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Préface 38

LA CHAMBRE BLANCHE propose toujours des résidences in situ fondées sur la relation de l’œuvre avec le lieu. De 2014 à 2016, conformes à ce mode, quatre projets explorent en sus la relation parfois trouble de l’individu à son environnement.

À l’automne 2014, Nancy Samara Guzmán Fernández et Rodrigo Frías Becerra s’introduisent dans l’univers bureaucratique des employés du gouvernement qui s’éparpillent chaque jour sur les 31 étages de la tour Marie-Guyart. Les artistes mexicains, louvoyant à travers les paravents formant des isoloirs de travail, effleurent au passage quelques plantes vertes censées animer le décor figé sous un éclairage artificiel. Ces végétaux, Not Wild, But Still Life, que l’on peut voir dans les fenêtres, donnent une impression conviviale de l’édifice, mais en réalité, tout y est ordonné pour maintenir les travailleurs dans un environnement avant tout fonctionnel.

En 2015, le programme d’échange Vice Versa de Transcultures tissait un réseau de résidences entre le Web, Québec et Mons. Jumelés dans ce contexte, Alice Jarry (Montréal) et Vincent Evrard (Liège) ont réalisé une installation inspirée par la diffraction qui explore et «met en lumière» ce phénomène au moyen de verre, de mécanismes et de dispositifs électroniques. Selon les co-créateurs, Lighthouses est à la fois plastique, métaphorique et poétique, car l’oeuvre reflète ce processus par lequel la lumière est déviée ou diffusée en faisceaux de couleurs distinctes lorsqu’elle rencontre un obstacle: à l’image de leur méthodologie de travail, de leur matériau et de ce qui survient dans leur collaboration et le lieu de création.

En 2015 également, la Canado-Mexicaine Michelle Teran poursuit sa recherche sur les perturbations dans l’environnement urbain (précédente résidence 2006). Animée cette fois par la problématique du logement social et de la Mixité urbaine, elle explore le centre-ville de Québec. Cinq organismes concernés par cette question lui ouvrent leurs portes. Elle documente en vidéo leurs activités, leur mission et des cas de figure. Ces vidéos alimentent une discussion autour des enjeux auxquels cette «sociologue de l’art» désire sensibiliser le public.

Au printemps 2016 enfin, l’artiste thaïlandais Jedsada Tangtrakulwong doit s’ajuster à notre hiver persistant. Au fil de ses déambulations dans la froidure de l’environnement, il est fasciné de voir comment la municipalité a imaginé d’emmailloter les arbres pour les protéger. Son installation Adjust reproduit en galerie cette manière d’être créatif pour survivre. Tout devient affaire d’ajustement, en art comme en horticulture.

Échange Bangkok/Québec


LA CHAMBRE BLANCHE a inauguré de fort belle manière le vernissage progressif de l’échange international Bangkok-Québec. Par un samedi hivernal ensoleillé, le 19 mars 2016, une déambulation s’amorçait avec l’exposition Adjust de Jedsada Tangtrakulwong, laquelle s’avéra un des moments forts de la journée, sinon de l’évènement.

crédit photo: Ivan Binet

S’ajuster comme attitude de création

Survivre ou périr au froid hivernal? Telle a été assurément la question à la base de (l’œuvre) la créativité de Jedsada Tangtrakulwong. Habitué comme ses compatriotes à un climat frisant les 37 degrés au-dessus de zéro, qu’en serait-il de l’humain, de la faune, de la flore et de l’eau pendant l’hiver nordique alors que les températures peuvent atteindre 37 degrés sous zéro? Bien qu’il sache que les climats sous d’autres cieux ont créé des civilisations et des environnements qui se sont développés et adaptés aux froidures et aux neiges éternelles, comment vivrait-il cette expérience en venant à Québec?

Autant dire que Jedsada n’aura eu en tête qu’une attitude: s’ajuster. De posture humaine il en fera une attitude d’art. C’est lors de son contact initial, sa promenade dans le quartier qu’une observation déclenchera son savoir-faire. Le souriant Tangtrakulwong vit de manière extraordinaire une chose qui, à nos yeux d’urbains hivernaux est devenue peut-être familière au point de ne pas en faire de cas, pour lui sera un formidable déclencheur de son œuvre à faire. Je veux parler de ces petits arbres plantés que les employés municipaux «habillent» de couvertures et soutiennent par des tuteurs pour la saison. Comme on le verra, il appliquera plusieurs variantes artistiques de cette procédure, mais à l’intérieur!

crédit photo: Ivan Binet

Sculpter les enrobages

Au regard d’ensemble, Adjust de Jedsada Tangtrakulwong semble avoir métamorphosé de manière lumineuse l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE. Le plancher brille ce qui ne fait que mieux ressortir l’occupation sculpturale des lieux. Tels des petits îlots, des formes qui se révéleront être des abris sont éparpillées au sol.

À force de circuler parmi eux, de s’en approcher, notre perception se transforme en découvertes singulières d’une œuvre à l’autre. Ces constructions sculptées de grosseurs variables enveloppent autant de plantes domestiques qu’il y a de choix de revêtements fabriqués de divers matériaux aux propriétés isolantes. Ces enrobages que nous présente l’artiste thaïlandais prennent allure d’architectures ondulantes et fascinantes. Profitant des technologies de pointe jumelant programme d’ordinateur et outils de découpe, l’artiste s’est inspiré des ombres obtenues par l’éclairage des plantes dans leurs pots pour en créer les formes visibles.

Chaque œuvre est donc une découverte en soi. Tantôt, il faut se pencher pour apercevoir la plante, ou encore soulever un couvercle. Deux arbustes, plus grands, se démarquent. Leurs branches sont recouvertes de couvertures de feutre comme celles que l’artiste avait repérées dehors.

L’ajustement comme mode de survie s’opère donc ici par l’inversion: du dehors au dedans, pour les petits arbres d’extérieurs comme une transplantation, mais aussi une modification de la fonction du pot à celle d’enveloppement pour protéger métaphoriquement du froid, comme nous le faisons avec nos manteaux et nos habitations.

crédit photo: Ivan Binet

Exotisme chaleureux

Déjà remarquable par leur mise en espace, il émanait, des dispositifs de Adjust, une chaleureuse expressivité exotique. Pour avoir été du volet thaïlandais de l’échange1, je me suis pris à rêvasser à l’architecture complexe et fluide de ces nombreux temples thaïlandais qui structurent les villes et les villages. C’est le cas, par exemple, du fameux Wat Arun à Bangkok.

Mais déjà, les visiteurs commençaient à se déplacer. J’enfilai manteau, tuque et mitaines en pensant aux abris pour plantes inventés par Jedsada Tangtrakulwong. Marchant dans la neige et sentant les piqûres du froid sur mon visage, je compris que l’extension de l’idée de protection valait pour tout ce qui est vivant. Ce leitmotiv traverserait sans doute les expositions inédites produites par les autres artistes thaïlandais dans l’édifice de la coopérative Méduse et au Lieu, centre en art actuel2.

  1. Le volet artistique Bangkok/Québec complétait au printemps 2016 en sol québécois celui d’Encounter With Strangers. Québec/Bangkok amorcé à l’automne 2015 en sol thaïlandais. Il s’agit du premier échange international d’art entre les deux contrées.
  2. Charinthorn Rachurutchata et Miti Ruangkritya occupaient la grande salle chez VU, Lalinthorn Phencharoen et Prasert Yodkaew celle de L’Œil de Poisson tandis qu’Arnont Nongyao était chez Avatar et dans la galerie/vitrine de la Manif d’Art. Le vernissage allait se terminer au Lieu, centre en art actuel où l’événement avait débuté une semaine auparavant avec une conférence de Wantanee Siripattanannunkul et les performances de de Nopawan Sirivejkul et de Mongkol Plienbangchang, l’installation vidéo de la même Wantanee Siripattanannunkul clôturant l’aventure.

«Mixité» de Michelle Teran, ou l’efficacité de l’approche documentaire


La résidence de l’artiste canado-mexicaine Michelle Teran, à LA CHAMBRE BLANCHE à l’automne 2015, s’est déroulée sous le signe de la «Mixité», un enjeu qui touche de près les quartiers centraux de Québec. Le travail de Michelle Teran fait réfléchir au sens de ce mot trop facilement détourné par nos politicien·ne·s quand il est question d’intervenir dans le développement de ces quartiers. Caméra vidéo en main, Teran a interviewé des représentants de cinq organismes concernés par la question du logement à Québec et a suivi certaines de leurs activités pour produire autant de courts documentaires, présentés en galerie au mois de décembre. Elle a réalisé des entrevues avec le FRAPRU (Front d’action populaire en réaménagement urbain), le BAIL (Bureau d’animation et d’information au logement), Mères et Monde, le Comité Populaire Saint-Jean-Baptiste et le PECH-Sherpa (Programme d’encadrement clinique et d’hébergement). En outre, deux vidéos se concentraient sur des moments importants des revendications sociales de l’automne 2015: la Nuit des sans-abri, le 16 octobre, dans le quartier Saint-Roch (place de l’Université-du-Québec), et la «Grève sociale», avec l’occupation du bureau de Sébastien Proulx, député de Jean-Talon, et l’occupation du siège social de la Banque nationale, sur le boulevard René-Lévesque par des groupes communautaires les 2 et 3 novembre. Tous ces films étaient présentés dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE en parallèle sur sept écrans plats—cinq de petites dimensions alignés sur le même mur, et deux de moyennes dimensions disposés séparément —, accompagnés d’une projection plein mur présentant l’affiche «Communautaire en grève» installée sur la façade d’un édifice abandonné de la rue Saint-Jean.

En continuité avec ses travaux précédents, Michelle Teran cherchait par cette installation à faire résonner à un niveau plus profond et plus universel les évènements filmés, afin de rejoindre un public qui n’est pas nécessairement au fait du travail concret de ces organismes, ou du quotidien des gens qui y sont impliqués. Le parallélisme entre les vidéos défilant simultanément sur les multiples écrans disposés dans l’espace d’exposition faisait ressortir plusieurs points de convergence. Bien que les organismes choisis par Teran soient très différents les uns des autres, les personnes interviewées semblaient partager les mêmes inquiétudes, les mêmes appréhensions face à la situation actuelle du logement social à Québec, et elles exprimaient le sentiment qu’une véritable crise est à nos portes. Les organismes en question font face à des difficultés croissantes pour répondre aux demandes d’aide en matière de logement que ce soit de la part de personnes souffrant de troubles mentaux, de personnes démunies, de mères seules, voire de simples locataires habitant les quartiers centraux en plein embourgeoisement. Face à ces diverses situations, le spectateur était rapidement confronté à leurs points communs, à leur dimension collective et sociale, et voyait immanquablement émerger la question du «droit au logement». À la lumière de l’impact psychologique de la précarité en matière de logement sur les individus, les questionnements déferlaient: le logement est-il aujourd’hui réduit au statut de simple bien de consommation? Quel est le véritable coût social de cette situation? Est-ce que le logement ne devrait pas être considéré comme un droit fondamental, nécessitant des mesures appropriées?

crédit photo: Ivan Binet

L’intérêt de la démarche de Michelle Teran réside dans cette capacité à dépasser la singularité de l’expérience individuelle pour faire émerger la dimension sociale, à trouver le «macro» dans le «micro». En outre, la perspective de l’artiste sur la question du «droit au logement» se comprend mieux si on considère les autres évènements ayant ponctué son séjour à Québec. Il y a d’abord eu, au début novembre, la projection du film Mortgaged Lives (2013), qui documente le mouvement de résistance contre les évictions résidentielles qui s’est développé en Espagne à partir de 2006-2007. Ensuite, lors de l’ouverture de l’exposition le 12 décembre, le texte Sessions Rupture — qui est la transcription d’une conversation entre une psychologue et quatre femmes victimes d’une éviction à Madrid, tirée du film Mortgaged Lives — a été lu par autant de participants et participantes invités pour l’occasion. La discussion qui a suivi cette lecture publique révélait bien l’efficacité de la démarche de Teran. Sauf exception, le public québécois ne connaît pas précisément le contexte d’origine de cette conversation, soit les circonstances de la crise des évictions en Espagne (qui passe évidemment sous le radar des médias d’information locaux). Mais c’est justement ce manque de familiarité qui produit l’effet d’abstraction permettant d’en révéler la dimension universelle, et de faire glisser l’attention sur la dimension psychologique, traumatique, de l’expérience de l’éviction.

crédit photo: Ivan Binet

Prenons les mots de Gladys — une des victimes de cette crise des évictions résidentielles — , qui pour être parfaitement compréhensibles doivent être mis en relation avec les lois espagnoles sur les hypothèques, mais qui ne peuvent manquer de faire écho chez la plupart d’entre nous de toute façon:
«Au téléphone, par courrier. Chaque fois que tu ouvres la boîte aux lettres, c’est comme un coup émotionnel. Qu’est-ce que je fais? Si je n’ai pas l’argent, comment vais-je rembourser la banque? Et la banque va tout reprendre, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus rien. Et puis ils s’attaqueront à ma famille. C’est ça qui fait mal. C’est un mélange de sentiments. Peur. État de détresse. Anxiété.»1

crédit photo: Ivan Binet

La discussion qui a suivi s’est engagée facilement sur les parallèles avec les situations vécues à Québec, sur les effets traumatiques de la perte de sa résidence, de son «chez-soi», et sur l’engrenage de l’angoisse, du sentiment de culpabilité et du désespoir: comment ces sentiments qui peuvent être spontanément perçus comme des faiblesses individuelles dépassent en fait le niveau de l’individu et font partie d’une mécanique dont le résultat est le renforcement et la légitimation des inégalités sociales.

Michelle Teran réussit donc à montrer comment des difficultés vécues comme des situations individuelles sont en réalité les effets d’un système qui opère jusque dans l’âme de l’individu. Comment les personnes qui connaissent ces difficultés, et qui selon le discours dominant n’auraient qu’elles-mêmes à blâmer, sont en fait les victimes d’un processus qui s’attaque à leur estime de soi par des voies invisibles. Comment ce système laisse des traces, des cicatrices indélébiles. Et comment, enfin, plusieurs personnes réussissent à retrouver l’équilibre, la confiance, ou la fierté nécessaires à la poursuite d’une vie quelque peu sereine dans l’action, que ce soit par l’action militante, le travail communautaire, ou de simples gestes d’entraide. Continuons avec Gladys:
«Alors ce que nous avons fait c’est de rendre visibles leurs manières de nous faire mal. De rendre cela visible, cela nous rend fortes. C’est vrai. […] J’ai l’idée qu’ils vont devoir redonner tout ce qu’ils ont pris à toutes ces familles; même si c’est seulement une partie de ce qu’ils ont volé. C’est un crime.»2

crédit photo: Ivan Binet

Cette résidence de l’automne 2015 marquait le deuxième passage de Michelle Teran à LA CHAMBRE BLANCHE, et la continuité de son travail sur les traumatismes sociaux dans l’espace urbain mérite d’être soulignée. En 2006, Teran avait documenté à l’aide de cartes urbaines et d’entrevues avec des passants, des résidents et des commerçants des quartiers centraux les cicatrices psychologiques laissées par la clôture installée en 2001 lors du Sommet des Amériques pour rendre le Vieux-Québec étanche à toute contestation de l’évènement: une clôture renforcée de laissez-passer obligatoires, de corps policier extraordinaires, d’hélicoptères, de gaz lacrymogènes, etc. Dans ce projet, l’artiste n’a pas eu de difficulté à réveiller chez les gens du quartier les souvenirs de cet épisode honteux, infligé à l’ensemble des citoyens des quartiers centraux de Québec par la classe politique locale et internationale pour discuter d’une ZLEA (Zone de libre-échange des Amériques).

crédit photo: Ivan Binet

Si les artistes contemporains sont régulièrement aux prises avec le dilemme de contribuer involontairement à l’embourgeoisement des quartiers populaires ou anciens par les interventions qu’ils/elles y font, avec Michelle Teran, nous avons clairement affaire à une artiste qui sait éviter ce genre de situation paradoxale. En effet, son travail sur le droit au logement et sur les traumatismes psychologiques associés à la perte du «chez-soi» met plutôt en évidence les effets néfastes de la spéculation immobilière et de la ségrégation sociale accompagnant souvent les projets de «revitalisation».

  1. TERAN, Michelle. 2013, Sessions Rupture. Madrid: Groupe sur l’impact psychologique de la Commission de la Vérité et PAH Madrid, p. 8.
  2. Ibid., p. 19.

Autour de Lighthouses d’Alice Jarry et Vincent Evrard

Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, de multiples sources lumineuses sont appareillées à des compositions de verres et de prismes dichroïques, de miroirs et de lentilles photographiques. Certains éléments sont arrimés à des moteurs réglés aléatoirement pour amener, dans un mouvement imprévisible, à la fois implacable et délicat, la lumière à se déployer en des irisations changeantes, accompagnées du son des moteurs et de l’entrechoque des matériaux à l’œuvre. Plongée dans la pénombre, la galerie s’illumine de cette série d’installations projetant sur toutes les surfaces du lieu des rayonnements polychromes, qui parcourent la pièce sans l’envahir et en redessinent continuellement les contours, en même temps qu’ils réagissent à la configuration de l’espace.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Alice Jarry et Vincent Evrard mettent ainsi les matériaux de constitution de l’image cinématographique au service d’un jeu diffractif à plusieurs niveaux, composant cette constellation irisée significativement nommée Lighthouses. Le phénomène de diffraction de la lumière est ici convoqué au premier rang. Plus encore, la logique de la diffraction, comme mode d’interprétation et d’interaction avec le réel, imprègne l’ensemble de l’œuvre. La lumière elle-même est ainsi intégrée à une dynamique d’interactions matérielles et sémantiques suggérée par ses propriétés ondulatoires. Elle ne sert pas à montrer une image ou d’un objet à montrer: mais plutôt, chacun de ces petits phares est source de déploiements lumineux et sonores advenant les uns à travers les autres, transigeant et interférant d’emblée avec toutes les composantes de l’environnement, et plongeant le participant au cœur de ses modulations.

Diffractions

La diffraction est le phénomène optique par lequel les rayons lumineux sont déviés et diffusés en rencontrant les bords d’un obstacle, ce qui permet notamment de séparer la lumière en faisceaux de couleur distincts et de les recomposer en lumière blanche. Les technologies actuelles de projection de l’image exploitent les propriétés diffractives des verres et des prismes dichroïques, conjointement à des assemblages de miroirs et de lentilles. Ces composantes sont ici reprises à nouveaux frais, pour être assemblées de manière inusitée, ouverte et dynamique. L’installation se présente ainsi comme une série de petits projecteurs déconstruits mais fonctionnels, chaque pièce intervenant selon sa logique propre dans une composition nouvelle et imprévisible.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Le processus de diffraction est ainsi au centre d’une installation qui travaille la lumière en la délestant de sa fonction mimétique ou représentative, pour la laisser agir dans sa matérialité propre, à même les composantes qui quotidiennement l’orientent vers nos écrans. L’installation, en outre, ne se limite pas à la juxtaposition d’une série de petits phares répartis dans l’espace. L’ensemble est solidaire, non selon une orchestration spécifique, mais parce que les déploiements lumineux qui circulent dans l’espace et les sons produits par les installations se croisent et interfèrent. Ultimement, la rencontre même des artistes se laisse comprendre en ces termes: la lumière entrant dans LA CHAMBRE BLANCHE par l’intervention de Jarry et d’Évrard s’y manifeste en des points de rencontre résultant de l’interaction de leurs démarches. Rencontre, notamment, d’une sensibilité tournée vers l’événementialité et le pouvoir d’action de la matière, et d’un souci des processus de constitution du sens et du récit.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Cette approche s’inscrit dans la méthode de lecture diffractive développée au cours des deux dernières décennies, particulièrement par Donna Haraway et Karen Barad. Alors que le phénomène optique de la réflexion structure le paradigme classique de la connaissance, selon lequel la vérité d’une représentation dépend de sa ressemblance avec l’original, l’approche diffractive propose d’apprendre à penser suivant la logique de la déviation et de la diffusion des ondes lumineuses. Celles-ci produisent en effet des interférences révélatrices, autant des objets rencontrés que des mouvements de la lumière même. Au discours portant sur la matérialité, la lecture diffractive préfère l’enchevêtrement de la matérialité et du discours. À la connaissance comprise comme reflet adéquat d’objets maintenus à distance, elle préfère la connaissance vécue comme pratique concrète d’engagement dans le monde. Elle cherche à rendre compte des points de rencontre significatifs entre la matérialité des choses et le sens dont elles sont investies1.

La réalité de l’image

Dans cet esprit, les matériaux de la projection cinématographique sont ici mis en action d’une manière qui dissout la frontalité habituelle de l’image. Cette dernière relève de la logique réflexive: l’image doit être un miroir de l’original; soit la plus parfaite représentation d’une idée, l’imitation fidèle d’une réalité ou du moins des traits de la réalité au profit de la réussite d’une illusion. Or ultimement, et paradoxalement peut-être, l’illusion réussie – donc l’image ressemblant au réel – tend à dissoudre l’identité du spectateur. Celui-ci, absorbé par le spectacle visuel et sonore déployé devant lui, s’y perd et s’y oublie. Il n’y a pas que cela, bien sûr, mais force est de constater que la toute-puissance contemporaine du cinéma et de la vidéo sont de cet ordre: ils catalysent le renoncement du spectateur à son engagement dans le réel. L’image, dès lors, sert à ne pas voir, à ne pas se positionner.

Ici, au contraire, le spectateur devient nécessairement participant en rencontrant les matériaux de constitution de l’image elle-même. La lumière mise en scène n’intervient pas comme un agent neutre s’effaçant dans la révélation des objets qu’elle rend visibles. Bien plutôt, elle se révèle et se montre en même temps que les corps qu’elle illumine, et qui à leur tour en modulent les trajectoires. Les ombres, en revanche, n’incarnent pas la simple négativité de l’absence du visible. Le corps qui fait obstacle agit non seulement comme un arrêt de la lumière, qui dessine en négatif la silhouette obscurcie de l’objet rencontré, mais aussi, par la diffraction, comme un révélateur de ses propriétés ondulatoires et polychromatiques. De même, les cliquetis et les chocs soulignent la matérialité de l’image souvent associée à une sorte d’immatérialité de la lumière. La lumière même, au-delà de son caractère éthéré, paraît ainsi dans le travail d’une matérialité qui agit sur les corps qui eux se montrent en la réfléchissant, en l’absorbant, en la bloquant, etc. De plus, les dispositifs techniques mis en œuvre sont visibles. Autant que les mouvements des participants, l’intervention des artistes est apparente: fils et moteurs font partie de l’ensemble. Présents dans ces traces, ils se retirent pourtant au dernier moment pour laisser le hasard décider des mouvements des moteurs.

Crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Le jeu de projections ainsi déployé ne favorise pas la dissolution du spectateur dans l’image. Dans cette dynamique où lumière, matériaux, ombres et personnes se meuvent ensemble, aucune posture ne permet au participant d’ignorer sa position. Celle-ci est toujours immédiatement et visiblement agissante. La passivité du spectateur assigné à une position de réceptivité est défaite pour le pousser dans la co-constitution des formes déployées dans l’espace. Il est en effet impossible d’accéder à l’installation sans l’affecter. Nécessairement, les faisceaux lumineux rencontrent les corps des participants, dont les ombres s’immiscent entre les formes projetées sur les murs. De même, le son de leurs pas, le bruit de leurs respirations, voire de leurs paroles rencontrent celui des cliquetis de verre résonnant dans l’espace. Le spectateur devient ainsi participant alors qu’il rencontre la matérialité de l’image cinématographique, d’une manière qui le contraint à réinterpréter et à recomposer son rapport à celle-ci, à réagir aux mouvements dans lesquels elle se travaille elle-même autour de lui et à travers lui.

La petite lumière

En même temps qu’il prend part à l’installation par son corps et ses gestes, le participant pénètre aussi des zones d’intériorité. L’installation, par la séparation de la lumière et le jeu du clair-obscur, crée un espace intimiste et rassurant le ramenant à lui-même en même temps qu’elle l’oriente dans l’espace. Ici se croisent l’extériorité du spectacle et l’intériorité de la conscience. L’effet n’est pas sans rappeler les pages de Gaston Bachelard sur ce qu’il appelait les rêveries de la petite lumière. Celles-ci sont avant tout, pour l’auteur, inspirées par la flamme d’une chandelle, parcelle chancelante de feu portant l’observateur dans la familiarité d’une rêverie tranquille: « En somme, le clair-obscur du psychisme, c’est la rêverie, une rêverie calme, calmante, qui est fidèle à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. »2 Les installations rappellent bien une telle description: les sources lumineuses répandent autour d’elles leurs douces irisations, exerçant une sorte de force d’attraction et fascination.

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Pour Bachelard, en fait, l’électrification de l’éclairage avait entraîné la perte de cette intimité avec la lumière que fournissait la chandelle. Pourtant, voilà que l’effet regretté de la flamme chancelant dans la nuit d’un temps préindustriel est rencontré par le biais de la technique elle-même. Les vecteurs matériels de la fuite dans l’image ramènent ainsi le participant du lointain vers le proche, de l’extériorité du monde représenté à la proximité d’un monde habité – ou à habiter.

Horizons…

Si les Lighthouses de Jarry et Evrard nous guident, ce n’est pas de manière à indiquer une destination. Cette constellation technologique mouvante et déployée à même l’espace que nous parcourons n’offre pas de point de repère stable et lointain dictant la direction à prendre. Elle nous accompagne plutôt dans nos mouvements d’une manière qui les inscrit à tout instant dans la matérialité du visible: à tout instant nous est montrée notre place dans la configuration changeante de l’espace. Lighthouses nous fait ainsi rencontrer les traces de notre participation à la réalité de l’image cinématographique, précisément là où nous avons l’habitude de nous oublier. À travers ces chemins se consolide une expérience révélant que l’illusion cinématographique n’est pas dans l’image projetée, mais dans la séparation du spectateur passif qui resterait un observateur neutre.

  1. Barad, Karen. 2007, Meeting the Universe Halfway. Durham et Londre : Duke University Press, p. 86 et suiv.
  2. Bachelard, Gaston. 1961, La Flamme d’une chandelle. Paris : Les Presses Universitaires de France, p. 17.

Not Wild, But Still Life

À l’automne 2014, l’artiste Nancy Samara Guzmán Fernández, accompagnée de son coéquipier Rodrigo Frías Becerra, amorçait une résidence de recherche portant sur le système bureaucratique de la ville de Québec. L’Édifice Marie-Guyard sur Grande Allée, soit la tour de bureaux la plus élevée de la ville, fut le lieu de leur prospection. Abritant différents ministères (Ministère de l’Éducation, du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques) cet immense gratte-ciel qui surplombe la colline Parlementaire est un lieu où chaque jour différentes strates de la vie politique évoluent. Dans son exposition Not Wild, But Still Life, Samara invite le regardeur à la découverte de cette architecture administrative par le biais d’une interprétation personnelle de notre appareil diplomatique.

crédit photo: Ivan Binet

Le travail de Samara interroge la place qu’occupe l’individu dans le système politique. Un travail qui s’articule non seulement dans la ville de Québec, lieu de production de sa résidence de recherche à LA CHAMBRE BLANCHE, mais aussi dans sa ville natale Mexico. Dans sa tentative d’articuler une réflexion sur la bureaucratie de divers pays et d’en faire une configuration, le résultat de son travail au Québec est empreint d’une ambiance onirique étrange ou subsiste une note de tristesse. Cette impression de mélancolie provient de la désolation de Samara face à une affaire ayant eu lieu au Mexique en septembre 2014: elle laisse planer dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, le deuil et la peine qu’elle ressent face à la disparition de 43 étudiants de son pays et du détachement du gouvernement dans la situation. La recherche qu’elle a entreprise dans l’Édifice Marie-Guyard la nuit, prend la forme d’une performance à l’intérieur de laquelle elle rend hommage aux étudiants disparus. Elle nous indique, par la noirceur dans laquelle elle nous plonge, l’absentéisme du système judiciaire et le manque d’intérêt du gouvernement dans l’évolution des dossiers. Simultanément, elle capture différents symboles et images présentant le parcours de son expérience à l’intérieur de notre bureaucratie.

crédit photo: Ivan Binet

Dans un premier temps, ce que son immersion dans notre réalité politique révèle, n’est pas uniquement son organisation rationnelle, mais aussi la façon dont on ordonne la vie humaine de manière à rendre «habitables» nos établissements. Samara traduit la fragilisation du mécanisme étatique par l’intégration du «vivant» à son projet: Not Wild, But Still Life. La bureaucratie, cette fraction inhérente du dispositif gouvernementale, est un lieu d’organisation de la société, un endroit de traduction de l’existence en document, en chiffre et en mot. Le «vivant» devient apparent dans son exposition par le déploiement d’un écosystème particulier qui s’anime dans une ambiance décalée: des représentations de plantes décorent l’environnement et donnent vie à un lieu de travail fonctionnel, la photocopie en noir et blanc d’une horloge semble arrêter le temps comme un rêve suspendu, les stores verticaux reflètent les néons la nuit et créent des ombres ou l’on imagine des êtres enfermés dans des cubicules. Cet état sauvage dénaturé par le contexte dans lequel il se trouve, nous interroge sur la place de la bureaucratie et de l’impact de son fonctionnalisme sur l’existence. Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, remodelée en un bureau réinventé, le stéréotype du fonctionnaire robotisé se transforme en une vision troublante par la dualité entre la nature sauvage représentée et l’automatisation d’un système complexe construit. Des failles, des effritements, s’immiscent dans la structure en place, la questionne, la fragilise.

crédit photo: Ivan Binet

La symbolisation de la bureaucratie dans l’œuvre de Samara porte à réfléchir sur les méthodes de gouvernance et l’orientation du dispositif ministériel dédié à l’édification de lieux affectés à l’organisation de la société. Elle poursuit la réflexion sur l’application de législation servant à gérer l’existence humaine (les lois et les normes) ainsi que sur l’exploitation de systèmes technologiques et médiatiques (télévisions, radios, internet) qui sont désormais intégrés à nos vies privées, à nos habitats et à nos loisirs. Michel Foucault nomme cet exercice du pouvoir sur le citoyen, le biopouvoir. Ce glissement du gouvernement dans la réalité s’installe dans des structures «bureaucratiques» qui servent à quantifier, qualifier, gérer et capturer les caractérisations d’un peuple afin de faciliter sa gouvernance, mais aussi de le laisser dans l’ignorance dû à la complexité administrative. Selon Samara, le système politique semble sécuriser le peuple, toutefois il le maintient dans un monde réglementaire lourd et difficilement accessible au citoyen. Le dispositif gouvernemental est composé d’un système de justice, de lois, de normes, d’institutions scolaires, de médias, de ministères en tous genres, de disciplines et de codifications internes qui complexifient la bureaucratie par la lourdeur procédurale.

crédit photo: Ivan Binet

Plusieurs journalistes ont comparé le travail de Samara aux œuvres littéraires de Kafka. Dans ses livres existentialistes, l’auteur nous transporte dans un monde ou le réalisme et l’ironie se côtoient. La bureaucratie apparaît comme une mascarade étrange à l’intérieure de laquelle les personnages principaux, souvent des citoyens ingénus devant le fonctionnement du pouvoir, vivent des situations absurdes et sans issue face à une justice aux allures burlesques. Le travail de Samara nous transporte dans un monde similaire, aux abords de l’absurdité, ou il existe une dualité entre l’aspect primitif et l’aspect prédéterminé de l’être vivant en société. Nous sommes plongés dans une nuit sans fin avec l’impression de ne voir qu’une partie de la réalité bureaucratique, celle que l’on veut nous montrer. Samara nous invite à nous questionner sur l’aspect que peut emprunter la justice tout comme Kafka dans son livre le Procès, qui traduit le pouvoir trompeur qu’elle a sur le citoyen: «La justice a une étrange puissance de séduction, ne trouvez-vous pas ?».1

  1. Kafka, Franz. 2000, Le Procès. Paris : Éditions Gallimard, p.52.