Archives de l’auteur : Jacqueline Bouchard

Préface 39

L’expérimentation sonore s’invite de manière continue dans la programmation 2016-2017 de LA CHAMBRE BLANCHE. Matériau privilégié de Giulia Visamara, de Nicolas d’Alessandro et de Robyn Moody dans leurs résidences de création, elle se pointe chez Esther Vila Roca lors du finissage de la sienne, sous la forme d’une performance sonore et musicale.

Giulia Vismara, une scénographe du son. Voilà le très beau titre que Carol-Ann Belzil-Normand a trouvé pour décrire le travail de cette artiste italienne qui ouvre la programmation 2016-2017. Compositrice et conceptrice sonore, et aussi musicologue, Giulia Vismara s’intéresse aux rapports entre le son et l’espace. Elle explore de quelle manière l’espace transforme les sons et aussi, inversement, l’influence que les sons exercent sur notre perception de l’espace. Sa résidence lui a permis d’approfondir son travail sur l’acoustique en utilisant des sons provenant de l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE, de l’extérieur urbain, et en exploitant le potentiel de matériaux comme le verre, le métal et le bois. Ses expériences avec divers dispositifs, dans la galerie, lui ont permis de s’éloigner de la stricte composition pour se centrer sur l’écoute de l’environnement. Son œuvre immersive électroacoustique nous invite à déambuler dans une scénographie sonore où l’espace est ressenti à la fois comme infini et condensé.

L’artiste brésilienne Esther Vila Roca dit qu’elle est entrée en art de manière sauvage. Son parcours se définit par un laisser-aller dans la création : elle accueille les rencontres et les découvertes, le relationnel et l’événementiel qui favorisent l’émergence d’une action en vue d’induire un changement, un surgissement signifiant. À LA CHAMBRE BLANCHE, elle poursuit ainsi son «projet multidisciplinaire de transformation sociale». Au moyen de l’écriture et de la vidéo, elle balise sa démarche où le processus créatif et le « processus social » sont intimement liés. Tout est matière à transformation, et les formes sont multiples. Effectivement, pendant sa résidence, ses rencontres avec différents artistes, son exploration territoriale et une visite au Musée sont à l’origine notamment d’un conte, d’une installation sonore et visuelle, et d’une peinture murale.

C’est à la manière de produire les sons, et particulièrement celui de la voix humaine, que s’intéresse l’artiste belge Nicolas d’Alessandro. Il est jumelé à Québec avec l’artiste Jean-François Lahos, dans le cadre du deuxième échange de résidences pour le projet Vice Versa initié par les centres Transcultures et LA CHAMBRE BLANCHE. Les recherches de l’artiste québécois portent quant à elles sur la réalisation d’objets de grandes dimensions, la modélisation des formes, le pliage et le dépliage. Dans Requiem, aboutissement de la résidence, le public est justement invité à «déplier» le corps d’un gisant, projeté par le toucher dans un univers sonore de nébuleuses. C’est donc autour du thème de la mort, survenu rapidement lors de la rencontre des deux artistes, que s’est arrimé leur travail de collaboration. Leur expertise technologique a permis de créer une œuvre contemplative émouvante, très loin de la morbidité.

C’est dans le même sens que Sanguine Through the Storm de Robyn Moody échappe à la morosité. L’artiste canadien, fasciné par les sciences et les mathématiques, s’inspire d’événements ou de phénomènes observables dans notre quotidien ou dans la nature. Il crée des installations qui les transcendent en leur ajoutant une valeur esthétique, voire éditoriale ou poétique, aimant produire dans ses œuvres un environnement électroacoustique généré par les objets. C’est le cas de l’installation réalisée durant sa résidence, dans le cadre de Manif d’art 8. À partir d’un souvenir, l’image d’une fuite d’eau rafistolée demeurée dans sa mémoire, il imagine un monde apocalyptique où les édifices abandonnés et délabrés sont exposés aux inondations. Paradoxalement pourtant, c’est au moyen d’un décor sonore plutôt ludique et très coloré qu’il exprime sa vision.

Préface 38

LA CHAMBRE BLANCHE propose toujours des résidences in situ fondées sur la relation de l’œuvre avec le lieu. De 2014 à 2016, conformes à ce mode, quatre projets explorent en sus la relation parfois trouble de l’individu à son environnement.

À l’automne 2014, Nancy Samara Guzmán Fernández et Rodrigo Frías Becerra s’introduisent dans l’univers bureaucratique des employés du gouvernement qui s’éparpillent chaque jour sur les 31 étages de la tour Marie-Guyart. Les artistes mexicains, louvoyant à travers les paravents formant des isoloirs de travail, effleurent au passage quelques plantes vertes censées animer le décor figé sous un éclairage artificiel. Ces végétaux, Not Wild, But Still Life, que l’on peut voir dans les fenêtres, donnent une impression conviviale de l’édifice, mais en réalité, tout y est ordonné pour maintenir les travailleurs dans un environnement avant tout fonctionnel.

En 2015, le programme d’échange Vice Versa de Transcultures tissait un réseau de résidences entre le Web, Québec et Mons. Jumelés dans ce contexte, Alice Jarry (Montréal) et Vincent Evrard (Liège) ont réalisé une installation inspirée par la diffraction qui explore et «met en lumière» ce phénomène au moyen de verre, de mécanismes et de dispositifs électroniques. Selon les co-créateurs, Lighthouses est à la fois plastique, métaphorique et poétique, car l’oeuvre reflète ce processus par lequel la lumière est déviée ou diffusée en faisceaux de couleurs distinctes lorsqu’elle rencontre un obstacle: à l’image de leur méthodologie de travail, de leur matériau et de ce qui survient dans leur collaboration et le lieu de création.

En 2015 également, la Canado-Mexicaine Michelle Teran poursuit sa recherche sur les perturbations dans l’environnement urbain (précédente résidence 2006). Animée cette fois par la problématique du logement social et de la Mixité urbaine, elle explore le centre-ville de Québec. Cinq organismes concernés par cette question lui ouvrent leurs portes. Elle documente en vidéo leurs activités, leur mission et des cas de figure. Ces vidéos alimentent une discussion autour des enjeux auxquels cette «sociologue de l’art» désire sensibiliser le public.

Au printemps 2016 enfin, l’artiste thaïlandais Jedsada Tangtrakulwong doit s’ajuster à notre hiver persistant. Au fil de ses déambulations dans la froidure de l’environnement, il est fasciné de voir comment la municipalité a imaginé d’emmailloter les arbres pour les protéger. Son installation Adjust reproduit en galerie cette manière d’être créatif pour survivre. Tout devient affaire d’ajustement, en art comme en horticulture.

Questions de climat

Les lieux, les choses et les êtres ne sont-ils que ce que l’on en pense? Comment se mettre dans la peau de l’Autre? L’artiste Luis Armando García est préoccupé par les images aussi réductrices qu’antithétiques que le tourisme et la criminalité ont forgées du Mexique. Avec Viento del Norte, il veut présenter une autre réalité, éloignée de ces stéréotypes et liée à l’écologie de sa région natale. Mais il n’est pas facile de faire abstraction de la violence lorsque celle-ci pèse sur les faits et gestes du quotidien. Cette violence empoisonne le climat, elle sourd dans le vent du nord. Irrépressiblement, dramatiquement, Viento del Norte se métamorphosera au fil des jours en Linea de Fuego.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La longue résidence de García à LA CHAMBRE BLANCHE lui aura donc permis de ressentir de diverses manières son identité sociale, professionnelle et personnelle, de comprendre autrement les lieux d’où les gens parlent, de réfléchir sur les faits et les êtres dont les gens parlent et comment ils en parlent. Questionnement sur les identités, les apparences et la communication, l’imposant travail réalisé durant son séjour exprime parfaitement que les lieux, les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.

Viento del Norte est une installation poétique et méditative qui repose sur des correspondances climatiques entre la rigueur du désert mexicain de Zacatecas et celle de l’hiver québécois: autant la sécheresse que le froid influencent le comportement sociétal et l’humeur des gens. De plus, malgré les différences environnementales et les modes d’adaptation relatifs å la géographie, il y a dans les deux cas une tension, une anticipation et une façon particulière de nommer les phénomènes météorologiques comme la pluie ou la neige. Une métaphore se développe autour de cette observation: la possibilité d’éprouver de l’empathie pour l’Autre à partir de ses propres expériences. Elle se traduit avec sensibilité et efficacité, dans Viento del Norte, par la juxtaposition de contrastes effectués à l’aide de formes pourtant similaires. Certains visiteurs s’étonneront: comment un Mexicain venu du désert, ignorant la neige, peut-il exprimer aussi justement la nature de la réalité nordique? Et de surcroît avec des objets inspirés ou modelés d’après les dispositifs qu’on utilise dans la zone aride pour recueillir l’eau de pluie?

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Voilà le propos. Au-delà des préjugés qui classent les interlocuteurs et dissolvent la communication en affirmant les dissemblances entre les personnes et les choses, García fouille ce qui les rassemble. Il repère les similitudes et à partir de celles-ci, il extrapole et construit des ponts qui traversent les apparences et les différences. Cette stratégie, plus que banale en art, joue ici un rôle précis. Elle endosse le discours de l’artiste concernant la circulation et la perception des identités puisque ce sont les mêmes objets qu’il reprend et remet en scène au cours de son périple de création. Les filtres de pierre qui servent à purifier l’eau trop rare dans le désert ont antérieurement fait partie d’une exposition collective en 2002 dans la ville de Zacatecas. Parvenus au Québec, ils se reproduisent et se moulent littéralement sur le contexte local. D’une blancheur crayeuse, en forme d’ogives, ce sont des réceptacles pour l’eau, soit å l’état liquide ou solide, soit vapeur ou suintement glacial, les uns et les autres parfaitement et également évocateurs de la canicule ou de la froidure. Ainsi, cela ou celui qui voyage se transforme. Il pénètre par «approximation», à partir de sa propre expérience et de sa nature, l’univers de l’Autre. Puisque l’on connaît le chaud et le froid, on peut imaginer le torride et le polaire. Par contre, pour qui supporte difficilement l’un ou l’autre, imaginer le vivre au quotidien est plus ardu. Et pour qui n’a jamais expérimenté le gel, il est difficile de concevoir que sa brûlure soit aussi douloureuse que celle du feu.

Il en va de même pour la violence. Pour qui ne l’a point réellement expérimentée, il est difficile d’en anticiper les effets sur soi, et l’imaginer comme une réalité quotidienne est horrible pour qui a subi une fois un événement traumatisant. Quand la réalité de l’Autre est trop éloignée de la sienne, il y a alors des obstacles à l’empathie, à l’«approximation». Elle fait place à la fascination, à l’indifférence ou au mépris.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En tant que citoyen mexicain et représentant de son pays, Luis Armando García se situe au point de convergence de ces attitudes qu’il dit souvent percevoir chez les étrangers et qui oscillent entre l’exotisme convenu, le déni de responsabilité (face aux catastrophes humanitaires ou à la détresse de l’Autre) ou le jugement moral. Les jeunes, selon lui, semblent plus ouverts et touchés par le côté politique de son oeuvre, peut-être parce que se cherchant eux-mêmes, ils sont plus disponibles à d’autres réalités. Un tel ressenti face aux perceptions des regardeurs est notable chez cet artiste qui semble toujours inquiété par le regard et le jugement de l’Autre. Il souligne plus d’une fois son plaisir de déambuler dans les rues de Québec sans la crainte d’être agressé, allégé du «poids» de cette tension perpétuelle, palpable presque partout dit-il, au Mexique. «Promenez-vous dans la ville pour savourer cette sensation inhabituelle,» a-t-il conseillé à des performeurs mexicains venus en tournée, et qui lui demandaient des suggestions de sorties. Il insiste: le peuple mexicain n’est pas violent, pas davantage que le peuple québécois. La violence au Mexique, explique-t-il, s’est installée insidieusement au fil des ans sous la forme de délits plus ou moins graves liés à la corruption. Devant l’expansion de la criminalité maintenant ouvertement opérante, jusque dans sa ville, que faire? Demeurer barricadé chez soi, devenir prisonnier de sa propre peur n’est pas une solution. À trop se protéger, on perd la conviction qu’il est possible d’intervenir. Ainsi, prendre position et agir est devenu une nécessité chez García. Un choix qu’il assume dans sa vie personnelle et professionnelle.

C’est pourquoi l’atmosphère lourde et menaçante de Linea de Fuego a succédé à la fraîcheur blanche de Viento del Norte. Si le concept de la première installation était clair avant sa réalisation au Québec, celui de la seconde, quoique mal défini, s’y lovait déjà. Il trouvait son origine dans la dégradation de la situation actuelle au Mexique et le deuil récent d’un ami assassiné. Après quelques semaines de résidence et la finalisation de Viento del Norte, il a fallu brasser la cage, dire impérieusement que la réalité est autre chose que ce que l’on voit. Que la vie est davantage que ses apparences. Que la poésie peut être violente et que la violence peut fabriquer de la poésie. Et que cette poésie-là est gorgée de tension.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En fait, dans la nouvelle mise en scène, c’est moins la violence à l’œuvre qui est saisie que ses conséquences, que la tension d’être prit au piège ou celle d’une impuissance face à l’inconnu. Plusieurs dispositifs, cohérents dans leur inquiétante étrangeté, contribuent à créer un no man’s land où il semble que tout pourrait nous arriver, et pas le meilleur. Un sinistre arrimage de chaînes occupe dès l’entrée le champ visuel, à la fois suspendu au plafond et arrimé au sol, mobile sonore qu’un engin fait imperceptiblement bouger. À travers ses tentacules de fer, on distingue sur le mur une toile de fils électriques entrelacés dont les extrémités sont munies d’ampoules allumées, telles les synapses d’un système nerveux. Des projectiles pendent devant, dans le vide, comme des fils à plomb sondant d’obscures zones de l’être humain. Un bruit lugubre nous parvient et nous fait frissonner: l’eau d’un puits bouillonne et, sur sa surface, la projection d’une vidéo d’archive relate le témoignage d’un otage qui sera bientôt assassiné. On aura compris, sans besoin de les décrire tous, ce que les divers éléments de l’ensemble peuvent suggérer ou démontrer.

Outre cela, retenons plutôt que ce qui frappe ici, pour qui aurait vu Viento del Norte, c’est la récupération de tous les éléments de cette installation. L’artiste l’ayant disloquée, démembrée dirions-nous, il en a kidnappé les parties/témoins qu’il a torturées et disposées tout autrement pour leur faire dire autre chose. Certaines pièces portent sous forme de tableaux exposés les traces de l’événement précédent: taches loquaces de rouille, de plâtre, qui ne sont pas sans évoquer le sang, à l’instar des spectaculaires ogives suspendues qui laissent dégouliner une eau rouillée le long de leurs flancs immaculés.

Et enfin, ce qui étonne, on observe que les fragments des petites dalles de béton fracturées sont maintenus ensemble par une ficelle de crin. Dérisoire entreprise pour lutter contre le chaos environnant. Mais il faut bien intervenir, agir, rassembler les éclats de ce qui est brisé. Le geste n’est pas naïf. Il ne prétend pas réparer. C’est un témoignage. Il s’agit de prendre position et, devant l’incontournable différence de l’Autre, de ne pas succomber à la fascination cynique, à l’indifférence confortable ou à la condamnation morale. Cela parce que les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.

Préface 33

En 2008-2009, les thèmes semblent s’interpeller d’une résidence à l’autre, quoique dans des registres fort différents : il est question de musique, de déplacement, de trace et de couleur. Erick d’Orion nous entraîne d’abord dans le déroutant parcours de sa Forêt d’Ifs, une expérience sonore et visuelle «hyperfluxienne». Le lieu assourdissant, visuellement angoissant, relève davantage du cauchemar que de la rêverie.

C’est au contraire la sensibilité et le raffinement du geste de Mamoru Okuno qui inclinent notre oreille vers la musique toute simple de notre quotidien. À travers des rituels relationnistes, l’artiste manipule des objets banals de la vie courante sur lesquels il attire notre attention afin de nous en faire entendre le langage.

À la fois méditative et ouverte sur le lieu, à la fois physique et métaphysique, l’œuvre de James Geurts est traversée par la fluidité et l’éphémérité de ses dispositifs et de ses formes qui sont des récits à propos du voyage, de l’eau et de rencontres humaines générées par l’espace de l’art.

C’est encore de déplacement, mais d’une autre nature qu’il est question dans The Unfinished Tour Québec City. Ici, c’est le déplacement de Gabriela Vainsencher en relation avec l’art de l’Autre et son milieu de résidence, mais aussi le déplacement de points de vue sur ou grâce à ses dessins, que l’on peut envisager comme des «projections illusionnistes» ou des traces de son expérience laissées sur le monde extérieur. D’autres traces nous sont offertes par Antonello Curcio À hauteur du regard. Son installation célèbre la matérialité du blanc et ses modulations. Un algorithme se déploie sur les murs en convoquant l’espace entier de la galerie : tantôt tridimensionnels, tantôt bidimensionnels, ses carrés monochromes se succèdent, résultat de minutieuses interventions de grattage, d’incisions, d’applications de pigment et de graphite.

Cette fois par la pulsion énergique du rouge, c’est encore de vibration de la couleur dont il est encore question avec Flow de Robbin Deyo. Lignes rouges sur fond blanc se poursuivent en inspirant et en expirant sur les murs, jusqu’à l’hallucination.

Préface 32

Le concept d’espace « pratiqué », élaboré par Michel de Certeau, trouve toute sa pertinence en regard de la saison 2007-2008 de LA CHAMBRE BLANCHE. C’est bien de déplacements constructifs et de renversements perceptuels dont il est question, cela dans l’espace successivement transgressé, ritualisé, fuyant, naturalisé et réactualisé au cours des cinq résidences qui s’y sont succédées, chacune exigeant une posture différente de la part des regardeurs qui «pratiquent» le lieu à travers les oeuvres.

Fnoune Taha jette un éclairage philosophique sur la démarche de Virginia Medeiros. L’oeuvre À contre-sens de l’artiste brésilienne porte sur la transgression des genres et des classes sociales. Des vidéos, tournées dans un quartier défavorisé de Salavador, présentent les parcours détournés de deux marginaux, Simone et Preta.

Jean-Pierre Guay relate le dernier voyage de Gabriela Garcia-Luna, Universos relativos, véritable rite de passage en trois temps par lequel l’artiste mexicaine apprivoise le décès de son père. Il s’agit de « suspendre le temps » pour se rendre ailleurs en traversant la réalité présente.

Avec Possible Worlds, une espèce de chantier en construction, l’artiste Erik Olofsen s’emploie à déconstruire notre perception de l’espace. Annie Hudon Laroche souligne comment l’artiste réalise des espaces toujours « fuyants », entre fiction et réalité, au moyen de mises en abîme, de dédoublements, de juxtapositions.

Dans Le banquet de Ivana Adaime Makac, des sculptures végétales sous verre sont animées par le chant des grillons: six espaces clos retournés sur la lenteur de petits mondes conjuguant la vie et la mort, convoquant « le délicieux ou l’abject ». Dans son texte, Denis Lessard rappelle le rapport des insectes avec la création.

Sébastien Hudon parcourt les Exils intérieurs de l’artiste belge Els Vanden Meersch. Dans la salle d’exposition et dans une espèce de « bunker » noir, des photographies d’intérieurs déserts, à la fois étranges et familiers, instillent une angoisse irrépressible: leur dépouillement glacial évoque la rigidité stérile du totalitarisme.

J’ai déjà ressenti cela, mais…

Alexandre David, bien qu’il déteste les catégorisations disciplinaires, se considère comme quelqu’un qui fait de la sculpture. Il a diverses pratiques qu’il dit secondaires, mais ses préférences vont aux installations sculpturales. Or, ses objets sont aussi des espaces: son travail porte sur la compréhension de l’espace, de l’objet, et leurs rapports complémentaires. Quelquefois, sa sculpture revêt un aspect pictural très fort, mais ses dessins, dit-il, sont davantage des dessins d’architecture.

Pendant cinq semaines, David a transformé l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE en atelier de menuiserie: le bois est un matériau agréable à manipuler dit-il, et que l’on peut également récupérer. Les portes ouvertes sur la rue laissaient échapper une fine poussière et des parfums de forêt.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La première semaine fut occupée à tendre des fils dans l’espace pour tracer une esquisse en trois dimensions. L’artiste est perfectionniste et vingt fois sur le métier il a remis ses idées. En un endroit par exemple, pour éviter de juxtaposer la coupe impeccable du bois à la ligne irrégulière et potentiellement agaçante du plafond, il a préféré laisser un léger espace entre les deux. Au début, la plate-forme finale devait former un L et, conçue en tant qu’objet, elle devait permettre une circulation alentour. Ce concept fut abandonné. Des caissons construits au plafond furent aussi démolis à mi-chemin, après une semaine de réflexion:

«Je les ai enlevés, j’avais l’impression de simplement reproduire le cloître traditionnel, avec son toit et son centre vide. C’était trop connoté. Ça brisait le registre, ça devenait un seul espace alors que je voulais des espaces très différents. Si j’avais un autre six semaines, je les ferais et j’emplirais tout l’espace. Pour voir. Mais il faut toujours des choix.»

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

«Quand je suis arrivé à LA CHAMBRE BLANCHE, j’ai vu ici deux systèmes; l’un, parallèle à la rue, est constitué de deux murs avec les poutres au centre, et l’autre est autonome, indépendant par rapport à la rue. Il y a donc deux directions que j’ai voulu exploiter: mettre à profit les poutres, la séparation et une distinction entre deux moitiés.»

Impossible d’apprécier l’installation d’Alexandre David sans effort. Non pas qu’elle soit hermétique, ce dont se défend l’artiste dont le travail ne se veut pas conceptuel, mais plutôt expérientiel. Pour saisir l’intention derrière l’œuvre, il faut donc grimper dessus. J’ai refait avec l’auteur le parcours qu’il nous propose. Je lui laisse la parole.

«Une fois que nous sommes dessus, cela dirige un peu notre trajet, car quand on voit que c’est un sol, qu’il n’y a aucun accès à nulle part. On peut redescendre ou on peut monter. Si on monte, il se produit quelque chose: on réalise qu’il y a vers le fond une courbe qu’on ne voit pas réellement. Ce n’est pas une courbe visuelle, mais une courbe au niveau du sol, qu’on ressent en marchant. Pourquoi cette courbe ? J’ai voulu faire une sorte d’environnement architectural, mais pas dans le sens d’un design, d’un aménagement intérieur où mon installation deviendrait un genre de loft. Il s’agit plutôt de mettre en relation différents types de sensation pour créer quelque chose de singulier, de neuf.»

«Les sensations dont il est question, comme marcher sur un sol ou gravir une pente, sont des sensations architecturales extérieures. Quand on monte une côte, il arrive un point où on ralentit: l’angle devient moins fort, la montée s’aplanit au sommet avant de redescendre. Alors on arrête, on se retourne et on regarde de l’autre côté. De la même manière, ma courbe recrée une sensation extérieure qui incite les gens à se retourner, à voir l’autre côté de l’espace. Cet élément illustre bien mon approche. Je prends appui sur des choses ordinaires du quotidien pour créer des événements.»

«On ressent également que la pente est ronde dans les deux sens, ce qui nous pousse vers les coins, toujours en une sorte de ralenti. Je ne voulais pas que ce soit agressif, que les gens montent en ligne droite et se heurtent sur les caissons. On peut même venir s’asseoir ici, sous le caisson, comme dans une grotte, ou encore protégé par des arbres ou un toit. Diverses sensations architecturales se mélangent. Comme si nous voulions nous protéger du soleil, des intempéries: il y a donc des éléments d’architecture extérieure dans mon installation. En même temps, par la façon dont les murs sont tapissés de contreplaqué, que les formes s’imbriquent dans l’espace et sont pensées en fonction de ce dernier, on revient à une architecture intérieure.»

«En plus des sensations, je mise sur la familiarité des éléments architecturaux comme une hauteur de marche, de banc. Par exemple, à l’endroit où l’on monte dans l’installation, la marche, elle est plus haute que la norme. Mais de l’autre côté, près du mur, cela se rapproche davantage d’une grosse marche dans un parc, ou d’un banc. De plus, l’espace délimité par cette marche (ou ce banc) forme un corridor. Cet environnement est ainsi constitué d’éléments qui rappellent des éléments architecturaux connus. Sauf que la finalité pour moi n’est pas d’évoquer un bâti qu’on connaît déjà. Cela me sert à proposer quelque chose qui, dans sa singularité spatiale, n’est pas vraiment de l’architecture.»

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

«Enfin, une particularité de mon approche est de faire un objet qui, tranquillement, devient un espace. La transition se fait doucement dans les deux sens. Ici en bas, la plate-forme ne touche pas le mur, elle agit fait fonction d’objet. Puis elle avance et rejoint le mur, le rencontre et alors se transforme en un lieu. Cela accentue la sensation de tourner un coin, incite à tourner le coin, d’où le titre de ma résidence.»

«Mon travail n’a pas de valeur symbolique, ne dit rien sur le monde. On n’y découvre rien d’autre que ce qu’on éprouve. Au contraire, ces choses-là sont en deçà du travail, c’est le fondement à partir duquel on peut faire l’expérience spatiale. Une fois l’expérience faite, elle n’a pas d’autre signification pour moi. Elle peut cependant être mise en relation avec notre quotidien, notre connaissance de l’architecture, nous inciter à réfléchir sur notre espace, et peut-être alors acquérir une valeur critique à l’instar de tout art qui nous rebranche sur la vie. Mais il n’y a rien à décoder.»

«On pourrait parler d’expérience formelle à la limite. Mais je n’aime pas trop ce mot qui évoque souvent un décalage par rapport à la réalité de tous les jours. Je dirais une expérience perceptuelle, sensorielle, événementielle, mais certes pas intellectuelle même si je peux l’intellectualiser pour réfléchir.»

«Une chose demeure importante, ce ne doit pas être uniquement une expérience visuelle. C’est une rencontre du visuel et de l’usage. Il ne s’agit pas simplement de regarder ou à l’inverse de seulement s’asseoir. C’est une rencontre des deux. Il faut qu’on ne puisse plus les séparer, sinon seulement au niveau du langage. L’œuvre n’est pas qu’un objet fonctionnel. Il faut faire usage de l’espace que l’on voit et pour cela, il faut prendre appui sur notre connaissance essentielle de l’architecture. C’est notre connaissance de tous les jours, par exemple nous hisser sur une chaise quand on est jeune, ou grimper dans une échelle. Il y a bien sûr des moments plus visuels, des images. Lorsqu’on monte, ici, on a une expérience plus frontale, visuelle, qui est remplacée par une sensation lorsque la courbe dans le plancher est ressentie. J’ai modifié cette pente en cours de route, justement afin d’éviter qu’elle ne soit visuellement trop apparente.»

Personnellement, je suis davantage intriguée par l’aspect formel de l’œuvre. Mon corps ne capte pas les subtiles variations que David a induites dans le bâti au prix de manipulations et de calculs extrêmement rigoureux. Je suis plutôt attirée par l’impossibilité logique, la fusion improbable et néanmoins visible de deux dénivellations juxtaposées sur le sol. Ou encore par le fait que la montée ne conduit nulle part. Et simultanément, je suis tentée par le corridor qui semble plus convivial, fait pour circuler parmi d’autres passants.

J’ai voulu, précise David, faire une sorte de symétrie, d’équivalence entre les deux espaces. Il y a en bas un creux pour déambuler et en haut un creux pour s’asseoir. Si tu te lèves, tu te frappes la tête ou sinon tu dois marcher accroupi. C’est donc un espace statique (à partir duquel du peux observer un centre vide) versus un espace déambulatoire (à partir duquel tu peux observer quelque chose qui se transforme en image). Les vides sont des genres de ponctions dans objet. Dans le haut et le bas de la pente, il y a inversion des volumes. J’aime cette notion d’inversion, de volume négatif.

Lorsqu’il entre à LA CHAMBRE BLANCHE, Alexandre David y voit une sorte de place publique, un centre vide (un centre-ville peut-être?) cerné de caissons, avec des murs. Son projet est en continuité avec une tendance qui se développe dans son travail: dans sa démarche comme dans sa pratique, l’objet devient un lieu. Il s’intéresse de plus en plus à l’architecture et réalise de moins en moins des objets circonscrits. Un prochain projet/espace, à Montréal, consistera en une place publique mobile sur roues, avec des caisses ouvrantes en plastique.

Il s’est toujours préoccupé d’espace public architectural, sans savoir pourquoi. Progressivement, ce dernier lui est apparu sous l’aspect d’un nœud, un point focal à partir duquel on prend des décisions collectives. Cet espace public collectif est extrêmement important pour lui: l’agora physique et matérielle infléchit notre façon de travailler ensemble, de construire une communauté. L’architecture, dit-il, participe d’une vision holistique du monde. Elle rejoint toutes les facettes de la vie. C’est une question d’éthique: être généreux avec le monde, aller au-delà de l’individualisme en créant ou en collaborant à la création et à la réflexion critique d’un espace collectif. Ce dernier semble rétrécir constamment, constate l’artiste: «On nous le vend en des termes spectaculaires: voici une nouvelle gare, un nouvel aéroport, un nouveau musée…»

Il préfère travailler à quelque chose de différent, de singulier: «Cela peut être éphémère, car je ne désire pas que mes projets soient installés en permanence sur une place publique.» David souhaite réaliser à petite échelle une réflexion sur l’architecture, qui influencerait le monde et contribuerait à un partage des idées, du sensible. Donc, même s’il prétend que son travail n’est ni politique ni symbolique, il est conscient qu’il se situe dans un espace politique.

«La pratique de l’art, conclut-il, nous entraîne dans la sphère collective puisque l’on s’adresse à l’autre. Cela est encore plus vrai quand l’œuvre s’inscrit dans l’espace public, un lieu qui concerne le public.» Bref, il veut susciter une réflexion sur ce point. Et cela n’exclut pas l’espace rural, même si ses préférences vont à l’urbanité.