locaux). Mais c’est justement ce manque de familiarité qui produit l’effet d’abstraction permettant d’en révéler la dimension universelle, et de faire glisser l’attention sur la dimension psychologique, traumatique, de l’expérience de l’éviction.

crédit photo: Ivan Binet

Prenons les mots de Gladys — une des victimes de cette crise des évictions résidentielles — , qui pour être parfaitement compréhensibles doivent être mis en relation avec les lois espagnoles sur les hypothèques, mais qui ne peuvent manquer de faire écho chez la plupart d’entre nous de toute façon:
«Au téléphone, par courrier. Chaque fois que tu ouvres la boîte aux lettres, c’est comme un coup émotionnel. Qu’est-ce que je fais? Si je n’ai pas l’argent, comment vais-je rembourser la banque? Et la banque va tout reprendre, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus rien. Et puis ils s’attaqueront à ma famille. C’est ça qui fait mal. C’est un mélange de sentiments. Peur. État de détresse. Anxiété.»1

crédit photo: Ivan Binet

La discussion qui a suivi s’est engagée facilement sur les parallèles avec les situations vécues à Québec, sur les effets traumatiques de la perte de sa résidence, de son «chez-soi», et sur l’engrenage de l’angoisse, du sentiment de culpabilité et du désespoir: comment ces sentiments qui peuvent être spontanément perçus comme des faiblesses individuelles dépassent en fait le niveau de l’individu et font partie d’une mécanique dont le résultat est le renforcement et la légitimation des inégalités sociales.

Michelle Teran réussit donc à montrer comment des difficultés vécues comme des situations individuelles sont en réalité les effets d’un système qui opère jusque dans l’âme de l’individu. Comment les personnes qui connaissent ces difficultés, et qui selon le discours dominant n’auraient qu’elles-mêmes à blâmer, sont en fait les victimes d’un processus qui s’attaque à leur estime de soi par des voies invisibles. Comment ce système laisse des traces, des cicatrices indélébiles. Et comment, enfin, plusieurs personnes réussissent à retrouver l’équilibre, la confiance, ou la fierté nécessaires à la poursuite d’une vie quelque peu sereine dans l’action, que ce soit par l’action militante, le travail communautaire, ou de simples gestes d’entraide. Continuons avec Gladys:
«Alors ce que nous avons fait c’est de rendre visibles leurs manières de nous faire mal. De rendre cela visible, cela nous rend fortes. C’est vrai. […] J’ai l’idée qu’ils vont devoir redonner tout ce qu’ils ont pris à toutes ces familles; même si c’est seulement une partie de ce qu’ils ont volé. C’est un crime.»2

crédit photo: Ivan Binet

Cette résidence de l’automne 2015 marquait le deuxième passage de Michelle Teran à LA CHAMBRE BLANCHE, et la continuité de son travail sur les traumatismes sociaux dans l’espace urbain mérite d’être soulignée. En 2006, Teran avait documenté à l’aide de cartes urbaines et d’entrevues avec des passants, des résidents et des commerçants des quartiers centraux les cicatrices psychologiques laissées par la clôture installée en 2001 lors du Sommet des Amériques pour rendre le Vieux-Québec étanche à toute contestation de l’évènement: une clôture renforcée de laissez-passer obligatoires, de corps policier extraordinaires, d’hélicoptères, de gaz lacrymogènes, etc. Dans ce projet, l’artiste n’a pas eu de difficulté à réveiller chez les gens du quartier les souvenirs de cet épisode honteux, infligé à l’ensemble des citoyens des quartiers centraux de Québec par la classe politique locale et internationale pour discuter d’une ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques).

crédit photo: Ivan Binet

Si les artistes contemporains sont régulièrement aux prises avec le dilemme de contribuer involontairement à l’embourgeoisement des quartiers populaires ou anciens par les interventions qu’ils/elles y font, avec Michelle Teran, nous avons clairement affaire à une artiste qui sait éviter ce genre de situation paradoxale. En effet, son travail sur le droit au logement et sur les traumatismes psychologiques associés à la perte du «chez-soi» met plutôt en évidence les effets néfastes de la spéculation immobilière et de la ségrégation sociale accompagnant souvent les projets de «revitalisation».

  1. TERAN, Michelle. 2013, Sessions Rupture. Madrid: Groupe sur l’impact psychologique de la Commission de la Vérité et PAH Madrid, p. 8.
  2. Ibid., p. 19.

Autour de Lighthouses d’Alice Jarry et Vincent Evrard

Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, de multiples sources lumineuses sont appareillées à des compositions de verres et de prismes dichroïques, de miroirs et de lentilles photographiques. Certains éléments sont arrimés à des moteurs réglés aléatoirement pour amener, dans un mouvement imprévisible, à la fois implacable et délicat, la lumière à se déployer en des irisations changeantes, accompagnées du son des moteurs et de l’entrechoque des matériaux à l’œuvre. Plongée dans la pénombre, la galerie s’illumine de cette série d’installations projetant sur toutes les surfaces du lieu des rayonnements polychromes, qui parcourent la pièce sans l’envahir et en redessinent continuellement les contours, en même temps qu’ils réagissent à la configuration de l’espace.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Alice Jarry et Vincent Evrard mettent ainsi les matériaux de constitution de l’image cinématographique au service d’un jeu diffractif à plusieurs niveaux, composant cette constellation irisée significativement nommée Lighthouses. Le phénomène de diffraction de la lumière est ici convoqué au premier rang. Plus encore, la logique de la diffraction, comme mode d’interprétation et d’interaction avec le réel, imprègne l’ensemble de l’œuvre. La lumière elle-même est ainsi intégrée à une dynamique d’interactions matérielles et sémantiques suggérée par ses propriétés ondulatoires. Elle ne sert pas à montrer une image ou d’un objet à montrer: mais plutôt, chacun de ces petits phares est source de déploiements lumineux et sonores advenant les uns à travers les autres, transigeant et interférant d’emblée avec toutes les composantes de l’environnement, et plongeant le participant au cœur de ses modulations.

Diffractions

La diffraction est le phénomène optique par lequel les rayons lumineux sont déviés et diffusés en rencontrant les bords d’un obstacle, ce qui permet notamment de séparer la lumière en faisceaux de couleur distincts et de les recomposer en lumière blanche. Les technologies actuelles de projection de l’image exploitent les propriétés diffractives des verres et des prismes dichroïques, conjointement à des assemblages de miroirs et de lentilles. Ces composantes sont ici reprises à nouveaux frais, pour être assemblées de manière inusitée, ouverte et dynamique. L’installation se présente ainsi comme une série de petits projecteurs déconstruits mais fonctionnels, chaque pièce intervenant selon sa logique propre dans une composition nouvelle et imprévisible.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Le processus de diffraction est ainsi au centre d’une installation qui travaille la lumière en la délestant de sa fonction mimétique ou représentative, pour la laisser agir dans sa matérialité propre, à même les composantes qui quotidiennement l’orientent vers nos écrans. L’installation, en outre, ne se limite pas à la juxtaposition d’une série de petits phares répartis dans l’espace. L’ensemble est solidaire, non selon une orchestration spécifique, mais parce que les déploiements lumineux qui circulent dans l’espace et les sons produits par les installations se croisent et interfèrent. Ultimement, la rencontre même des artistes se laisse comprendre en ces termes: la lumière entrant dans LA CHAMBRE BLANCHE par l’intervention de Jarry et d’Évrard s’y manifeste en des points de rencontre résultant de l’interaction de leurs démarches. Rencontre, notamment, d’une sensibilité tournée vers l’événementialité et le pouvoir d’action de la matière, et d’un souci des processus de constitution du sens et du récit.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Cette approche s’inscrit dans la méthode de lecture diffractive développée au cours des deux dernières décennies, particulièrement par Donna Haraway et Karen Barad. Alors que le phénomène optique de la réflexion structure le paradigme classique de la connaissance, selon lequel la vérité d’une représentation dépend de sa ressemblance avec l’original, l’approche diffractive propose d’apprendre à penser suivant la logique de la déviation et de la diffusion des ondes lumineuses. Celles-ci produisent en effet des interférences révélatrices, autant des objets rencontrés que des mouvements de la lumière même. Au discours portant sur la matérialité, la lecture diffractive préfère l’enchevêtrement de la matérialité et du discours. À la connaissance comprise comme reflet adéquat d’objets maintenus à distance, elle préfère la connaissance vécue comme pratique concrète d’engagement dans le monde. Elle cherche à rendre compte des points de rencontre significatifs entre la matérialité des choses et le sens dont elles sont investies1.

La réalité de l’image

Dans cet esprit, les matériaux de la projection cinématographique sont ici mis en action d’une manière qui dissout la frontalité habituelle de l’image. Cette dernière relève de la logique réflexive: l’image doit être un miroir de l’original; soit la plus parfaite représentation d’une idée, l’imitation fidèle d’une réalité ou du moins des traits de la réalité au profit de la réussite d’une illusion. Or ultimement, et paradoxalement peut-être, l’illusion réussie – donc l’image ressemblant au réel – tend à dissoudre l’identité du spectateur. Celui-ci, absorbé par le spectacle visuel et sonore déployé devant lui, s’y perd et s’y oublie. Il n’y a pas que cela, bien sûr, mais force est de constater que la toute-puissance contemporaine du cinéma et de la vidéo sont de cet ordre: ils catalysent le renoncement du spectateur à son engagement dans le réel. L’image, dès lors, sert à ne pas voir, à ne pas se positionner.

Ici, au contraire, le spectateur devient nécessairement participant en rencontrant les matériaux de constitution de l’image elle-même. La lumière mise en scène n’intervient pas comme un agent neutre s’effaçant dans la révélation des objets qu’elle rend visibles. Bien plutôt, elle se révèle et se montre en même temps que les corps qu’elle illumine, et qui à leur tour en modulent les trajectoires. Les ombres, en revanche, n’incarnent pas la simple négativité de l’absence du visible. Le corps qui fait obstacle agit non seulement comme un arrêt de la lumière, qui dessine en négatif la silhouette obscurcie de l’objet rencontré, mais aussi, par la diffraction, comme un révélateur de ses propriétés ondulatoires et polychromatiques. De même, les cliquetis et les chocs soulignent la matérialité de l’image souvent associée à une sorte d’immatérialité de la lumière. La lumière même, au-delà de son caractère éthéré, paraît ainsi dans le travail d’une matérialité qui agit sur les corps qui eux se montrent en la réfléchissant, en l’absorbant, en la bloquant, etc. De plus, les dispositifs techniques mis en œuvre sont visibles. Autant que les mouvements des participants, l’intervention des artistes est apparente: fils et moteurs font partie de l’ensemble. Présents dans ces traces, ils se retirent pourtant au dernier moment pour laisser le hasard décider des mouvements des moteurs.

Crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Le jeu de projections ainsi déployé ne favorise pas la dissolution du spectateur dans l’image. Dans cette dynamique où lumière, matériaux, ombres et personnes se meuvent ensemble, aucune posture ne permet au participant d’ignorer sa position. Celle-ci est toujours immédiatement et visiblement agissante. La passivité du spectateur assigné à une position de réceptivité est défaite pour le pousser dans la co-constitution des formes déployées dans l’espace. Il est en effet impossible d’accéder à l’installation sans l’affecter. Nécessairement, les faisceaux lumineux rencontrent les corps des participants, dont les ombres s’immiscent entre les formes projetées sur les murs. De même, le son de leurs pas, le bruit de leurs respirations, voire de leurs paroles rencontrent celui des cliquetis de verre résonnant dans l’espace. Le spectateur devient ainsi participant alors qu’il rencontre la matérialité de l’image cinématographique, d’une manière qui le contraint à réinterpréter et à recomposer son rapport à celle-ci, à réagir aux mouvements dans lesquels elle se travaille elle-même autour de lui et à travers lui.

La petite lumière

En même temps qu’il prend part à l’installation par son corps et ses gestes, le participant pénètre aussi des zones d’intériorité. L’installation, par la séparation de la lumière et le jeu du clair-obscur, crée un espace intimiste et rassurant le ramenant à lui-même en même temps qu’elle l’oriente dans l’espace. Ici se croisent l’extériorité du spectacle et l’intériorité de la conscience. L’effet n’est pas sans rappeler les pages de Gaston Bachelard sur ce qu’il appelait les rêveries de la petite lumière. Celles-ci sont avant tout, pour l’auteur, inspirées par la flamme d’une chandelle, parcelle chancelante de feu portant l’observateur dans la familiarité d’une rêverie tranquille: « En somme, le clair-obscur du psychisme, c’est la rêverie, une rêverie calme, calmante, qui est fidèle à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. »2 Les installations rappellent bien une telle description: les sources lumineuses répandent autour d’elles leurs douces irisations, exerçant une sorte de force d’attraction et fascination.

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Pour Bachelard, en fait, l’électrification de l’éclairage avait entraîné la perte de cette intimité avec la lumière que fournissait la chandelle. Pourtant, voilà que l’effet regretté de la flamme chancelant dans la nuit d’un temps préindustriel est rencontré par le biais de la technique elle-même. Les vecteurs matériels de la fuite dans l’image ramènent ainsi le participant du lointain vers le proche, de l’extériorité du monde représenté à la proximité d’un monde habité – ou à habiter.

Horizons…

Si les Lighthouses de Jarry et Evrard nous guident, ce n’est pas de manière à indiquer une destination. Cette constellation technologique mouvante et déployée à même l’espace que nous parcourons n’offre pas de point de repère stable et lointain dictant la direction à prendre. Elle nous accompagne plutôt dans nos mouvements d’une manière qui les inscrit à tout instant dans la matérialité du visible: à tout instant nous est montrée notre place dans la configuration changeante de l’espace. Lighthouses nous fait ainsi rencontrer les traces de notre participation à la réalité de l’image cinématographique, précisément là où nous avons l’habitude de nous oublier. À travers ces chemins se consolide une expérience révélant que l’illusion cinématographique n’est pas dans l’image projetée, mais dans la séparation du spectateur passif qui resterait un observateur neutre.

  1. Barad, Karen. 2007, Meeting the Universe Halfway. Durham et Londre : Duke University Press, p. 86 et suiv.
  2. Bachelard, Gaston. 1961, La Flamme d’une chandelle. Paris : Les Presses Universitaires de France, p. 17.

Not Wild, But Still Life

À l’automne 2014, l’artiste Nancy Samara Guzmán Fernández, accompagnée de son coéquipier Rodrigo Frías Becerra, amorçait une résidence de recherche portant sur le système bureaucratique de la ville de Québec. L’Édifice Marie-Guyard sur Grande Allée, soit la tour de bureaux la plus élevée de la ville, fut le lieu de leur prospection. Abritant différents ministères (Ministère de l’Éducation, du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques) cet immense gratte-ciel qui surplombe la colline Parlementaire est un lieu où chaque jour différentes strates de la vie politique évoluent. Dans son exposition Not Wild, But Still Life, Samara invite le regardeur à la découverte de cette architecture administrative par le biais d’une interprétation personnelle de notre appareil diplomatique.

crédit photo: Ivan Binet

Le travail de Samara interroge la place qu’occupe l’individu dans le système politique. Un travail qui s’articule non seulement dans la ville de Québec, lieu de production de sa résidence de recherche à LA CHAMBRE BLANCHE, mais aussi dans sa ville natale Mexico. Dans sa tentative d’articuler une réflexion sur la bureaucratie de divers pays et d’en faire une configuration, le résultat de son travail au Québec est empreint d’une ambiance onirique étrange ou subsiste une note de tristesse. Cette impression de mélancolie provient de la désolation de Samara face à une affaire ayant eu lieu au Mexique en septembre 2014: elle laisse planer dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, le deuil et la peine qu’elle ressent face à la disparition de 43 étudiants de son pays et du détachement du gouvernement dans la situation. La recherche qu’elle a entreprise dans l’Édifice Marie-Guyard la nuit, prend la forme d’une performance à l’intérieur de laquelle elle rend hommage aux étudiants disparus. Elle nous indique, par la noirceur dans laquelle elle nous plonge, l’absentéisme du système judiciaire et le manque d’intérêt du gouvernement dans l’évolution des dossiers. Simultanément, elle capture différents symboles et images présentant le parcours de son expérience à l’intérieur de notre bureaucratie.

crédit photo: Ivan Binet

Dans un premier temps, ce que son immersion dans notre réalité politique révèle, n’est pas uniquement son organisation rationnelle, mais aussi la façon dont on ordonne la vie humaine de manière à rendre «habitables» nos établissements. Samara traduit la fragilisation du mécanisme étatique par l’intégration du «vivant» à son projet: Not Wild, But Still Life. La bureaucratie, cette fraction inhérente du dispositif gouvernementale, est un lieu d’organisation de la société, un endroit de traduction de l’existence en document, en chiffre et en mot. Le «vivant» devient apparent dans son exposition par le déploiement d’un écosystème particulier qui s’anime dans une ambiance décalée: des représentations de plantes décorent l’environnement et donnent vie à un lieu de travail fonctionnel, la photocopie en noir et blanc d’une horloge semble arrêter le temps comme un rêve suspendu, les stores verticaux reflètent les néons la nuit et créent des ombres ou l’on imagine des êtres enfermés dans des cubicules. Cet état sauvage dénaturé par le contexte dans lequel il se trouve, nous interroge sur la place de la bureaucratie et de l’impact de son fonctionnalisme sur l’existence. Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, remodelée en un bureau réinventé, le stéréotype du fonctionnaire robotisé se transforme en une vision troublante par la dualité entre la nature sauvage représentée et l’automatisation d’un système complexe construit. Des failles, des effritements, s’immiscent dans la structure en place, la questionne, la fragilise.

crédit photo: Ivan Binet

La symbolisation de la bureaucratie dans l’œuvre de Samara porte à réfléchir sur les méthodes de gouvernance et l’orientation du dispositif ministériel dédié à l’édification de lieux affectés à l’organisation de la société. Elle poursuit la réflexion sur l’application de législation servant à gérer l’existence humaine (les lois et les normes) ainsi que sur l’exploitation de systèmes technologiques et médiatiques (télévisions, radios, internet) qui sont désormais intégrés à nos vies privées, à nos habitats et à nos loisirs. Michel Foucault nomme cet exercice du pouvoir sur le citoyen, le biopouvoir. Ce glissement du gouvernement dans la réalité s’installe dans des structures «bureaucratiques» qui servent à quantifier, qualifier, gérer et capturer les caractérisations d’un peuple afin de faciliter sa gouvernance, mais aussi de le laisser dans l’ignorance dû à la complexité administrative. Selon Samara, le système politique semble sécuriser le peuple, toutefois il le maintient dans un monde réglementaire lourd et difficilement accessible au citoyen. Le dispositif gouvernemental est composé d’un système de justice, de lois, de normes, d’institutions scolaires, de médias, de ministères en tous genres, de disciplines et de codifications internes qui complexifient la bureaucratie par la lourdeur procédurale.

crédit photo: Ivan Binet

Plusieurs journalistes ont comparé le travail de Samara aux œuvres littéraires de Kafka. Dans ses livres existentialistes, l’auteur nous transporte dans un monde ou le réalisme et l’ironie se côtoient. La bureaucratie apparaît comme une mascarade étrange à l’intérieure de laquelle les personnages principaux, souvent des citoyens ingénus devant le fonctionnement du pouvoir, vivent des situations absurdes et sans issue face à une justice aux allures burlesques. Le travail de Samara nous transporte dans un monde similaire, aux abords de l’absurdité, ou il existe une dualité entre l’aspect primitif et l’aspect prédéterminé de l’être vivant en société. Nous sommes plongés dans une nuit sans fin avec l’impression de ne voir qu’une partie de la réalité bureaucratique, celle que l’on veut nous montrer. Samara nous invite à nous questionner sur l’aspect que peut emprunter la justice tout comme Kafka dans son livre le Procès, qui traduit le pouvoir trompeur qu’elle a sur le citoyen: «La justice a une étrange puissance de séduction, ne trouvez-vous pas ?».1

  1. Kafka, Franz. 2000, Le Procès. Paris : Éditions Gallimard, p.52.

Jouer avec le mythe

Du 10 mars au 20 avril 2014, Emmanuel Lagrange Paquet présentait l’installation You Never Know à LA CHAMBRE BLANCHE.

Essayons de cerner la posture créative de cet artiste. D’abord, définissons le post-cinéma, et à partir de là permettons-nous de définir le post-ludique (en référence au jeu), ne serait-ce qu’aux fins du présent écrit.

Voici une définition tirée du mémoire de maîtrise de Lagrange Paquet:
(…) les artistes du post-cinéma, décortiquent et réarticulent dans un effort analytique les mécanismes cinématographiques et/ou décomposent l’image de fiction afin d’en faire ressortir les sous-histoires de sa production. Plus précisément, ce champ créatif se fonde sur l’appropriation des œuvres déjà existantes afin d’en créer de nouvelles. Ces dernières, dans le contexte du post-cinéma et post-ludique, nous amènent à vivre une expérience qui se fonde sur notre relation à des personnages, des événements, des objets qui font partie d’histoires fictives qui habitent l’imaginaire collectif. Ce faisant, elles nous font également vivre une expérience basée sur la relation que nous avons avec le médium qui rend possible le cinéma ou le jeu (la salle, l’écran, le projecteur, le téléchargement, la télécommande, les dés, le plateau, la console d’ordinateur, l’écran, la manette, les figurines (…)1

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Quelques-unes des œuvres de Lagrange Paquet sont essentiellement issues du post-cinéma, d’autres essentiellement du post-ludique, et d’autres encore sont un amalgame des deux.

Parmi celles qui sont le fruit de cet amalgame, le rôle du cinéma passe à chaque fois par la présence de personnages ou d’objets célèbres dans l’imaginaire collectif, tandis que le rôle de l’aspect ludique s’incarne (peut-être à l’exception de son œuvre Démineur) par l’entremise de l’appareillage: la télécommande Wii et la caméra Kinect, deux genres de technologies issues du monde du jeu. Ces technologies servent à localiser un sujet, qu’il soit mobile ou immobile.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les œuvres You Never Know, Jedi Action Drawing, Jedi Action Drawing V.2, Kinautomat NO-FI et Démineur (ce dernier est peut-être celui qui fait exception, parce que c’est moins l’appareillage qui serait mis à contribution dans l’œuvre, mais plutôt ce jeu célèbre qu’est Démineur) sont issues de cet amalgame. De plus, Magic Crazy Box est aussi une œuvre au confluent du post-cinéma et du post-ludique. Cette fois, il s’agit d’un film où la présence du post-ludique ne passe pas par un appareil, mais par la représentation de l’action de jouer, de l’esthétique du jeu et de ses appareils, tout ça amalgamé à la présence d’une figure célèbre du cinéma (un personnage interprété par l’acteur hollywoodien Bill Murray dans Groundhog Day) et à l’utilisation du mode narratif cinématographique, un langage qui est par ailleurs utilisé d’une manière éclatée et surréaliste, mais selon les codes du cinéma de fiction.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les œuvres issues exclusivement du post-cinéma sont: Entre le noir et blanc, Aux vues, Supperréalité, Miroir(s), miroir(s)…, Netdream, We Could Be Super, Telebox Transmitter, Super Google. Alors qu’ Histoires d’interaction V.0 et Histoires d’interaction V.2, dont l’essence tourne autour de la manette appartenant à la console de jeu PlayStation 3, relèvent du post-ludique.

Pour ces deux œuvres, l’artiste a récemment découvert un filon qu’il entend explorer avec enthousiasme. Il s’agit de l’historique du joueur dans le jeu, qu’il nomme la post-partition: l’historique des comportements du joueur qui peut être représenté de différentes manières. Dans les œuvres Histoires d’interactions V.0 et V.1 par exemple, il fait imprimer les symboles qui correspondent à chacune des touches de la manette de jeu lorsqu’elles sont utilisées, précisément des carrés, des triangles, des X, des cercles. Le résultat est riche visuellement, et détient un grand potentiel de «signifiance» parce que toutes ces petites formes géométriques alignées laissent l’impression qu’il s’agit d’un texte exprimé en une écriture primitive comme l’écriture cunéiforme ou encore le langage extra-terrestre.

Si nous poussons l’analyse de sa démarche, nous constatons qu’en post-cinéma, il se permet de travailler les personnages et les objets célèbres (Superman, le sabre laser de Star Wars, R.P. McMurphy qui est le personnage interprété par Jack Nicholson dans One Flew Over the Cuckoo’s Nest…), ainsi que le médium (l’écran, la pellicule, le projecteur…), mais qu’en post-ludique il se limite pour l’instant à exploiter l’appareillage (la console, les télécommandes, …), et qu’il ne semble pas, pour le moment, porté à utiliser les personnages (Mario Bros., Pac Man, …) ou des objets célèbres du jeu (la casquette de Mario Bros., le blason de Zelda). Ceci nous laisse à penser que lorsque les jeux par ordinateur généreront des personnages fictifs de la même trempe que ceux fournis par le cinéma, il leur accordera alors fort probablement de l’importance.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Donc, est-ce à dire qu’il ne considère pas Pac-Man, Mario Bros., Wonder Boy comme des personnages célèbres, même si ceux-ci ont pourtant ce statut dans la culture populaire? S’il les avait considérés comme tels, il les aurait probablement utilisés autant que le médium du jeu dans le cadre de sa pratique créative post-ludique, de la même manière qu’il a accordé une place presque également importante au médium qu’aux personnages en post-cinéma, en privilégiant ces derniers. Il semble donc que ces personnages du monde ludique soient moins dignes d’intérêt à ses yeux que les personnages célèbres du cinéma de fiction qui à plusieurs reprises ont été le pivot de ses œuvres en post-cinéma.

Son utilisation du qualificatif «mythique» au lieu de «célèbre» quand il désigne les personnages phares du cinéma de fiction nous permet de comprendre qu’il n’est pas intéressé pour l’instant par les personnages du jeu, Mario Bros. et Superman sont des personnages célèbres, mais peut-être que selon Lagrange Paquet seulement le surhomme venant de Krypton peut aussi être qualifié de mythe.

Cette notion de personnage mythique, il ne la réserve pas aux personnages surhumains, il y a de fortes chances que ce qu’il l’amène à privilégier le qualificatif «mythique» à celui de «célèbre», réside dans la possibilité d’une relation émotive avec le personnage fictif. Dans le cadre d’un film, le spectateur à l’aide du récit exerce une transposition sur le personnage qui devient alors le dépositaire d’une charge émotive dont il est dorénavant le symbole. Cette transposition ne se produit pas encore avec les personnages des jeux, mais ne devrait pas tarder. Il suffit de penser à des environnements ludiques qui favorisent par leur mise en scène un lien émotif comme Heavy Rain, Uncharted, Metal Gear Solid… et à leurs personnages Madison Paige, Drake, Snake…

Un personnage deviendrait mythique parce qu’à son contact nous serions amenés à mettre en relief notre réalité personnelle, ouvrant ainsi sur une expérience imaginaire riche existentiellement. Les jeux deviennent de plus en plus propices au mythe («jeu dont vous êtes le héros» sur table et «jeu dont vous êtes le héros» sur ordinateur), parce qu’ils mettent à profit les récits qui donnent vie à des personnages sur lesquels nous exerçons une transposition émotive, et qui deviennent de ce fait mythiques.

Lagrange Paquet affirme dans son mémoire accorder une importance particulière aux mythes:
aussi, l’étymologie du mot «mythologique» nous renvoie à son origine grecque mythos qui, en littérature, en plus de signifier un mythe (qui lui-même est constitué d’un modèle de valeurs de bases et attitudes d’un peuple) représente un thème narratif traditionnel ou récurrent. Ainsi, cette analyse démontre que mon intérêt pour les mythologies ne s’arrête pas au cinéma, bien qu’il soit, de nos jours, principalement véhiculé par lui de manière populaire.2

Je propose alors d’essayer de savoir quelle est la valeur de ce champ artistique qui a le projet de créer une nouvelle relation au mythe et au médium derrière le mythe. Par extension quelle est la valeur du post-cinéma, du post-ludique?

La question se pose avec force quand nous pensons à toute l’intensité émotive vécue par le spectateur dans le cadre de sa relation à l’œuvre narrative fictive qui est le lieu de naissance du personnage mythique, et que nous la comparons à l’intensité émotive que peuvent faire vivre le post-cinéma et le post-ludique. Mais, c’est une observation que nous devons tout de suite relativiser en nous rappelant qu’une œuvre, pour être artistique, n’a pas nécessairement besoin de produire une émotion forte. C’est par la richesse qu’elle incarne qu’elle l’est, que cette richesse soit foisonnante ou subtile: par la richesse de la technique (la virtuosité); du degré d’originalité d’une nouvelle manière d’aborder une discipline artistique ; du degré de nouveauté de «signifiance»; et peut-être encore plus par la richesse du contraste entre la sobriété des moyens et le grand pouvoir d’évocation concernant la «signifiance.» Je me permets de qualifier de poésie cette «signifiance» (au sens large, en ne la limitant pas à un domaine artistique en particulier), libérant ce mot d’une foule de significations qui lui sont accolées de manière inappropriée alors que d’autres conviennent mieux: onirique, fleur bleue, féerique, surréaliste, impressionniste, symbolique…

En parlant du post-cinéma et du post-ludique, il est évident que ces domaines ne sont pas le lieu de la création d’une richesse technique (virtuosité), mais plutôt d’une richesse concernant la nouvelle «signifiance» et la poésie. Quelques fois, la post-oeuvre est assez forte pour devenir une production culturelle célèbre, par exemple, l’artiste Andy Warhol qui a fait un retour sur Marilyn Monroe ou sur la soupe Campbell, où il a produit une richesse du nouveau signifiant et du poétique.

Dans You Never Know où l’art réside-t-il? Comme nous venons de l’expliquer, en post-cinéma et en post-ludique le potentiel de richesse qu’elle soit foisonnante ou subtile, concerne principalement la nouvelle «signifiance» et la poésie.

Dans You Never Know nous arrivons dans une salle presque complètement dans la pénombre, où se trouve un grand écran qui occupe les deux tiers de la surface du mur du fond. Le reste du lieu est un peu plus lumineux. Sur un des murs plus éclairés se trouvent six grandes feuilles noires, de la taille de grandes affiches sur lesquelles des points blancs font penser à une constellation d’étoiles. Ces «constellations» ont été construites à partir d’un logiciel qui cartographiait une image selon un algorithme en identifiant les points d’intérêts. Lagrange Paquet a présenté à ce logiciel des images de célébrités (de «stars»), et a produit ainsi ces pseudo constellations. Sur le grand écran, qui par son format et sa taille, en est un de type cinéma, nous voyons le cosmos, ses étoiles et ses nébuleuses colorées.

Face à l’écran, presque à l’autre extrémité de la salle, à l’endroit où se trouve habituellement le spectateur qui visionne un film, est installé un socle noir duquel émane de la lumière par une vitre transparente installée sur la face du haut. Cette installation permet à l’ordinateur et la caméra Kinect dissimulés dans le socle de cartographier tout objet ou image que nous lui présenterons en identifiant alors les points d’intérêts. Ainsi l’ordinateur par l’algorithme contenu dans le logiciel qu’il utilise créera une sorte de constellation qui sera accompagnée de sons, eux aussi produit en fonction d’un algorithme qui prend en compte ce regroupement «d’étoiles».

Au final, sur le même pied que ces «stars» hollywoodiennes dont les visages ont subi une cartographie stellaire, nous passons aussi au grand écran, mais déjà sous forme de constellation, élevée au rang de personnage immortalisé dans le cosmos comme ceux de la mythologie grecque: Cassiopée, Pégase, Andromède, Hercule, Orion, …

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette œuvre est un amalgame du post-ludique et du post-cinéma. La caméra Kinect qui sert à localiser et cartographier un objet incarne l’élément provenant de l’univers ludique, avec aussi le grand écran qui peut être à la fois considéré comme un appareillage du jeu et du cinéma. Tout le reste de l’œuvre est post-cinéma, c’est-à-dire essentiellement la représentation sous forme de constellations de «stars» hollywoodiennes.

Le thème du mythe occupe une grande place dans You Never Know. Il se retrouve dans les constellations qui ont servi à plusieurs cultures à immortaliser des personnages mythologiques, chez ces «étoiles» hollywoodiennes qui ont interprété des personnages mythiques, dans les extraits de textes de chansons populaires évoquant l’espace interstellaire, qui apparaissent à l’écran en même temps que les «constellations», et qui nous permettent d’entrer indirectement en contact avec des «étoiles» du rock (le mot rock étant pris ici dans son acception la plus large). Ces «étoiles» qui sont mythiques parce qu’à chaque histoire qu’elles racontent, elles incarnent un personnage sur lequel nous pouvons transposer des émotions.

La mise en place de l’installation crée une impression générale de mystère enveloppant, où semble régner une puissance omniprésente éthérée qui laisse exister l’humanité ordinaire des spectateurs, mais qui lui donne aussi le pouvoir de devenir extraordinaire, d’une certaine façon au moyen du jeu.
 

  1. Lagrange-Paquet, Emmanuel. 2014, Au-delà de l’écran: Appropriation du patrimoine mythologique du cinéma dans une exploration narrative et scénographique de l’espace d’exposition. Montréal: Université du Québec à Montréal. p. 7
  2. Ibid., p. 3

Božidar Jurjević

Boom!
Il vient de se passer quelque chose, un bruit horrible. C’est le signal… une étincelle, puis l’explosion, le déclenchement de tout. Une grande explosion. La mèche a été consumée depuis trop longtemps. La révolution, est désormais en marche.

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

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Božidar est un athlète. Il s’entraîne pour la vivre et pour y survivre depuis des années. Chaque matin, en faisant preuve d’une discipline spartiate, il combat la gravité, lutte, et résiste à la fatigue et à la poussière. Les poids tombent sur le sol, les murs tremblent, les cordes se mettent en tension. Le bruit est assourdissant, mystérieux parfois. L’entraînement est méticuleux, planifié à l’avance, tel un athlète qui se prépare pour les Jeux olympiques. Son corps et son cœur doivent être prêts physiquement, musculairement, pour supporter les épreuves de ses performances. Le révolutionnaire doit être prêt à faire craquer les murs. Même lorsque l’oxygène vient à manquer, l’artiste ne doit pas s’essouffler. Il doit savoir reprendre son souffle dans un geste réflexe, nageur, même si l’environnement est hostile et non familier. Dans cette épreuve, il n’y a pas de droit à l’erreur: on survit ou on meurt! Il faut être prêt au combat. Prêt à y laisser la sueur de son front, prêt à se rouler dans la poussière, prêt à tirer des cordes, à pousser des murs, à lancer des poids et à recommencer encore, encore et encore. L’artiste ne laisse rien au hasard, car la révolution se prépare.

Božidar est un voyageur. Les idées d’une révolution ne lui viennent pas d’un coup. Il doit les nourrir, les laisser mûrir pour finalement en utiliser les fruits. Le voyage, l’autre, les rencontres, les différences nourrissent l’artiste. Ce sont des terrains d’expression et du matériel de bonne qualité pour son imagination comme on a pu le constater à Zaragoza en Espagne et à Québec au Canada.. Le voyage l’amène à devenir un «personnage tablette numérique», sorte de personnification de sa réflexion intérieure réalisée au Québec. Des mois à travailler, à se préparer, à essayer, pour enfin trouver comment exhaler l’idée. L’artiste voyage et fait voyager ses idées. Il a besoin de constamment garnir son carquois pour en tirer de bonnes flèches. Il a besoin de rencontrer l’autre pour lui demander sa version, son avis ou son opinion. Ainsi, se prépare la révolution Jurjevićienne. Dans la tête, mais aussi entre ses mains.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Božidar est neutre. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, l’artiste a choisit de ne pas se draper d’une couleur particulière. Disons plutôt qu’il sait changer et se camoufler en fonction de son environnement ou de son objectif. Ne pas avoir de couleur, ne veut pas dire qu’il n’a pas de conviction. Car toute révolution est tachée de sang. Les expériences de la vie l’ont façonné pour qu’il choisisse de ne pas porter de drapeau. Il ne souhaite simplement pas porter d’étendard qui l’associerait avec une religion, trop restrictive à son goût. Il ne veut pas s’associer à un parti politique, dont la corruption mine la crédibilité. Il ne suit pas non plus de croyance particulière, il a l’inspiration comme meilleure alliée. L’artiste a pourtant la conviction que l’homme peut faire mieux, peut aller plus loin, peut être meilleur et plus beau. Il ne sert à rien d’être catalogué, comme l’illustrent ses restes de drapeaux brûlés; son étendard après la bataille. Il faut rester révolutionnaire en actes au service du peuple et de la majorité,

Božidar est un combattant. Il a été au plus proche du combat. Il s’est enrichit au cœur plus près du brouillard pour mieux le toucher pour mieux l’évaluer. L’artiste a vu l’animalité de l’homme incapable de se dominer, de se surpasser, de devenir l’humain au service des siens, de sa communauté et de son peuple. Il a vu la cupidité et toute l’absurdité humaine. Dans le bain de sang, il a compris la souffrance. Dans la boue, il a compris le terrain. Dans le brouillard, il a compris où était la lumière. La révolution est devenue son thème, son horizon. Il a été sur la première ligne des tranchées au combat. Il a vu le mal. Il a réalisé le bien. Il a choisit le bon.

Božidar est un travailleur. Les systèmes politiques lui ont donné l’inspiration corrompue. La pure graine de révolutionnaire. Une semence idéale. Le pouvoir assoiffe, le pouvoir appelle, le pouvoir grandit, mais le pouvoir assombrit, fragmente, affaiblit et rend perfide. Les systèmes politiques inspirent Božidar par leur corruption. Ils lui offrent un terreau fertile, sans limites et sans cesse renouvelé par un homme- animal. Un carnivore capitaliste trop puissant pour ses adversaires, gavé, et trop gourmant qui n’a même plus d’appétit. Mais l’artiste a choisit. Il a pris pour le peuple. Cette foule qui a soif de vérité sur son gouvernement qui l’enrôle. Elle finira par savoir, par connaitre et par destituer le monarque au sang bleu. Pourtant c’est bien du rouge qui coule sur le linge de cou du monarque. Le peuple a finit par savoir, par connaitre, apprendre et découvrir la nature du monarque et de ses sbires. Il est devenu meilleur. Plus conscient, plus réaliste plus proche de la complexe réalité sans cesse en mouvement. L’artiste est devenu un maitre.

Božidar est un croate. Son pays lui a donné tout ce qu’il est et tout ce qu’il est devenu. Il aime son pays, patriote. Il hait son pays, déserteur. Révolutionnaire diront certains. Il a la couleur rouge du sang, celle qui guide la révolution et celle du sang des martyrs innocents qui vont tomber au combat. Il n’a pas choisi d’ethnie, car l’homme est son créneau. La division n’existe qu’au travers des rôles que nous décidons de prendre d’assumer et de garder. Il a décidé de lutter contre les forces de la nature. Des éléments naturellement forts, des éléments naturellement sains. «The system is awfull» avait-il commencé par me dire. La nature est belle, ai-je pensé dans ma tête. Oseras-tu la défier ?

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Boom !
Dans une révolution, tout commence et se termine par une explosion. Un bruit assourdissant qui installe le chaos et s’attaque à l’ordre. Il n’y a plus rien à brûler. Il n’y a plus rien à consommer. Les protagonistes sont fatigués. Ils doivent reprendre des forces… pour leur prochaine bataille. Sept blocs de glace, sept protagonistes congelés et pétrifiés par la bataille. Chacun dans son bloc reprend des forces avant la prochaine décongélation, le prochain carnage humain. Awfull

Un cabinet de l’immédiat

Bruno Caldas Vianna fabrique des pièges qui captent le temps. Les dispositifs qu’il élabore sont réalisés à partir d’équipements technologiques qui sont considérés comme désuets. Il reconnaît lui-même que la salle d’exposition qu’il a investie à LA CHAMBRE BLANCHE pourrait évoquer le cabinet de curiosités, ou encore la Wunderkammer, «chambre de merveilles». En amassant des équipements que l’obsolescence isole du présent, le processus de l’artiste s’apparente d’ailleurs à celui du collectionneur d’objets curieux. Au lieu de les préserver dans un temps figé, Vianna leur redonne la vie en leur attribuant de nouvelles fonctions qui sont alimentées par l’environnement immédiat où ils se trouvent.

crédit photo: Ivan Binet

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Dépendant du bruit, du mouvement ou de la lumière, les créations de Vianna transmettent des parcelles de réalité qui relèvent de leurs dispositifs propres. Leur rassemblement donne l’impression de pouvoir accéder simultanément à différentes perceptions du monde. Au lieu que d’en présenter différentes échelles comme le feraient la loupe ou le télescope, ce sont plutôt des fragments de temps qui sont captés.

Certains dispositifs consistent en de nouvelles interprétations de la camera obscura. L’un d’eux se met en marche avec le mouvement d’une roue alimentée par la lumière du jour. Installé sur une fenêtre donnant sur la rue Christophe Colomb, il capte de brefs instants de la lumière extérieure. Isolées de leur réalité initiale, les photographies qui en résultent se présentent comme fragments des alentours. Leur petite taille et la retranscription des environs qu’elles fournissent rappellent les idées de Brassaï qui considérait que la photographie constitue «un double fidèle mais miniaturisé du monde extérieur.»1

crédit photo: Ivan Binet

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Pour Vianna, l’idée de travailler à partir d’une roue lui était inspirée par les premiers dispositifs d’enregistrements et de projections cinématographiques, mais également par l’ingénierie médiévale. L’artiste considère que c’est d’abord ce choix d’évoquer de vieux systèmes qui apparente la présentation de ses œuvres à celle du cabinet de curiosités. En se référant à d’anciens procédés, l’artiste capte le temps présent tout en faisant allusion à l’histoire universelle du monde. Le caractère rudimentaire de certaines de ses machines rejoint alors l’archaïsme des procédés dépassés qu’il évoque.

crédit photo: Ivan Binet

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Suivant l’analogie qu’établit Vianna entre son travail et le cabinet de curiosités, on pourrait comparer ces images aux versions réduites du monde, jadis restituées par les collections savantes qu’on exhibait en vue de l’expliquer. Au XVIIIe siècle, sous l’influence des idées de Diderot qui préconisait l’institution d’un «mémorial encyclopédique de l’esprit humain,»2 ces collections étaient souvent élaborées, aux côtés de minéraux ou de végétaux pour reconstituer les habitats où ils se trouvaient à l’état vivant. Il pouvait aussi arriver qu’on expose différentes espèces regroupées, en simulant une interaction n’ayant jamais existé dans la réalité. Les parties méconnues de la science se trouvaient alors comblées par l’imaginaire du collectionneur. Coïncidence étrange, pour parler de son travail, l’artiste emploie fréquemment des expressions associées aux actes de prédation: il qualifie ses créations de «pièges lumineux pour le temps» et se compare à un «chasseur» traquant sa «proie» évanescente.

crédit photo: Ivan Binet

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Ces instants, même une fois «capturés» et exposés, ne subissent toutefois pas la représentation mortifère habituellement suscitée par l’immortalisation muséale. Parce que ces créations dépendent de l’environnement dans lequel elles se trouvent, en les expérimentant, c’est à la captation directe du temps que l’on assiste plutôt qu’à son interruption. L’un des dispositifs est employé pour reconstituer des images à partir des bruits ambiants qui sont captés dans la salle d’exposition. Apparaissant progressivement sur une tablette numérique, ces images présentent des interventions archéologiques réalisées dans la ville de Rio. Différentes strates d’une époque lointaine ressurgissent grâce aux variations de l’immédiat, produisant ainsi une révélation du passé par le présent.

Un autre des dispositifs réinterprétant la camera obscura est employé à capter différents moments d’un sujet sur la même surface photosensible. Le paysage urbain des environs est alors révélé en parcelles d’instants multiples. Fantomatiques, les images se présentent en négatif puisque leur captation est imprimée directement sur le papier. Ce sont les variations de la lumière qui témoignent de la pluralité des moments de la journée coexistant sur une même image. Leurs démarcations rappellent l’érosion des sols qui témoigne du passage du temps sur un territoire. À la différence d’une photographie qui résulte de la captation d’un seul moment, cette pluralité des instants d’un même sujet présente une version du monde où le temps aurait été aboli par sa démultiplication.

crédit photo: Ivan Binet

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Puisque les dispositifs de Bruno Caldas Vianna présentent différentes formes de captation du temps, leur réunion dans un même espace ouvre sur la perception d’un infini en réduction.3 Si la désuétude attribuée aux éléments qui les constituent donne l’impression qu’ils sont dépassés par le temps, il semble paradoxal que ces objets devenus artefacts contribuent plutôt à en alimenter la régénérescence. D’autre part, l’époque dont proviennent ces matériaux n’est pas si loin du présent. Par leur simple présence matérielle, ces différentes pièces réunies semblent témoigner d’une accélération du monde, dépassé par la vitesse de son évolution technologique et médiatique. Dès lors, il y a bel et bien lieu de considérer l’ensemble comme une forme de cabinet, qui serait adapté aux savoirs et à l’imaginaire d’une époque demandant encore à explorer et à comprendre.

  1. Brassaï. 1997, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie. Paris: Éditions Gallimard. p. 33.
  2. Davenne, Christine et Christine Fleurent. 2011, Cabinets de curiosités: La passion de la collection. Paris, Éditions de La Martinière. p. 16.
  3. Ibid., p. 66.