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Deslocamento – O Jardim de minha casa

À l’occasion de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste brésilienne Karina Montenegro a exposé le résultat de son travail de deux mois in situ. Ce projet a été rendu possible grâce au programme d’échanges avec le Musée de l’Image et du Son de San Paulo du Brésil, de LA CHAMBRE BLANCHE, d’Avatar et de La Bande Vidéo de Québec. Ces quelques semaines passées loin de son pays et de ses repères lui ont permis de laisser une trace sur son travail artistique. Dans l’installation intitulée Deslocamento – O Jardim de minha casa, qu’on peut traduire littéralement par «Déplacement – Le jardin de ma maison», l’artiste propose un point de vue poétique sur son déplacement à l’étranger, inspiré de son expérience personnelle et professionnelle.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette oeuvre s’inscrit parfaitement dans la démarche de l’artiste qui, dans son travail, s’intéresse aux liens entre l’art, la technologie et les nouveaux médias. L’artiste, qui est à la fois programmeuse et chercheuse en art, design, audiovisuel et médias numériques, utilise ses compétences complémentaires, issues de ses études en sciences et en arts, pour témoigner du croisement entre l’art et le numérique.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Son intérêt pour la question de l’influence des nouvelles technologies sur notre perception du temps et de l’espace est d’ailleurs d’actualité. Considérant le progrès constant des moyens de communication, Karina Montenegro se questionne sur les vastes possibilités de ces techniques de communication contemporaines. Selon l’artiste notre monde contemporain est profondément affecté par les différents moyens de communication et des technologies en constante évolution. Ces dernières affectent la façon dont nous percevons le monde. Elle croit que le développement de la plupart de ces techniques de communication vient de la nécessité de base d’un humain de vouloir préserver l’histoire et de la mémoire.

Elle soutient que les technologies nous ouvrent de nouvelles perspectives et nous donnent de nombreuses possibilités au chapitre du temps et de l’espace. Aujourd’hui, grâce à la technologie, il est possible d’être «ailleurs» sans avoir à se déplacer et d’accéder à des témoignages provenant d’autres époques et de partout dans le monde en un seul clic.

L’artiste se réserve aussi un regard critique envers le progrès technologique, car, selon elle, ce dernier a rendu la communication d’aujourd’hui beaucoup plus complexe. La vitesse avec laquelle les technologies se développent est difficilement assimilable par le grand public. Il y a tellement de possibilités de nous perdre dans ce monde complexe.1

Œuvre
Au beau milieu de la salle d’exposition, un cadre miroité est suspendu et attire spontanément l’attention du visiteur. Rythmé par une minuterie, il tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, effectuant un mouvement par seconde. Il lui faut 360 secondes pour faire un tour complet de la pièce. Cette installation minimaliste s’intègre parfaitement dans cet espace de la galerie principale (voir illustration).

La présence du cadre dans une pièce complètement vide qui l’entoure est, au premier abord, quelque peu intimidante. Le visiteur a besoin de prendre un moment pour apprivoiser l’oeuvre et pour se situer dans cet étrange espace inhabité, vide.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les vastes formes géométriques ne sont pas des plus faciles à saisir. Ils circulent lentement, se déplaçant en alternance sur les quatre murs de la galerie et le plancher. Elles sont générées par la réflexion de chacun des éléments d’éclairage sur le cadre miroité. Ces formes trapézoïdales claires tournent à une fréquence deux fois plus élevée que le cadre, ce qui contribue à la déstabilisation du visiteur. Les nombreux ombrages du cadre sont quant à eux fixes, mais tournent sur eux-mêmes au même rythme que le cadre. Les réflexions et les ombrages du cadre se confrontent dans l’espace et créent une confusion et un trompe-l’œil intéressant.

Quelques lignes grises posées sur les murs créent un motif géométrique qui brise la monotonie qu’imposent habituellement les murs monochromes. Pour l’artiste, ces formes géométriques réfèrent symboliquement à sa maison et à son jardin distants, disloqués.

Le cadre vide est proposé dans l’œuvre comme une abstraction de la fenêtre de sa maison à São Paulo. Ces deux éléments dépassent la simple représentation d’un chez-soi. Ils réfèrent plus largement à de multiples façons de percevoir le temps et l’espace. L’œuvre ne se situe pas dans un temps ni dans un espace précis. Il évoque plutôt un temps abstrait et disloqué, un temps différent, comme une autre possibilité de temps.

L’artiste emprunte au philosophe Michel Foucault la notion d’hétérotopie pour nous présenter les endroits et les espaces incompatibles qui se juxtaposent.2 Michel Foucault définit les hétérotopies comme une localisation physique de l’utopie. Autrement dit, ce sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire.3 Ce sont les espaces de l’alter-réalité, qui ne sont ni ici ni là-bas, qui sont à la fois physiques et mentaux. Ces lieux sont absolument différents de tous les endroits qu’ils reflètent. Foucault utilise l’idée d’un miroir comme une métaphore de la dualité et de la contradiction, de l’existence et de la non-réalité des projets utopiques. Un miroir est une métaphore de l’utopie, car l’image que vous y voyez n’est pas réelle, mais il est également une hétérotopie, car il est un véritable objet qui projette la manière à laquelle nous sommes reliés à notre propre image.

«Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent — utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas…»4

C’est pour ces raisons que le cadre, la composante centrale de l’œuvre, est constitué de miroirs. Pour l’artiste, le cadre miroité représente la façon dont elle perçoit le monde, avec ses ombres et ses reflets. C’est une métaphore d’un monde plat, dans le sens où il a toujours la possibilité de voir au-delà de ce que l’on perçoit. Le miroir est lié à la représentation de nous-mêmes, l’illusion d’arriver à ce que nous sommes.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Pour Karina Montenegro, ces utopies de temps et d’espace existent et se trouvent en nous-mêmes. Il suffit de regarder différemment, de changer de point de vue, pour les retrouver. L’artiste a profité de son voyage au Québec et de sa délocalisation de son pays d’origine pour changer son point de vue et son rythme de vie et pour s’approcher, comme elle le mentionne, du temps suspendu qu’elle a recherché.

Deslocamento permet aux visiteurs de vivre une expérience autant spatiale que visuelle, tout en étant une réponse aux questionnements existentiels de l’artiste. L’œuvre met le visiteur face à sa propre perception et à sa propre relation avec l’espace, autant celui qui l’entoure que celui qui l’habite. Ces espaces, à la fois internes et externes, réels et imaginaires, mentaux et physiques, se chevauchent.

Deslocamento- O Jardim de minha casa, est la première étape du projet qui sera poursuivi au Brésil. L’artiste envisage de recréer la même installation avec la même structure à São Paulo. L’œuvre deviendra alors la représentation abstraite de Québec en Brésil et complétera symboliquement le déplacement d’artiste.

  1. Propos recueillis par l’auteur lors de l’entretien avec l’artiste le 12 novembre 2012.
  2. Foucault, Michel. 1984, «Dits et écrits 1984», Des espaces autres (Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), dans Architecture, Mouvement, Continuité, No. 5, octobre 1984, p. 46-49.
  3. Ibid.
  4. Ibid.