Archives du mot-clé Luis Armando García

Questions de climat

Les lieux, les choses et les êtres ne sont-ils que ce que l’on en pense? Comment se mettre dans la peau de l’Autre? L’artiste Luis Armando García est préoccupé par les images aussi réductrices qu’antithétiques que le tourisme et la criminalité ont forgées du Mexique. Avec Viento del Norte, il veut présenter une autre réalité, éloignée de ces stéréotypes et liée à l’écologie de sa région natale. Mais il n’est pas facile de faire abstraction de la violence lorsque celle-ci pèse sur les faits et gestes du quotidien. Cette violence empoisonne le climat, elle sourd dans le vent du nord. Irrépressiblement, dramatiquement, Viento del Norte se métamorphosera au fil des jours en Linea de Fuego.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La longue résidence de García à LA CHAMBRE BLANCHE lui aura donc permis de ressentir de diverses manières son identité sociale, professionnelle et personnelle, de comprendre autrement les lieux d’où les gens parlent, de réfléchir sur les faits et les êtres dont les gens parlent et comment ils en parlent. Questionnement sur les identités, les apparences et la communication, l’imposant travail réalisé durant son séjour exprime parfaitement que les lieux, les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.

Viento del Norte est une installation poétique et méditative qui repose sur des correspondances climatiques entre la rigueur du désert mexicain de Zacatecas et celle de l’hiver québécois: autant la sécheresse que le froid influencent le comportement sociétal et l’humeur des gens. De plus, malgré les différences environnementales et les modes d’adaptation relatifs å la géographie, il y a dans les deux cas une tension, une anticipation et une façon particulière de nommer les phénomènes météorologiques comme la pluie ou la neige. Une métaphore se développe autour de cette observation: la possibilité d’éprouver de l’empathie pour l’Autre à partir de ses propres expériences. Elle se traduit avec sensibilité et efficacité, dans Viento del Norte, par la juxtaposition de contrastes effectués à l’aide de formes pourtant similaires. Certains visiteurs s’étonneront: comment un Mexicain venu du désert, ignorant la neige, peut-il exprimer aussi justement la nature de la réalité nordique? Et de surcroît avec des objets inspirés ou modelés d’après les dispositifs qu’on utilise dans la zone aride pour recueillir l’eau de pluie?

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Voilà le propos. Au-delà des préjugés qui classent les interlocuteurs et dissolvent la communication en affirmant les dissemblances entre les personnes et les choses, García fouille ce qui les rassemble. Il repère les similitudes et à partir de celles-ci, il extrapole et construit des ponts qui traversent les apparences et les différences. Cette stratégie, plus que banale en art, joue ici un rôle précis. Elle endosse le discours de l’artiste concernant la circulation et la perception des identités puisque ce sont les mêmes objets qu’il reprend et remet en scène au cours de son périple de création. Les filtres de pierre qui servent à purifier l’eau trop rare dans le désert ont antérieurement fait partie d’une exposition collective en 2002 dans la ville de Zacatecas. Parvenus au Québec, ils se reproduisent et se moulent littéralement sur le contexte local. D’une blancheur crayeuse, en forme d’ogives, ce sont des réceptacles pour l’eau, soit å l’état liquide ou solide, soit vapeur ou suintement glacial, les uns et les autres parfaitement et également évocateurs de la canicule ou de la froidure. Ainsi, cela ou celui qui voyage se transforme. Il pénètre par «approximation», à partir de sa propre expérience et de sa nature, l’univers de l’Autre. Puisque l’on connaît le chaud et le froid, on peut imaginer le torride et le polaire. Par contre, pour qui supporte difficilement l’un ou l’autre, imaginer le vivre au quotidien est plus ardu. Et pour qui n’a jamais expérimenté le gel, il est difficile de concevoir que sa brûlure soit aussi douloureuse que celle du feu.

Il en va de même pour la violence. Pour qui ne l’a point réellement expérimentée, il est difficile d’en anticiper les effets sur soi, et l’imaginer comme une réalité quotidienne est horrible pour qui a subi une fois un événement traumatisant. Quand la réalité de l’Autre est trop éloignée de la sienne, il y a alors des obstacles à l’empathie, à l’«approximation». Elle fait place à la fascination, à l’indifférence ou au mépris.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En tant que citoyen mexicain et représentant de son pays, Luis Armando García se situe au point de convergence de ces attitudes qu’il dit souvent percevoir chez les étrangers et qui oscillent entre l’exotisme convenu, le déni de responsabilité (face aux catastrophes humanitaires ou à la détresse de l’Autre) ou le jugement moral. Les jeunes, selon lui, semblent plus ouverts et touchés par le côté politique de son oeuvre, peut-être parce que se cherchant eux-mêmes, ils sont plus disponibles à d’autres réalités. Un tel ressenti face aux perceptions des regardeurs est notable chez cet artiste qui semble toujours inquiété par le regard et le jugement de l’Autre. Il souligne plus d’une fois son plaisir de déambuler dans les rues de Québec sans la crainte d’être agressé, allégé du «poids» de cette tension perpétuelle, palpable presque partout dit-il, au Mexique. «Promenez-vous dans la ville pour savourer cette sensation inhabituelle,» a-t-il conseillé à des performeurs mexicains venus en tournée, et qui lui demandaient des suggestions de sorties. Il insiste: le peuple mexicain n’est pas violent, pas davantage que le peuple québécois. La violence au Mexique, explique-t-il, s’est installée insidieusement au fil des ans sous la forme de délits plus ou moins graves liés à la corruption. Devant l’expansion de la criminalité maintenant ouvertement opérante, jusque dans sa ville, que faire? Demeurer barricadé chez soi, devenir prisonnier de sa propre peur n’est pas une solution. À trop se protéger, on perd la conviction qu’il est possible d’intervenir. Ainsi, prendre position et agir est devenu une nécessité chez García. Un choix qu’il assume dans sa vie personnelle et professionnelle.

C’est pourquoi l’atmosphère lourde et menaçante de Linea de Fuego a succédé à la fraîcheur blanche de Viento del Norte. Si le concept de la première installation était clair avant sa réalisation au Québec, celui de la seconde, quoique mal défini, s’y lovait déjà. Il trouvait son origine dans la dégradation de la situation actuelle au Mexique et le deuil récent d’un ami assassiné. Après quelques semaines de résidence et la finalisation de Viento del Norte, il a fallu brasser la cage, dire impérieusement que la réalité est autre chose que ce que l’on voit. Que la vie est davantage que ses apparences. Que la poésie peut être violente et que la violence peut fabriquer de la poésie. Et que cette poésie-là est gorgée de tension.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En fait, dans la nouvelle mise en scène, c’est moins la violence à l’œuvre qui est saisie que ses conséquences, que la tension d’être prit au piège ou celle d’une impuissance face à l’inconnu. Plusieurs dispositifs, cohérents dans leur inquiétante étrangeté, contribuent à créer un no man’s land où il semble que tout pourrait nous arriver, et pas le meilleur. Un sinistre arrimage de chaînes occupe dès l’entrée le champ visuel, à la fois suspendu au plafond et arrimé au sol, mobile sonore qu’un engin fait imperceptiblement bouger. À travers ses tentacules de fer, on distingue sur le mur une toile de fils électriques entrelacés dont les extrémités sont munies d’ampoules allumées, telles les synapses d’un système nerveux. Des projectiles pendent devant, dans le vide, comme des fils à plomb sondant d’obscures zones de l’être humain. Un bruit lugubre nous parvient et nous fait frissonner: l’eau d’un puits bouillonne et, sur sa surface, la projection d’une vidéo d’archive relate le témoignage d’un otage qui sera bientôt assassiné. On aura compris, sans besoin de les décrire tous, ce que les divers éléments de l’ensemble peuvent suggérer ou démontrer.

Outre cela, retenons plutôt que ce qui frappe ici, pour qui aurait vu Viento del Norte, c’est la récupération de tous les éléments de cette installation. L’artiste l’ayant disloquée, démembrée dirions-nous, il en a kidnappé les parties/témoins qu’il a torturées et disposées tout autrement pour leur faire dire autre chose. Certaines pièces portent sous forme de tableaux exposés les traces de l’événement précédent: taches loquaces de rouille, de plâtre, qui ne sont pas sans évoquer le sang, à l’instar des spectaculaires ogives suspendues qui laissent dégouliner une eau rouillée le long de leurs flancs immaculés.

Et enfin, ce qui étonne, on observe que les fragments des petites dalles de béton fracturées sont maintenus ensemble par une ficelle de crin. Dérisoire entreprise pour lutter contre le chaos environnant. Mais il faut bien intervenir, agir, rassembler les éclats de ce qui est brisé. Le geste n’est pas naïf. Il ne prétend pas réparer. C’est un témoignage. Il s’agit de prendre position et, devant l’incontournable différence de l’Autre, de ne pas succomber à la fascination cynique, à l’indifférence confortable ou à la condamnation morale. Cela parce que les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.