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Exils intérieurs

La quatrième édition de la Manif d’art TOI/YOU: La Rencontre, qui avait lieu dans la capitale aux mois de mai et juin 2008 nous a donné la chance de nous imprégner de nombreux travaux d’artistes actuels de renom. On aura pu voir l’œuvre de Els Vanden Meersch, venue de Belgique pour une résidence à LA CHAMBRE BLANCHE. L’installation qu’elle a présentée, intitulée Intérieurs exclus, ne laissa personne indifférent.

Visite rétrospective

Dans la salle aux plafonds hauts, accompagnés par l’écho de nos propres pas, nous percevons une lueur reflétée sur le mur en face de nous. Sur la droite, une construction noire rappelle les conteneurs de transport maritime. C’est vers ce bunker antinucléaire improvisé, imposant bloc d’abime, que nous sommes d’abord attirés, entrant par la porte étroite que les plus audacieux ferment derrière eux.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

À l’intérieur, de nombreux tubes fluorescents agressent notre œil habitué à la pénombre de la salle précédente. Une lumière froide et crue se réfléchit sur les murs blancs tapissés de tirages photographiques sur papier glacé. Les couleurs vives des photographies nous interpellent et nous sommes intrigués par les sujets représentés: des lieux et des pièces d’où la présence de l’homme est exclue, créant à la fois une mise en abîme du sens et de la situation où nous nous retrouvons.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

De prime abord, les critères présidant au classement des images nous échappent. Elles sont groupées par trois ou quatre, collées directement aux murs. Ces compositions éphémères1 sont arrangées selon une stricte géométrie. Les couleurs, l’espace et les points de vue (cadrages subjectifs à hauteur d’œil) se répondent en écho, les architectures semblent construites de la même main. L’atmosphère est lourde, on y respire mal. Où sommes-nous? Impossible de le savoir, aucune indication ne nous décrit les lieux. À mesure que les images se succèdent, la claustrophobie nous envahit. On croit voir des entrepôts, des salles de décontamination. Puis, la photographie d’une photographie des rails menant au camp d’Auschwitz donne un indice sur la portée symbolique possible de ces endroits.

Dans notre imaginaire, tous ces lieux inconnus prennent alors un sens incertain. Ce sont des bunkers désaffectés, des chambres à gaz, des appartements exigus dont les régimes totalitaires ont été les instigateurs au cours du dernier siècle. Triste constat: notre mémoire défaille, n’arrive pas à se fixer sur un lieu particulier. Ils sont tous semblables et une même atmosphère y règne. Même s’il est certain que nous les voyons pour la première fois, leur disposition nous est familière et c’est comme si l’horreur et l’inconfort de ceux qui nous y ont précédés suintaient encore de leurs murs. Les suies grasses d’une histoire multiple à laquelle nous ne pouvons plus avoir accès collent à ces lieux. Une poésie suffocante en émane. Ne pouvant plus la supporter, nous sortons.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ailleurs, dans la grande salle, une série d’images projetées défilent à rythme régulier. En fondu, des photographies aux cadrages strictement identiques montrent un enchaînement de pièces désertes aux couleurs livides. Une fenêtre, toujours la même, s’ouvre sur un paysage répété à l’infini. Une fois de plus, aucune indication ne nous permet de savoir où nous nous trouvons.

Après quelques minutes, le doute s’installe: il ne s’agit ni d’un hôpital, ni d’un hôtel. Le sens nous semble absent, pourtant il est partout dans cet enchaînement. Chaque pièce y est identiquement silencieuse, ou presque, si ce n’est que le temps y a fait la peinture s’écailler, les crépis tomber, les calorifères rouiller. Aujourd’hui, les intérieurs qui furent jadis parfaitement identiques ont acquis la patine que seuls la nature et le temps savent infliger aux orgueils et aux objets de l’homme. La leçon demeure éloquente et même ironique: chaque pièce est devenue unique. La vie y a repris ses droits. Si calmes et parfaitement blanches que soient les surfaces (murs, planchers, plafonds), tout y est devenu texturé et, dirait-on selon notre sensibilité actuelle, beau. Pour peu que l’on connaisse l’auteure de cette suite, on se doutera qu’il s’agit d’un lieu symboliquement très chargé: une station balnéaire construite selon les principes d’une architecture moderniste et fonctionnaliste sous l’Allemagne nazie. Indestructible, l’édifice de la Prora sur l’île de Rügen fait trois kilomètres de long et résiste à toute tentative de démolition.

Liens obligés, les lieux de Els Vanden Meersch présentés dans cette exposition sont les vestiges des idéologies totalisantes visant à détruire le sentiment d’individualité, passant par l’épuration de toute fantaisie décorative au profit d’une standardisation implacable et moribonde des espaces où l’homme vit et travaille. Si elle constitue une invitation impérative à la souvenance, la froideur des endroits présentés par l’artiste est aussi un constat photographique des équations utopistes et de l’hygiène eugéniste de ces régimes vétustes où la raison instrumentale l’emporte sur la différence fondamentale entre les humains. En conséquence, le même être, unique, répété dans le même environnement reproduit à l’infini, réifié par la domination sidérante de l’industrie et de l’État, est mené vers une mort certaine de sa créativité. Une humanité objectivée comme une statue minérale et inerte, sa différence lavée à la chaux vive, sa différence trahie par une machine fascinante qui semble avoir pénétré toutes les sphères de sa vie jusqu’à son habitat. Et pourtant, le temps y a fait son œuvre… L’homme a naturellement et complètement déserté ce microcosme de béton le plus souvent pour aller vivre librement, en banlieue.

  1. Tout au long de sa résidence, Els Vanden Meersch a modifié la disposition et le choix des images.

Grillons en résidence

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Il se repose.
Puis il remonte sa minuscule montre.
A-t-il fini? Est-elle cassée? Il se repose encore un peu.
Il rentre chez lui et ferme sa porte.
Longtemps il tourne sa clef dans la serrure délicate.
– Jules Renard – Histoires naturelles
1

Le chant des grillons, au plus lourd de l’hiver… C’est la première chose que l’on perçoit, avant même d’entrer dans l’espace de l’installation qu’ Ivana Adaime-Makac présente à LA CHAMBRE BLANCHE. Six vivariums sont entourés d’une paire de tabourets se faisant face, en un jeu spéculaire. Ces habitacles abritent une «sculpture» faite de matériaux divers, piqués dans une base en mousse: fleurs, fruits, grignotines. Ici, c’est l’évocation d’un bouquet digne d’une nature morte hollandaise, où alternent fleurs naturelles et artificielles. Là, c’est une forêt de brocolis parsemée de cailloux en boulettes de riz. Ailleurs, c’est un carnaval tropical de fruits frais et séchés, aux couleurs plus que vives… En regardant de plus près, on constate que chaque vivarium est habité par une colonie de grillons domestiques.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Dans Le Banquet, Ivana Adaime-Makac prête une «voix» à ces insectes. Elle leur laisse le devant de la scène, comme elle l’a fait pour d’autres animaux dans des projets précédents 2. Quant au spectateur, il est placé dans le rôle du voyeur: face aux vivariums, il peut saisir son reflet et rencontrer le regard de l’autre. Avec l’Observatoire (2007), Adaime-Makac avait élaboré un dispositif similaire, l’installation prenant alors la forme d’une grande table recouverte de tuiles-miroirs. Les visiteurs pouvaient s’y asseoir afin de suivre les comportements de souris vivantes qui se déplaçaient à partir d’un cube-refuge situé à l’une des extrémités. Dans cette œuvre, la souris est en quelque sorte l’artiste, le performeur, l’animal savant de qui l’on attend des prouesses. Sur le plan formel, le cube-refuge qui servait d’habitacle aux rongeurs, lui aussi recouvert de miroirs, ressemble aux sculptures-monolithes du Banquet.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le Banquets’inscrit dans la durée. Il s’y produit une sorte de retrait de l’artiste qui orchestre une situation puis la laisse évoluer, se limitant à quelques interventions d’entretien et de sélection des débris à conserver, des éléments à remplacer. C’est en quelque sorte une œuvre à «autodéroulement»: elle suit son cours d’une manière quasi autonome, presque indépendamment de son auteure. À ce propos, l’auteure Évelyne Toussaint évoque «la mise en scène d’improvisations en vue desquelles l’artiste se contente d’offrir un dispositif» 3. «Beaucoup de temps s’écoule avant de trouver des «résultats».» 4 fait remarquer Adaime-Makac à propos de ses vidéos. Elle «cherche à montrer une certaine forme de lenteur et de répétition.» L’absence de spectaculaire est contrebalancée par le décor – les monolithes du Banquet – et, dans le cas des photographies et des vidéos, par les éclairages saturés de couleurs, souvent dramatiques, qui baignent les scènes représentées. De cette façon, souligne l’artiste, «la lumière opère comme un costume.»

Avec Le Banquet, Adaime-Makac retourne aux insectes, et plus particulièrement aux orthoptères, puisqu’elle avait déjà utilisé des dépouilles de criquets pèlerins pour Collection (Ready-dead) (2006), une installation présentée au BBB de Toulouse. Déposés sur un lit de quartz noir, les criquets préalablement ramassés sur une plage de Lybie, étaient agrémentés de paillettes et retouchés de maquillage. Cette œuvre était une préfiguration pour Le Banquet, un projet homonyme d’installation vidéo datant de 2005. Dans cette dernière œuvre, l’artiste se proposait déjà de travailler avec des criquets – vivants cette fois –, et de documenter trois phases de la destruction d’un bouquet disposé dans la cage des insectes. Pour sa part, Le Banquet présenté à LA CHAMBRE BLANCHE n’a pas donné lieu à des vidéos ou des photos autonomes. Par contre, des plans-séquences des vivariums étaient présentés la nuit sur un moniteur placé dans une des fenêtres de la galerie, afin de donner un aperçu de l’installation ayant cours à l’intérieur, tout en piquant la curiosité des passants.

Adaime-Makac explique que les constructions tridimensionnelles placées dans les vivariums s’inspirent de l’œuvre Sans titre (Structure qui mange) (1968) de Giovanni Anselmo, artiste associé au mouvement italien de l’Arte povera. Des monolithes de granit sont associés à des matières périssables (comme de la laitue) et donnent l’impression d’ingurgiter ces matières, tel que l’indique le titre de l’œuvre. Avec Le Banquet, Adaime-Makac renverse la proposition et donne ses structures à manger aux grillons, qui sont pour ainsi dire les acteurs des six installations réparties dans les vivariums.

Dans nos sociétés, les insectes incarnent généralement l’abject et la calamité, à quelques rares expressions près, comme les papillons. Autrement, ils sont pour la plupart du temps nuisibles, donc indésirables. Ils détruisent les cultures et infestent les maisons. Le commerce de l’extermination est devenu florissant et dissimule à peine son exploitation de nos peurs.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

C’est peut-être la Bible qui a stigmatisé ce rapport trouble que nous avons avec les insectes: parmi les fameuses plaies d’Égypte citées dans l’Exode et envoyées par Yahvé pour fléchir le Pharaon qui retenait captif les Israéliens, trois des dix fléaux impliquent des insectes: sauterelles, moustiques et taons.

Avec les insectes et leur taux logarithmique de reproduction, il s’en faut de peu pour que ce soit l’invasion. Qu’on soit rassurés, dans Le Banquet, les débordements sont contenus; toutes les fonctions vitales se déroulent à l’intérieur, entre les quatre parois de verre.

Les enfants sont particulièrement sensibles à toutes les formes de vie animale. Ils ne paraissent pas rebutés par les insectes. Parfois, même, ils rapportent à la maison des trouvailles qui déconcertent leurs parents. Chez les adultes, ce sentiment paraît plus ou moins exclu, voire même étouffé. On dirait que plus tard dans la vie, les insectes n’intéressent que les scientifiques… Avec la résidence d’Adaime-Makac, ces créatures sont ramenées dans l’espace de l’art.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Dans les animaleries, on vend des tarentules, des lézards, des grenouilles… des grillons aussi, mais c’est pour servir de nourriture aux animaux qui les précèdent dans la chaîne alimentaire. De plus, leur espace de vie est somme toute assez rudimentaire. C’est à peine s’ils ont quelques cartons d’œufs pour se cacher dans leur vivarium autrement vide. Avec Le Banquet, Adaime-Makac rompt ce cycle et célèbre les humbles créatures que sont les grillons. Elle les laisse vivre, festoyer, copuler et mourir.

Des insectes dans l’art contemporain

Depuis quelques décennies, des artistes font «travailler» les insectes: ils introduisent dans leur environnement des objets et des matériaux que ceux-ci finissent par transformer.

Je viens de découvrir l’œuvre du Français Hubert Duprat citée au passage dans un précédent texte, en rapport avec le travail d’Ivana Adaime-Makac.5 Au cœur d’une production lancée dans toutes les directions, Duprat a transformé des larves aquatiques de trichoptères en véritables orfèvres, fournissant à ces insectes des paillettes d’or, des perles, ainsi que des pierres précieuses et semi-précieuses pour construire leur fourreau protecteur habituellement composé d’humbles brindilles et de grains de sable.6 La Canadienne Aganetha Dyck dépose des objets dans des ruches d’abeilles, objets auxquels les insectes appliquent de la cire et sur lesquels ils commencent à édifier leurs alvéoles. Les objets issus du quotidien sont retirés à divers stades de recouvrement et réunis pour former des installations.7

Dans ces cas, toutefois, les artistes s’approprient les «productions» des insectes qui finissent par s’absenter de l’œuvre pour ne laisser que des objets, des traces, alors que dans l’installation d’Adaime-Makac, non seulement ils en demeurent les acteurs principaux, mais encore, ils en composent le contenu et le «donné à voir» intrinsèques. Les grillons vivent et meurent dans l’installation qui constitue leur habitacle fermé. Ils s’en nourrissent et l’altèrent, ils y laissent leurs déjections et leurs dépouilles.

Les grillons dans la littérature et la musique

Lorsque j’ai su qu’Ivana Adaime-Makac allait travailler avec des grillons, il m’est tout de suite venu à l’esprit le conte de Charles Dickens intitulé Le grillon du foyer: «[Le grillon] a inspiré de nombreux contes et récits. Il était jadis considéré comme un familier, voire comme un porte-bonheur[…].»8 Dans son journal, Henry David Thoreau (1817-1862) mentionne fréquemment les grillons et leur chant, dont il analyse en détail les modalités. Il salue leur retour saisonnier et s’émerveille de les entendre encore lorsque l’automne est avancé. Il les observe en train de forer un champignon ou une pomme, alors qu’ils disparaissent presque complètement dans l’objet dont ils se nourrissent. Adolescent, j’avais lu les Histoires naturelles de Jules Renard publiées en 1896. Plus tard, j’ai découvert que cinq d’entre elles – incluant Le grillon – avaient été mises en musique par Maurice Ravel. Le grillon lui apparaissait «comme une créature fantastique, à mi-chemin entre l’être humain et la machine, avec laquelle le compositeur fut peut-être le premier à s’identifier.»9

Car malgré la grande différence d’échelle qui nous sépare des grillons, nous ne pouvons faire autrement que d’éprouver pour eux de l’empathie; nous nous associons à leur fragilité. Lorsque les images d’insectes et d’animaux sont agrandies par l’artiste en photographie et en vidéo, le sens bascule: sous les éclairages saturés de couleur, les fonctions vitales se trouvent dramatisées, esthétisées.

Avec Le Banquet, Ivana Adaime Makac crée une suspension dynamique et porteuse de sens, quelque part entre l’abject et le délicieux. Plaisir pour les yeux, les sculptures éphémères élèvent notre regard et proposent une beauté précaire, vouée à la transformation. Tout en bas, les grillons vivent et meurent, il s’agitent et s’affairent, gravissent les monolithes, traversant volontiers du côté de l’art qui forme leur habitat.

  1. Renard, Jules. 2010, Histoires naturelles. Paris: Presses universitaires de France, 91 p.
  2. Je pense notamment à la série de photographies argentiques infrarouges d’Ivana Adaime-Makac intitulée Bestiaire (2004), qui met en scène des insectes au milieu d’éléments naturels et artificiels (fleurs, animaux empaillés), à ses vidéos Dormeur n° 1 (2005) et Limites n° 2, qui documentent respectivement les comportements de criquets et de souris, ainsi qu’à son installation vidéo Zophobas morios (2007), qui montre des images de larves de coléoptères en mouvement.
  3. Toussaint, Évelyne, «Les mondes éthologiques et esthétiques d’Ivana Adaime-Makac». 2007, dans Flux-2: Parcours d’art contemporain en vallée du lot . Arles: Éditions maison des arts Georges-Pompidou, p. 7.
  4. Tous les commentaires de l’artiste cités ici proviennent d’un texte de démarche inédit de 2008.
  5. Toussaint, Évelyne, art. cit.
  6. Fréchuret, Maurice, Roland Recht et Stephen Bann. 1998, Hubert Duprat. Antibes, Genève, Limoges: Édition du Musée Picasso, 132 p.
  7. Voir notamment Madill, Shirley, Bruce Grenville, Joan Borsa, Sigrid Dahle et Gilles Hebert. 1995, Aganetha Dyck. Winnipeg: Éditions de la Winnipeg Art Gallery, 64 p.
  8. Ivinec, Yann. 2006, The Cricket on the Hearth/Le grillon du foyer. Traduction by Francis Ledoux. Paris: Gallimard, pp. 11-12. La préface d’Ivinec comporte plusieurs autres références musicales et littéraires aux petits orthoptères.
  9. Uwe Kraemer, notes de programme, enregistrement des Histoires naturelles de Ravel avec Gérard Souzay et Dalton Baldwin, sur étiquette Philips. [Notre traduction]

Possible Worlds

Dans nos esprits des espaces se croisent. Notre vision du monde se teinte des espaces construits, des lieux que nous habitons mais également des espaces fictifs: images et représentations de toutes sortes. Les frontières et les polarités que nous dressions jadis pour baliser notre vision du monde s’estompent nous permettant d’entrevoir les espaces fuyants qui le façonne. Des espaces ouverts ou possibles, pour paraphraser le titre de la résidence d’Erik Olofsen, Possible Worlds, se dessinent alors. C’est ainsi que ce dernier a profité de son passage à LA CHAMBRE BLANCHE pour faire de la salle d’exposition un véritable laboratoire créatif en misant sur le temps pour mieux désarticuler le lieu, nous révélant par le fait même la dynamique spatiale qui l’anime.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le travail effectué par Erik Olofsen fait d’abord penser à une mise en chantier dont l’issue serait laissée délibérément indéterminée. L’artiste s’est donc emparé du lieu d’exposition pour se livrer à un work in progress. Cette manière d’appréhender l’espace rappelle le concept de Michel de Certeau selon lequel «l’espace est un lieu pratiqué.»1 La mobilité, les déplacements, créés par le biais des différentes actions que pose l’artiste dans le lieu durant la résidence, engendrent la construction de l’espace. Un lieu fixe et stable se transforme alors en un espace mouvant, inscrivant l’oeuvre dans un entre deux riche de potentialités. Cette dynamique spatiale est rendue possible grâce à un jeu de structures, à l’aspect faussement bancal, qui se présentaient dans l’espace tels des vecteurs. Au cours du processus de création des murets surgirent dans l’espace, des assemblages de bois, certains prenant l’aspect de maquettes ou de tablettes, furent accrochés aux murs ou déposés à même le sol. Le tout était amalgamé à une profusion d’images affichées aux murs ou jetées pêle-mêle au sol.

crédit photo: Ivan Binet

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Et si l’artiste disloque ainsi le lieu d’exposition, c’est pour mieux troubler le regard que le récepteur pose sur lui. Critique de l’omniprésence de l’image dans notre appréhension de l’espace, Erik Olofsen poursuit le travail qu’il avait entamé de manière poétique avec Mental Pollution présenté en 2007, pour amorcer cette fois-ci une recherche effective sur l’appréhension de l’espace. Ainsi, l’espace mis en branle par Erik Olofsen se présente avant tout comme un espace sensible aussi précis qu’ambiguë, dans lequel les différents éléments sont mis en interrelation, se faisant échos les uns les autres, tout en répondant à certaines caractéristiques du lieu initial (l’angle d’une fenêtre, la luminosité, etc.). De ces interrelations prend forme l’œuvre, surgit sa complexité. Avec Possible Worlds, Erik Olofsen met en évidence certains de nos mécanismes cognitifs, non pas en usant du leurre ou du charme de l’illusion, mais bien en présentant simultanément différentes temporalités et spatialités créant des décalages perceptuels. Une expérience de déconstruction qui rend compte de la complexité de notre perception.

Le dédoublement et la mise en abîme sont deux procédés auxquels a principalement recours Erik Olofsen pour ébranler notre regard. Dès l’entrée dans l’espace de Possible Worlds le ton est donné. L’envers d’une grande structure maintenu par un assemblage de bois qui semble pour le moins incongru, voire précaire. Cet assemblage sera repris plus loin dans l’espace par une photographie le représentant. Il suffit de balayer la pièce du regard pour apercevoir un autre type de dédoublement puisque des photographies tirées à l’échelle, représentant des étagères, côtoient leurs homologues effectifs sur un mur. Ainsi, pour peu que le récepteur soit observateur et curieux, il aura tôt fait de se laisser prendre au jeu et de rechercher des combinaisons et des correspondances possibles entre les éléments bidimensionnels et tridimensionnels présents dans l’espace. Ces jeux de passages entre l’espace fictif et l’espace effectif, parfois vertigineux, sont soulignés par l’utilisation de la mise en abîme. Un assemblage composé de petits bouts de bois et d’élastiques multicolores, par exemple, se retrouve à la fois dans l’espace effectif, dans une photographie et dans une autre photographie représentant un assemblage similaire, au côté d’une photographie représentant l’assemblage. Les espaces effectifs, fictifs et imaginaires s’imbriquent ici au sein de la perception. Le regard est ainsi troublé par la juxtaposition et la répétition d’éléments similaires dans l’espace mais également par la présence de photographies qui renvoie à différents moments du processus créatif. Une mémoire vive est dès lors créée au sein même de l’espace en mutation. Une mémoire qui s’élabore à partir de la documentation du processus qui est exposé sans délais dans l’espace. Le passé, le présent et le futur de l’œuvre sont donc présentés simultanément, les photographies antérieures de l’espace étant exposées lors de l’expérimentation du récepteur, laissant deviner l’avenir ou du moins le processus de captation que subira l’espace dans lequel ce dernier se trouve. C’est ainsi que le récepteur est constamment amené à réévaluer l’espace qu’il expérimente en le confrontant aux photographies exposées et aux différents points de vue qu’il occupe dans l’espace. Ce faisant, il se crée une certaine mise à distance par rapport à la perception initiale, ce qui permet l’émergence d’un regard critique.

crédit photo: Ivan Binet

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Possible Worlds se révèle donc être un espace réflexif qui permet de délaisser la vision fixe, stable et univoque des regards fonctionnels sur le monde, pour prendre conscience et expérimenter des espaces fuyants. Des espaces qui, comme nous l’avons vus, s’activent notamment en faisant l’expérience de la durée ainsi que de la mobilité qu’elle soit effective ou cognitive. L’usage de stratégies artistiques (ici le dédoublement, la juxtaposition, et la mise en abîme) permettent d’activer de tels espaces et de voir poindre toute la richesse et la complexité des mondes.

  1. Certeau, Michel de. 1980, L’invention du quotidien, Arts de faire tI. Paris: Éditions Gallimard, p. 172.

Universos relativos: le dernier voyage, en trois temps

crédit photo: Ivan Binet

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«Il nous faut témoigner avec grandeur de notre perte.»1

Peu de temps avant sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, Gabriela Garcia-Luna perdait son père atteint d’une maladie incurable. La découverte, chez son père médecin, d’un homme diminué, et présentant une vulnérabilité qu’elle ne lui connaissait pas, est à la source du projet Universos relativos. Ce fut, en quelque sorte, le chemin de Garcia-Luna. Universos relativos fut d’abord présenté sous la forme d’une exposition photographique, du vivant de son père, à Mexico en 2006, puis en installation à LA CHAMBRE BLANCHE à la fin de 2007. Devant l’inéluctable mort à venir, elle s’est engagée dans une création artistique centrée sur le temps et la mémoire. Le philosophe Alexis Klimov écrivait: «Créer, c’est passer par la mort.»2

Concernant son projet, Gabriela Garcia-Luna écrit: «Alors que je vais, demeurant avec le temps de la sensation inexplicable d’une perte annoncée, je vais en construisant un temps dans le concept, pour explorer d’autres ordres, d’autres changements de l’expérience et de la mémoire; illuminations dans le encore de sa présence et dans l’absence à venir.»3

«Universos relativos se veut la mémoire de l’expérience vécue par l’artiste au chevet de son père.…Avec sa résidence, Gabriela Garcia-Luna tente d’illuminer le temps en trois phases: l’existence (celle écourtée de son père), sensoriel (où l’expérience et les sensations sont intensifiées par la prise de conscience du temps de l’existence) et finalement, conceptuel (alternatif, vaste et intemporel, marqué par les pensées).»4

Bleu: le temps de l’existence

Quand on accède à la salle d’exposition, on est frappé par la couleur bleue, un effet provoqué par la présence de neuf grandes photos dont trois sont suspendues devant soi, les six autres étant regroupées en double rangée sur le mur de droite.

L’impression initiale s’étant atténuée, on constate sur notre gauche un texte imprimé au mur, au pied duquel un atlas est ouvert sur une carte du ciel. Le texte tiré de L’Atlas de notre temps dit notamment: «Toutes ces étoiles voyagent ensemble à travers l’espace: formant une famille errante ou un groupe de soleils, lesquelles eurent probablement une origine commune.»5

Il faut comprendre que ces images sont les négatifs agrandis de photos que l’artiste a prises des nombreux petits points rouges sur la peau de son père, symptomatiques de sa maladie mortelle. L’artiste n’avait dorénavant d’autre choix que celui de trouver un nouvel univers pour accepter cette fatalité. De l’infiniment petit de ces points, non seulement elle ferait la métaphore de l’infiniment grand de l’univers que suggèrent ses photos, mais également de la relative importance de la vie. Incidemment, le bleu qui se révèle sur les négatifs est aussi le symbole de l’infini, d’où est issue la vie. Au-delà de cette zone bleue, on en constate une autre où le rouge domine.

Rouge: le temps sensoriel

Un long tissu couleur de sang relie les objets évoquant ce qu’on peut imaginer de la vie de son père, mais aussi l’espoir que le temps se suspende, se dépose, face à l’incertitude de la maladie. Un fauteuil rouge est placé au centre de l’espace, à gauche, une petite table de chevet et à droite, un écran posé sur un socle est bordé par le même tissu.

Sur la table de chevet, l’artiste a ouvert une petite mallette de voyage qui contient trois lettres. Trois récits de voyage que son père avait jadis adressés à sa mère. Une de ces lettres traite d’un voyage lointain dans un Mexique miné par la pauvreté. Inachevée, elle a soulevé beaucoup d’émotions chez l’artiste. À nouveau, il fallait suspendre le temps pour apprivoiser l’incertitude. Toutefois, le temps ne s’arrêtera pas.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Sur l’écran, une image en apparence fixe: les branches d’un arbre. Au bout d’une branche, une feuille d’érable, une seule qui persiste, également rouge. Son tremblement s’accentue face au vent qui s’entête. Puis, soudainement, en une fraction de seconde, elle cède, se décroche et s’envole. L’image change et c’est une pelle mécanique qui d’un coup sec et brutal fracasse la table de chevet. La déchirure, la perte, la mort.

Peu de personnes ont pu observer l’intervention majeure qu’a réalisée l’artiste la veille de son départ. En peignant en rouge vif la totalité du mur de cette section, l’artiste a souhaité en marquer davantage la charge émotive. En contraste avec la section bleue qui la précède, l’effet est saisissant à tous points de vue.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Blanc: le temps conceptuel

Il est ici question de la dualité présence/absence dans un temps qui s’est enfin suspendu. Une chaise blanche aux formes accueillantes en témoigne. On peut s’y asseoir et laisser errer ses pensées, inspiré par les objets en suspension.

Placée en angle avec le mur, une petite table de chevet blanche au tiroir ouvert évoque celle de la vidéo. Sur le mur adjacent, une série d’objets hétéroclite semblent jaillir du tiroir et s’envoler par la façon dont ils y sont disposés. Ces objets, comme tout les autres, rappellent le père de l’artiste. Ils évoquent en quelque sorte divers aspects de sa personnalité, témoignent de la relation passée et de ce qui en constituera la mémoire. Les objets suspenduent au centre de la pièce, globalement en mouvement vers le haut, symbolise l’envol vers le ciel. Ce mouvement est accentué par l’utilisation de fil à translucide qui donne l’effet de rayon lumineux.

Au mur principal, les quatre fenêtres ont été transformées en alcôves lumineuses. Au cœur de ces alcôves, quatre cages à oiseau illustre la dualité présence/absence. Dans de nombreuses représentations, l’âme quittant le corps est symbolisée par l’oiseau. L’artiste ajoutera, dans une entrevue à LA CHAMBRE BLANCHE6 que son père adorait les oiseaux.

Tout au long de cette installation, on peut percevoir deux trames sonores. La première a été créée spécifiquement pour ce projet par une artiste mexicaine, Diana Andueza. La seconde, réalisée par Garcia-Luna, est diffusé aux quatre coins de l’installation. Il s’agit du bruit des gouttes de sang tombant symboliquement au sol. La combinaison des deux évoque le corps et l’âme du père disparu.

En entrevue à CKRL,7 Gabriela Garcia-Luna soulignait qu’elle avait, pour une première fois, fait appel à des gens pour participer à son projet. Elle a dressé une liste de 57 objets comprenant des choses aussi disparates qu’un étui à lunettes ou un stylo Bic, un chapelet et un bonbon au caramel. Elle a fait appel à une dizaine de personnes avec qui elle s’était liée d’amitié pendant sa résidence. Ils ont participé à ce qu’elle a nommé un rituel de substitution et de partage.

Le dernier voyage

On évoque souvent la mort comme étant le dernier voyage. L’installation de Gabriela Garcia-Luna y fait écho. La notion de voyage est présente dans les trois espaces: les étoiles qui voyagent (bleu), la mallette et les lettres de voyage (rouge) et à la fin de l’espace blanc, en guise de conclusion, une vidéo inspirée de ses promenades en automobile avec son père. Comme si, porté par la poésie, le voyage humain ne se terminera jamais.

La poésie appelle la poésie. Celle de Roland Giguère évoquera le souvenir d’Universos relativos, une installation de Gabriela Garcia-Luna qui a su atteindre à la fois l’universalité et la fragilité de nos vies.

«je connais aussi une étoile saignante
dans son étau bleu
dont les reflets de douleur m’éclaboussent
chaque fois que le jour meurt.»8

  1. Beausoleil, Claude, «Le Grand Hôtel des Étrangers» dans Graveline, Pierre. 2007, Les cents plus beaux poèmes québécois. Montréal: Éditions Fides, p.24.
  2. Klimov, Alexis. 1985, De l’abîme. Québec: Éditions du Beffroi, p. 42.
  3. Gabriela Garcia-Luna, «Constellations/ blue», Dossier technique de «Universos relativos», Mexico, 2005.
  4. Lévesque, Maude. 2007, «Universos relativos», Communiqué de presse, Québec: LA CHAMBRE BLANCHE.
  5. Debenham, Frank. 1964, L’Atlas de notre temps: Du centre de la Terre aux limites lointaines de l’espace. Édition espagnol préparé par Francisco Vázquez Maure, Madrid: Éditions de la Sélection Reader’s Digest, p.118.
  6. LA CHAMBRE BLANCHE[en ligne]. http://www.chambreblanche.qc.ca/fr/event_detail.asp?cleLangue=1&cleProgType=1&cleProg=205659113&CurrentPer=File (page consultée le 16 décembre 2007).
  7. CKRL, Entrevue à l’Aérospatial avec Jean-Pierre Guay et Richard Ste-Marie [en ligne].
    http://www.richardstemarie.net/radiomemoire.org/artsvisuels/Gabriella_Garcia_Luna.html (émission du 5 décembre 2007).
  8. Giguère, Roland. 1988, Forêt vierge folle. Montréal: Éditions Typo Poésie, p. 118.

À contre-sens

crédit photo: Ivan Binet

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«Venez, entrez dans le cercle, nous allons nous pousser pour vous faire place. Nous vous attendions. Si de lui nous n’avions gardé qu’une parole, qu’une évidence, ce serait celle-là qui lui était si familière, si nécessaire, qui disait sa plus intime conviction; il faut toujours «faire place à l’autre.»»1

Virginia de Medeiros née en 1973 à Feira de Santana, est une artiste brésilienne présentant à LA CHAMBRE BLANCHE une exposition constituée d’œuvres vidéo. Cette exposition résulte de son séjour à Québec et de son travail in situ. Titulaire d’une maîtrise en arts visuels, elle décide par la suite de continuer à mener ses propres expérimentations artistiques. Avant d’explorer pleinement le médium de la vidéo, elle s’intéresse tout d’abord à la peinture puis la photographie dont est issue la série intitulée Femmes pré-moulées (1995). Cette série annoncera de manière déterminante ses futures préoccupations telles que la relation au corps et à l’autre et la position sociale de la femme. Le questionnement émanant de sa résidence à Québec se construit autour de la notion de «faille». Le mot «faille» fait à présent partie de notre langage courant, il définit les éléments perturbateurs qui ne s’insèrent pas dans l’ordre conventionnel. Toutefois, l’artiste a souhaité revenir au plus près du sens étymologique de ce terme. «Faille» appartient au lexique géologique et définit «Un plan ou une zone de rupture le long duquel la déformation est cisaillante. Ce plan divise un volume rocheux en deux compartiments qui ont glissé l’un par rapport à l’autre[…] Les failles actives sont responsables des tremblements de terre.»2

Cette définition géologique prend tout son sens au sein du travail de l’artiste, dans la mesure où elle analyse les différences et les similitudes qu’entretiennent la ville de Québec et celle de Salvador, au Brésil. Comme Salvador, Québec est construite sur deux plans, une basse-ville et une haute-ville.

Cette séparation, dans un premier temps urbaine révèle les écarts sociaux ainsi que les préjugés qui se sont installés au fil des années. Ces deux villes très éloignées, tant d’un point de vue géographique que culturel, se retrouvent à présent juxtaposées par le biais d’un regard qui ne se veut pas simplement. En effet, il ne s’agit pas de constater qu’une partie de la population plus aisée se situe en haute ville et qu’une autre plus démunie en basse-ville, mais au contraire de s’infiltrer dans ces deux villes au cœur même de la faille.

Dans un premier temps, la «faille» selon Virginia de Medeiros et sa collaboratrice Silvana Oliviéri (urbaniste) ce sont les marginaux. Ceux que la société considère comme des exclus, car ils ont choisi de ne pas faire partie intégrante du système. À Salvador, c’est l’histoire de Simone, un travesti et de Mae Preta que l’artiste nous conte. À Québec, Virginia décide de suivre les itinérants du quartier Saint- Roch en basse-ville. Malgré des univers distincts, l’artiste procède de la même manière en suivant dans une quête acharnée, des individus qui introduisent les spectateurs dans une tout autre réalité.

Lorsque le public pénètre dans la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE, il est rapidement interpellé par la projection du film Gardienne de la fontaine datant de 2007. Au cours de cette vidéo, on observe un jeune travesti brésilien, Simone, expliquant de vive voix sa «reconversion» grâce à l’amour de Dieu. Il raconte à Virginia comment à la suite d’une overdose de crack, il est passé de son statut de travesti à celui d’homme de foi, prêchant à qui veut l’entendre, son expiation ainsi que sa nouvelle vie. Dans une sorte de délire mystique, partagé notamment par l’artiste, Virginia le suit dans son état de femme et de nouvel homme. On comprend vite que le personnage de Simone est solitaire, rejeté par ceux qui l’entourent. Cette solitude est en outre décuplée par les procédés filmiques mis en œuvre par l’artiste. Elle se place souvent en arrière de ce personnage et n’intervient dans le champ de la caméra que très rarement. Tel un anthropologue, elle tente de maintenir une distance objective avec son objet de recherche. Néanmoins, c’est également par cette distance constante que le spectateur comprend que ce qu’il observe au travers de la caméra est avant tout un regard. Une vision qui, à terme, s’avère être l’amorce d’un questionnement non tributaire d’une quelconque forme de déterminisme.

Comment être femme? Simone est-elle le miroir brisé de cette «féminitude»? Le corps en tant que représentation permet à l’artiste d’amener le spectateur à une réflexion profonde sur sa propre position au sein du tissu social et sa relation à l’altérité. Le travail de Virginia de Medeiros et de Silvana Oliviéri se veut transgressif. Il montre l’appropriation des codes sociaux par un individu et comment le détournement qu’il opère se révèle être problématique. Ce travesti brouille sans cesse par son genre «instable» les caractéristiques rattachées au féminin et au masculin. Plusieurs auteurs ont insisté sur le fait que la féminité ou la masculinité ne sont pas des conceptions qui peuvent se relier à la nature. La féminité est un genre, c’est-à-dire une construction psychologique et physique.

Selon Judith Butler, figure marquante de la théorie Queer et des Gender Studies, «Dire que le genre procède du «faire» qu’il est une sorte de «pratique» [a doing], c’est seulement dire qu’il n’est ni immobilisé dans le temps, ni donné d’avance ; c’est indiquer également qu’il s’accomplit sans cesse, même si la forme qu’il revêt lui donne une apparence de naturel pré-ordonné et déterminé par une loi structurelle. Si le genre est «fait», «construit», en fonction de certaines normes, ces normes mêmes sont celles qu’il incarne et qui le rendent socialement intelligible.»3

Par ailleurs, Virginia de Medeiros et Silvana Oliviéri perçoivent l’identité non pas comme un élément fixe, mais comme allant à la rencontre de tensions perpétuelles. C’est par le prisme de ces différences qu’un individu peut remettre en cause son essence. L’artiste brésilienne «sublime» ces différences qui deviennent, de fait, un véritable matériel artistique. Accepter l’altérité pour cette artiste, c’est aussi accueillir l’idée d’un bouleversement intérieur pour chacun d’entre nous. La différence selon elle est un «agent de transformation.»

crédit photo: Ivan Binet

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La gardienne de la fontaine n’est pas seulement l’histoire de Simone, mais aussi celle de Mae Preta, une femme âgée racontant son vécu difficile au Salvador. Sa demeure ayant brûlé, elle doit chercher à présent une nouvelle habitation malgré sa précaire condition financière. Comme Simone, Mae Preta doit quitter et redéfinir ce qui la construisait en tant que personne. Que ce soit au travers de problématiques identitaires ou de localisations urbanistiques, les personnages de cette œuvre vidéo réinventent leurs rapports à la ville. Simone, par exemple, s’occupe chaque jour d’une fontaine abandonnée avec beaucoup de soins. Réunir et brûler les déchets, nettoyer le bassin de cette fontaine, devient presque un rite païen. À Québec, les vidéos présentées au sein de l’exposition montrent de quelle manière les itinérants du quartier Saint-Roch s’approprient certains lieux.

La démarche artistique de Virginia révèle une influence omniprésente, celle de Michel de Certeau et de son ouvrage L’invention du quotidien4. L’artiste a nourri sa réflexion à partir de deux concepts marquants émanant de cet ouvrage fondamental publié en 1980. En définissant notre rapport à la ville et au quartier, Michel de Certeau fait émerger les définitions de stratégie et de tactique. La stratégie est la pensée du pouvoir qui tente de déterminer dans une relation sujet/objet la position du sujet. La stratégie souhaite parvenir à accumuler un nombre considérable de biens afin de les transformer en profits. Alors que la tactique représente les manières de vivre des habitants, par exemple, aller au marché, boire son café chaque jour dans le même établissement. Dès lors, grâce à la tactique, le sujet/habitant va pouvoir poétiser son rapport à son environnement direct, il réinvente jour après jour son quotidien. La tactique devient alors cet «art de faire» qui va se servir des failles du système dominant afin de se réinventer.

Cependant, la tactique ne permet pas de se libérer tout à fait de ce système. Elle donne avant tout la possibilité d’opérer une distance vis-à-vis de lui. La tactique peut aussi se constituer en tant que marge où les altérités insufflent dans la ville des manières de vivre autres. Néanmoins pour observer ces modifications délicates, il a fallu à l’artiste une véritable implication auprès des personnes filmées.

Virginia de Medeiros est partie à la recherche de témoignages d’habitants sur leur quotidien et la «revitalisation» du quartier Saint-Roch.

Ces instants de vie que l’artiste partage avec ces êtres représentent des expériences, des fréquences émotionnelles qui la bouleversent tout autant. La «faille» peut induire une vibration créative. La position de cette artiste devient alors très fragile, car la rencontre avec l’autre se transforme en une nécessité. Les œuvres vidéo présentées à LA CHAMBRE BLANCHE incarnent donc cette possibilité d’envisager notre environnement autrement fait que de cloisons identitaires que l’on considère parfois à tort comme infranchissables.

  1. Giard, Luce et Michel de Certeau.1980, L’invention du quotidien: Arts de faire tI. Paris: Éditions UGE, pp.33-34.
  2. Wikipedia [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/Faille (page consultée le 11 novembre 2007).
  3. Extrait de la conférence intitulée Faire et défaire le genre (Undoing gender) de Judith Butler, Professeur à l’Université de Californie Berkeley, donnée le 25 mai 2004 à l’Université de Paris X-Nanterre, dans le cadre du CREART (Centre de Recherche sur l’Art) et de l’école Doctorale «Connaissance et Culture».
  4. Certeau, Michel de, Luce Giard et Pierre Mayol. 1980, L’invention du quotidien: Arts de faire tI et Habiter, cusiner tII. Paris: Éditions Gallimard. 416 p.

Habitant du Malpays

Une vapeur légère semble émaner de l’asphalte, le bruit des moteurs en marche et la fumée des tuyaux d’échappement se répandent sans interruption bien que les véhicules demeurent quasi immobiles. Des expressions de résignation et d’ennui accompagnent le mouvement à peine perceptible des véhicules qui se déplacent parechoc à parechoc dû au grand nombre d’automobiles entassées sur le viaduc. Sous la trame des voies de béton, un regard anonyme considère l’impossibilité de traverser à pied cette colossale frontière et glisse, ironiquement détaché, jusqu’en face où un espace vacant, produit par cette immense infrastructure, abrite un terrain abandonné. Nous sommes dans une ville quelconque, nous nous déplaçons dans un site quelconque, image familière, paysage faisant partie de notre quotidienneté urbaine, et qui se répète dans la grande majorité de nos cités comme un écho muet que peu d’entre nous se prennent à écouter.

crédit photo: Ivan Binet

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Nous est-il arrivé une fois de nous demander comment cela a pu arriver, comment il se fait que je me retrouve dans cette situation et qu’elle constitue une partie de mon quotidien?

Sommes-nous sortis une fois des bulles de confort que représentent nos automobiles et avons-nous analysé ce phénomène depuis la perspective humaine d’un piéton? Un environnement qui paraît non conçu pour des êtres humains, où il n’y a ni ergonomie ni sens de la mesure, où la plus essentielle de toutes les activités humaines; habiter, paraît impossible.

Un fait demeure incontestable en dépit de ses contradictions et de sa complexité: les cités sont des pôles d’attraction qui séduisent généralement la collectivité, la poussant à forger son existence au sein de l’une d’entre elles. La majeure partie de la population de la planète habite effectivement dans les zones urbaines et les tendances migratoires indiquent que ce modèle ira en croissant par suite des avantages économiques, politiques et sociaux que comporte la résidence citadine. Cette réalité fait que les villes se convertissent, de plus en plus rapidement, en entités mouvantes et constamment changeantes, résultat de brusques transformations formelles et spatiales. Cela conduisant à mettre en péril leur identité, leurs principes et leur essence, alors que leurs pôles d’intérêts fluctuent et diluent leurs limites, leurs frontières.

Ce que nous définissons à l’heure actuelle comme zone urbaine est en réalité une conjonction de «cités» reliées par des espaces transitoires et résiduels de nature médiatique que nous avons appris à accepter et à domestiquer. Ces espaces proposent un nouveau défi à notre entendement du concept de cité. Espaces versatiles dépourvus d’identité propre, qui se répètent dans tous les grands centres urbains de notre planète, comme une «île qui se répète» dans la mémoire collective de nos villes. Espaces transitoires que nous utilisons principalement comme moyens de déplacement pour nous mouvoir d’une «cité» à l’autre à l’intérieur de nos centres urbains polarisés.

Ces espaces transitoires, dans leur échec à communiquer, divisent et séparent, créant des frontières à l’intérieur du tissu urbain de nos métropoles, désintégrant des quartiers et produisant des espaces résiduels sans aucun usage. Espaces qui sont les résidus d’une méga — infrastructure avant tout automotrice qui laisse dans son sillage des centaines d’espaces inutilisables, espaces transitoires, espaces qui ne procurent pas un état d’être, espaces dépourvus d’intention et finalement d’identité.

Espaces que, par leur nature, nous avons associés à la notion post-moderne de «non-espace non espacé», position idéologique qui par la négation même d’un concept familier et reconnu questionne son essence et révèle sa complexité particulière. Nos métropoles comptent des centaines de ces «non-espaces», lesquels se fondent entre eux pour créer des conglomérats qui occupent de vastes zones de nos centres urbains. Le regroupement de ces «non-espaces» crée à la fin ce à quoi nous pouvons nous référer comme la «non-ville», la négation du concept de ville. Suivant cet ordre d’idée nous pourrions dire que, à produire et vouloir habiter la «non-ville», nous nous convertissons en « non humains » et nos pensées, nos paroles et nos actions sont régies par le «non-esprit».

Ce conditionnement se manifeste dans le fait que, pendant que nous nous efforçons de faire de nos cités des lieux plus commodes et fonctionnels, paradoxalement aussi nous réalisons le contraire en créant des espaces manquant d’identité, qui n’ont pas d’intention précise et divisent, séparent et désintègrent le sens même de la cité, la déshumanisant.

C’est cette complexité intrinsèque, cette particularité apparente qui nourrit le discours et la pratique artistique d’Eduardo Valderrey. Un phénomène spatial de nos centres urbains qui catalyse les réflexions créatrices de l’artiste et qui nourrit le coeur de son projet Malpais. Notion particulière au moyen de laquelle Valderrey fait référence à l’hostilité géographique visuelle qui oppose lesdits lieux dans le tissu de nos cités.1

Le Malpays contemporain: territoires créés et provoqués paradoxalement par nous-mêmes dans notre anxiété de posséder une vie commode et efficace, faisant de ces espaces hostiles une partie de notre quotidien. Laissant de côté toute stimulation esthétique et formelle que ces espaces peuvent procurer, la «non-ville» propose de nouveaux défis à la forme selon laquelle nous concevons, habitons et comprenons la ville. La questionnant dans les profondeurs de son essence.

Combien de fois nous sommes-nous attardés ne serait-ce que quelques instants à admirer cette herbe discrète poussée à la surface du ciment même, au milieu du trottoir? Une petite plante fragile qui a trouvé la force de jaillir au milieu de l’asphalte d’une rue, ou au cœur d’un escalier de béton, et qui grandit discrètement en souriant, comme si elle se savait victorieuse d’une lutte silencieuse que par la suite nous ignorons. Cette petite herbe qui avec le temps, qui sait et pourquoi pas, pourrait se transformer en un grand arbre fruitier et en ombre, et qui sans savoir pourquoi nous emplit d’un parfum d’espérance.

De la même manière, le travail d’Eduardo Valderrey jaillit comme cette herbe au milieu de l’asphalte, perturbant son entourage tout naturellement. Créant une architecture à l’intérieur d’une autre, installant des structures qui perturbent l’architecture existante et les utilisant comme des écrans, Valderrey déconstruit nos notions de ville articulée à partir de projections d’images qui décrivent ce Malpays contemporain à partir d’une bande sonore qui magnifie l’environnement visuel. Pendant que, simultanément, il perturbe nos paramètres préconstruits en faisant fleurir un brin de questionnement et de réflexion au milieu de nos notions préétablies de la ville. Ainsi le Malpays de Valderrey est fertile en stimulations qui nous portent à réfléchir sur la nature des espaces que nous habitons. Sur le concept de cité et la forme selon laquelle nous souhaiterions l’habiter, et aussi, alimentant le désir de la modifier.

L’idée de changer nos cités au nom d’un plus grand bien-être commun, et son potentiel latent n’est pas un concept nouveau. Au contraire, c’est un concept persistant qui nous accompagne depuis le siècle dernier. Abordé par les sociologues, philosophes, urbanistes, architectes et artistes, la transformation de nos cités, jusqu’à maintenant utopique, rejoint le cœur de nos enjeux sociaux les plus cruciaux. Henri Lefebvre nous rappelle dans son essai Quotidien et Quotidienneté 2 que pour changer la vie il est nécessaire de changer la société, l’espace, l’architecture et la cité. Ainsi le désir de changer la ville se retrouve au centre d’un discours social familier. Il faudra alors insister sur le fait que pour changer nos villes il faut changer les concepts mêmes qui les concernent. Michel de Certeau, précisant sa notion de cité concept au septième chapitre de son livre L’invention du quotidien3 nous rappelle la symbiose intrinsèque qui existe entre la cité et son concept. Le premier pas pour changer la ville est de redéfinir son concept, et avec lui redéfinir nos concepts d’urbanisme et d’architecture.

Il convient de signaler que derrière ce questionnement conceptuel à propos de la ville réside la forme selon laquelle nous appréhendons le concept d’habiter. Encore embourbés dans l’inertie du modernisme que nous n’avons pas encore réussi à remettre en cause et à questionner, nous poursuivons selon un modèle de pensée qui accorde une importance démesurée à l’automobile comme part intégrale et indispensable de l’humain, comme une extension de son être et une manifestation matérielle du confort et de la commodité que signifie vivre dans un centre urbain. Jusqu’à ce que nous questionnions cette pensée et mettions en balance les préjudices et bénéfices que cela exerce sur nos espaces vitaux, nous pourrons commencer à reconstruire nos concepts de ville et rompre l’inertie polarisante de désarticulation urbaine qui est une constante de nos villes et qui nous a conduits à habiter volontairement des espaces hostiles au sein du Malpays que nous continuons à alimenter jour après jour.

crédit photo: Ivan Binet

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Comme dans le paradoxe du Dr. Frankenstein, nous avons créé un monstre dont nous avons perdu le contrôle. La zone métropolitaine, composée de «villes» et «non-villes» par exemple, paraît grandir par elle-même, comme si elle avait une vie propre. Piégés par son inertie, paralysés, nous voyons comment nos centres urbains loin de reconstruire leurs espaces, nous proposent des environnements hostiles dénués d’intention. On dit que ces espaces reflètent un manque d’identité personnelle, sociale et collective, ils se répètent en nombres variés un peu partout. Rappelons-nous alors que ce concept de «perte» d’identité nous parle d’une profonde amnésie collective qui nous empêche de nous rappeler que nous sommes nous-mêmes ceux qui créent ces lieux et environnements que nous habitons, et que nous sommes ceux qui créent ce que nous connaissons et comprenons comme une ville.

Si par moment il nous paraît avoir créé un Frankenstein urbain, en réalité il nous revient à nous de l’alimenter ou de l’asphyxier. La partie la plus importante de recouvrer une identité étant de se savoir responsable et capable de transformer le site où un individu habite.

  1. Rappelons que les êtres humains, tout au long de l’histoire de l’exploration, ont rencontré tous les types de territoires. Depuis les lieux abondants et fertiles qui convenaient à leurs besoins et facilitaient leur bien-être, les incitant à s’établir, jusqu’aux territoires hostiles, terres agrestes inhospitalières qui ne les invitaient point à s’arrêter et que généralement ils ont su éviter et respecter. Ce furent ces territoires que les explorateurs anglais nommèrent badlands, les terres mauvaises. Le concept traduit et transposé en espagnol comme Malpais sert à décrire ces territoires non seulement agrestes et hostiles, mais aussi infertiles par suite d’une absence d’usage humain.
  2. Lefebvre, Henri. 1972 «Quotidien et Quotidienneté», Encyclopaedia Universalis, vol. 13, Paris: Éditions Claude Grégory. p. 152.
  3. Certeau, Michel de. 1970, L’invention du quotidien. Paris: Éditions Gallimard. 416 p.

J’ai déjà ressenti cela, mais…

Alexandre David, bien qu’il déteste les catégorisations disciplinaires, se considère comme quelqu’un qui fait de la sculpture. Il a diverses pratiques qu’il dit secondaires, mais ses préférences vont aux installations sculpturales. Or, ses objets sont aussi des espaces: son travail porte sur la compréhension de l’espace, de l’objet, et leurs rapports complémentaires. Quelquefois, sa sculpture revêt un aspect pictural très fort, mais ses dessins, dit-il, sont davantage des dessins d’architecture.

Pendant cinq semaines, David a transformé l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE en atelier de menuiserie: le bois est un matériau agréable à manipuler dit-il, et que l’on peut également récupérer. Les portes ouvertes sur la rue laissaient échapper une fine poussière et des parfums de forêt.

crédit photo: Ivan Binet

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La première semaine fut occupée à tendre des fils dans l’espace pour tracer une esquisse en trois dimensions. L’artiste est perfectionniste et vingt fois sur le métier il a remis ses idées. En un endroit par exemple, pour éviter de juxtaposer la coupe impeccable du bois à la ligne irrégulière et potentiellement agaçante du plafond, il a préféré laisser un léger espace entre les deux. Au début, la plate-forme finale devait former un L et, conçue en tant qu’objet, elle devait permettre une circulation alentour. Ce concept fut abandonné. Des caissons construits au plafond furent aussi démolis à mi-chemin, après une semaine de réflexion:

«Je les ai enlevés, j’avais l’impression de simplement reproduire le cloître traditionnel, avec son toit et son centre vide. C’était trop connoté. Ça brisait le registre, ça devenait un seul espace alors que je voulais des espaces très différents. Si j’avais un autre six semaines, je les ferais et j’emplirais tout l’espace. Pour voir. Mais il faut toujours des choix.»

crédit photo: Ivan Binet

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«Quand je suis arrivé à LA CHAMBRE BLANCHE, j’ai vu ici deux systèmes; l’un, parallèle à la rue, est constitué de deux murs avec les poutres au centre, et l’autre est autonome, indépendant par rapport à la rue. Il y a donc deux directions que j’ai voulu exploiter: mettre à profit les poutres, la séparation et une distinction entre deux moitiés.»

Impossible d’apprécier l’installation d’Alexandre David sans effort. Non pas qu’elle soit hermétique, ce dont se défend l’artiste dont le travail ne se veut pas conceptuel, mais plutôt expérientiel. Pour saisir l’intention derrière l’œuvre, il faut donc grimper dessus. J’ai refait avec l’auteur le parcours qu’il nous propose. Je lui laisse la parole.

«Une fois que nous sommes dessus, cela dirige un peu notre trajet, car quand on voit que c’est un sol, qu’il n’y a aucun accès à nulle part. On peut redescendre ou on peut monter. Si on monte, il se produit quelque chose: on réalise qu’il y a vers le fond une courbe qu’on ne voit pas réellement. Ce n’est pas une courbe visuelle, mais une courbe au niveau du sol, qu’on ressent en marchant. Pourquoi cette courbe ? J’ai voulu faire une sorte d’environnement architectural, mais pas dans le sens d’un design, d’un aménagement intérieur où mon installation deviendrait un genre de loft. Il s’agit plutôt de mettre en relation différents types de sensation pour créer quelque chose de singulier, de neuf.»

«Les sensations dont il est question, comme marcher sur un sol ou gravir une pente, sont des sensations architecturales extérieures. Quand on monte une côte, il arrive un point où on ralentit: l’angle devient moins fort, la montée s’aplanit au sommet avant de redescendre. Alors on arrête, on se retourne et on regarde de l’autre côté. De la même manière, ma courbe recrée une sensation extérieure qui incite les gens à se retourner, à voir l’autre côté de l’espace. Cet élément illustre bien mon approche. Je prends appui sur des choses ordinaires du quotidien pour créer des événements.»

«On ressent également que la pente est ronde dans les deux sens, ce qui nous pousse vers les coins, toujours en une sorte de ralenti. Je ne voulais pas que ce soit agressif, que les gens montent en ligne droite et se heurtent sur les caissons. On peut même venir s’asseoir ici, sous le caisson, comme dans une grotte, ou encore protégé par des arbres ou un toit. Diverses sensations architecturales se mélangent. Comme si nous voulions nous protéger du soleil, des intempéries: il y a donc des éléments d’architecture extérieure dans mon installation. En même temps, par la façon dont les murs sont tapissés de contreplaqué, que les formes s’imbriquent dans l’espace et sont pensées en fonction de ce dernier, on revient à une architecture intérieure.»

«En plus des sensations, je mise sur la familiarité des éléments architecturaux comme une hauteur de marche, de banc. Par exemple, à l’endroit où l’on monte dans l’installation, la marche, elle est plus haute que la norme. Mais de l’autre côté, près du mur, cela se rapproche davantage d’une grosse marche dans un parc, ou d’un banc. De plus, l’espace délimité par cette marche (ou ce banc) forme un corridor. Cet environnement est ainsi constitué d’éléments qui rappellent des éléments architecturaux connus. Sauf que la finalité pour moi n’est pas d’évoquer un bâti qu’on connaît déjà. Cela me sert à proposer quelque chose qui, dans sa singularité spatiale, n’est pas vraiment de l’architecture.»

crédit photo: Ivan Binet

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«Enfin, une particularité de mon approche est de faire un objet qui, tranquillement, devient un espace. La transition se fait doucement dans les deux sens. Ici en bas, la plate-forme ne touche pas le mur, elle agit fait fonction d’objet. Puis elle avance et rejoint le mur, le rencontre et alors se transforme en un lieu. Cela accentue la sensation de tourner un coin, incite à tourner le coin, d’où le titre de ma résidence.»

«Mon travail n’a pas de valeur symbolique, ne dit rien sur le monde. On n’y découvre rien d’autre que ce qu’on éprouve. Au contraire, ces choses-là sont en deçà du travail, c’est le fondement à partir duquel on peut faire l’expérience spatiale. Une fois l’expérience faite, elle n’a pas d’autre signification pour moi. Elle peut cependant être mise en relation avec notre quotidien, notre connaissance de l’architecture, nous inciter à réfléchir sur notre espace, et peut-être alors acquérir une valeur critique à l’instar de tout art qui nous rebranche sur la vie. Mais il n’y a rien à décoder.»

«On pourrait parler d’expérience formelle à la limite. Mais je n’aime pas trop ce mot qui évoque souvent un décalage par rapport à la réalité de tous les jours. Je dirais une expérience perceptuelle, sensorielle, événementielle, mais certes pas intellectuelle même si je peux l’intellectualiser pour réfléchir.»

«Une chose demeure importante, ce ne doit pas être uniquement une expérience visuelle. C’est une rencontre du visuel et de l’usage. Il ne s’agit pas simplement de regarder ou à l’inverse de seulement s’asseoir. C’est une rencontre des deux. Il faut qu’on ne puisse plus les séparer, sinon seulement au niveau du langage. L’œuvre n’est pas qu’un objet fonctionnel. Il faut faire usage de l’espace que l’on voit et pour cela, il faut prendre appui sur notre connaissance essentielle de l’architecture. C’est notre connaissance de tous les jours, par exemple nous hisser sur une chaise quand on est jeune, ou grimper dans une échelle. Il y a bien sûr des moments plus visuels, des images. Lorsqu’on monte, ici, on a une expérience plus frontale, visuelle, qui est remplacée par une sensation lorsque la courbe dans le plancher est ressentie. J’ai modifié cette pente en cours de route, justement afin d’éviter qu’elle ne soit visuellement trop apparente.»

Personnellement, je suis davantage intriguée par l’aspect formel de l’œuvre. Mon corps ne capte pas les subtiles variations que David a induites dans le bâti au prix de manipulations et de calculs extrêmement rigoureux. Je suis plutôt attirée par l’impossibilité logique, la fusion improbable et néanmoins visible de deux dénivellations juxtaposées sur le sol. Ou encore par le fait que la montée ne conduit nulle part. Et simultanément, je suis tentée par le corridor qui semble plus convivial, fait pour circuler parmi d’autres passants.

J’ai voulu, précise David, faire une sorte de symétrie, d’équivalence entre les deux espaces. Il y a en bas un creux pour déambuler et en haut un creux pour s’asseoir. Si tu te lèves, tu te frappes la tête ou sinon tu dois marcher accroupi. C’est donc un espace statique (à partir duquel du peux observer un centre vide) versus un espace déambulatoire (à partir duquel tu peux observer quelque chose qui se transforme en image). Les vides sont des genres de ponctions dans objet. Dans le haut et le bas de la pente, il y a inversion des volumes. J’aime cette notion d’inversion, de volume négatif.

Lorsqu’il entre à LA CHAMBRE BLANCHE, Alexandre David y voit une sorte de place publique, un centre vide (un centre-ville peut-être?) cerné de caissons, avec des murs. Son projet est en continuité avec une tendance qui se développe dans son travail: dans sa démarche comme dans sa pratique, l’objet devient un lieu. Il s’intéresse de plus en plus à l’architecture et réalise de moins en moins des objets circonscrits. Un prochain projet/espace, à Montréal, consistera en une place publique mobile sur roues, avec des caisses ouvrantes en plastique.

Il s’est toujours préoccupé d’espace public architectural, sans savoir pourquoi. Progressivement, ce dernier lui est apparu sous l’aspect d’un nœud, un point focal à partir duquel on prend des décisions collectives. Cet espace public collectif est extrêmement important pour lui: l’agora physique et matérielle infléchit notre façon de travailler ensemble, de construire une communauté. L’architecture, dit-il, participe d’une vision holistique du monde. Elle rejoint toutes les facettes de la vie. C’est une question d’éthique: être généreux avec le monde, aller au-delà de l’individualisme en créant ou en collaborant à la création et à la réflexion critique d’un espace collectif. Ce dernier semble rétrécir constamment, constate l’artiste: «On nous le vend en des termes spectaculaires: voici une nouvelle gare, un nouvel aéroport, un nouveau musée…»

Il préfère travailler à quelque chose de différent, de singulier: «Cela peut être éphémère, car je ne désire pas que mes projets soient installés en permanence sur une place publique.» David souhaite réaliser à petite échelle une réflexion sur l’architecture, qui influencerait le monde et contribuerait à un partage des idées, du sensible. Donc, même s’il prétend que son travail n’est ni politique ni symbolique, il est conscient qu’il se situe dans un espace politique.

«La pratique de l’art, conclut-il, nous entraîne dans la sphère collective puisque l’on s’adresse à l’autre. Cela est encore plus vrai quand l’œuvre s’inscrit dans l’espace public, un lieu qui concerne le public.» Bref, il veut susciter une réflexion sur ce point. Et cela n’exclut pas l’espace rural, même si ses préférences vont à l’urbanité.

Étude d’un phénomène ou l’invention d’un souvenir

Du 26 janvier au 25 février 2007, Julie Andrée T. effectuait une résidence in situ à LA CHAMBRE BLANCHE. Les manifestations du travail de cette artiste sont multiple, et ses installations et performances lui valent une reconnaissance internationale. Membre de Black Market International depuis 2002, elle travaille souvent en collaboration avec d’autres artistes dont Dominic Gagnon ou Benoît Lachambre. Elle codirige parfois les créations du collectif PONI et a été membre de la troupe de théâtre expérimental PME, dirigée par Jacob Wren.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les relations entre le corps et l’espace occupent une place fondamentale dans les créations de Julie Andrée T. Étude d’un phénomène ou l’invention d’un souvenir s’insère dans un corpus où elle poursuit depuis quelque temps une réflexion sur les relations que l’humain entretient avec la nature. Ce projet s’inspire du grand intérêt que porte la société envers les variations climatiques, particulièrement les catastrophes naturelles qui en découlent, dans un contexte où les médias contribuent souvent à déformer la perception de la population.

Julie Andrée T. a ainsi présenté à LA CHAMBRE BLANCHE une installation qui tente de construire une mémoire fragmentée relatant le souvenir d’une catastrophe naturelle. Elle interprète le climat à partir de références et de médiums variés pour développer une esthétique de la catastrophe où il est difficile d’accéder à l’information.

L’installation se divise en quatre ensembles d’œuvres qui, par leur interaction, élaborent un étrange habitat. Le premier ensemble consiste en trois tableaux composés de carreaux de céramique blanche. Dans le premier tableau, l’un des carreaux est remplacé par un petit écran diffusant des images de volcans en éruption. Deux petits haut-parleurs, qui se substituent à deux carreaux du tableau suivant, transmettent des enregistrements de bruits inquiétants et de récits de catastrophes. De la fumée émerge du troisième tableau par le même procédé. Une vitre placée devant chaque tableau nous empêche toutefois d’entrer directement en contact avec les éléments. Le triptyque évoque une catastrophe naturelle communiquée par trois perceptions sensorielles différentes; la vue, l’ouïe, l’odorat… Ensemble, les tableaux constituent un tout qui énonce un souvenir segmenté.

crédit photo: Ivan Binet

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Au fond de la salle se trouve une pièce de béton accotée le long d’un mur sur lequel est dessinée la silhouette d’une forêt d’un rouge blanchâtre. À l’envers, les têtes des arbres semblent tomber comme du sang qui aurait coulé du plafond. Sur le mur perpendiculaire, une autre forêt, orientée sur le côté, dégringole jusqu’au plancher. Ce débordement de rouge. qui apparaît comme une réaction à la présence du béton, signale une autre catastrophe naturelle où sont mises en évidence les tensions entre l’homme et la nature.

Le troisième ensemble de l’installation est formé d’une autre pièce de béton appuyée le long d’un mur. À sa droite, des moulages rectangulaires de tapis en plâtre surgissent sur le plancher. Ils semblent flotter au-dessus du sol, comme si le temps s’était arrêté. Nous assistons à une rencontre interrompue. L’aspect figé de la scène est accentué par la lourdeur des matériaux. Une mystérieuse substance qui s’apparente à du sang émerge à la gauche et à la droite de la pièce de béton, évoquant ainsi des accidents. La trace de droite étant plus claire, on peut penser que le deuxième sinistre est plus récent. Les coulées de «sang» confèrent à l’espace un effet pictural qui s’harmonise à des dessins que l’artiste a également choisi d’exposer.

On a l’impression qu’avant qu’on ait pénétré dans la salle, les éléments bougeaient, communiquaient entre eux, et qu’ils se sont subitement figés pour préserver le secret de leur vie. Cet effet suscite un sentiment opposé à celui des trois tableaux qui semblent plutôt vouloir nous communiquer quelque chose qu’on ne peut directement percevoir.

Le spectateur se voit obligé de maintenir une distance avec les éléments. Une distance qui distingue cette résidence des projets précédents de Julie Andrée T. qui traitaient du climat. Lors du projet Prudence Volontaire présenté en 2004 au LOBE, elle avait créé des parloirs-isoloirs situés dans des microclimats conçus pour susciter des situations de rencontres entre les spectateurs. L’idée d’expérience réelle du climat avait également été développée par l’artiste lors du projet Weather Report/Potentiels évoqués, présenté chez SKOL en 2005. À cette occasion, elle avait mis au point des dispositifs dans lesquels on entrait directement en contact avec différents climats conçus artificiellement. Les sens du spectateur pouvaient alors être sollicités par la chaleur, la brume, le vent…

Cette fois-ci, l’artiste nous présente les éléments scellés, comme une bouteille impossible à ouvrir. Si l’expérience sensorielle des œuvres se réduit à la vue, le rôle du spectateur demeure toutefois important. Il doit réunir les fragments qui lui permettront de retranscrire à sa manière le souvenir de la catastrophe naturelle qui a eu lieu.

Julie Andrée T. aime aussi travailler directement à l’extérieur à partir d’éléments réels de la nature. Elle crée parfois des shelters, des abris comme La Salle Commune, présentée en 2005 dans le cadre de l’événement de l’Espace Blanc de Rimouski. Aussi, c’est pendant sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE que Julie Andrée T. a investi les berges de la rivière Saint-Charles durant une journée pour effectuer une performance. Un lieu qui, fragilisé par la pollution, évoque bien la catastrophe naturelle pour l’artiste. L’intervention de Julie Andrée T., produite en collaboration avec Francis Arguin, tente d’établir des liens entre les deux berges de la rivière gelée, soulignant ainsi son aspect éphémère et tourmenté par les conflits liés à ses réaménagements successifs.

Au départ, les deux performeurs incarnent un côté de la rivière. Une corde nouée à la taille les rattache chacun à leur rive, limitant ainsi leurs déplacements S’ensuit alors une série d’actions où les deux protagonistes entrent en contact et organisent un dialogue entre les deux rives. À l’aide de traîneaux et de pelles, ils échangent de la neige. D’autres actions s’effectuent sans interaction comme les appels à l’orignal avec des cônes de circulation. La répétition de leurs déplacements finit par creuser un petit sentier d’eau qui relie les deux rives. La conversation s’établit.

Le lieu se métamorphose progressivement. Des panneaux de circulation parsèment le sentier. Ceux-ci présentent des flèches ou des cercles, toujours disposés dans des sens opposés constituant, comme les cordes, des obstacles à des contacts directs entre les deux rives. Un liquide rouge apparaît au centre de la rivière tel un saignement, signal de détresse. Les tensions générées par les problèmes de communication entre l’humain et son environnement sont ainsi évoquées, comme dans l’installation de LA CHAMBRE BLANCHE.

Outre la série d’actions qu’ils effectuent, les corps des performeurs participent aussi à l’esthétique de l’ensemble. À différentes étapes de la performance, ils se parent de bandes autocollantes. Les bandes portées par Julie Andrée T. sont bleues tandis que celles de Francis Arguin sont rouges. Comme les panneaux de circulation, ils s’intègrent à la nouvelle signalisation du lieu.

Après un certain temps, ils échangent leur position. Chacun termine le demi-cercle de terre dont l’autre avait commencé le dessin. Les bandes autocollantes sont également interchangées. Leurs différences s’estompent progressivement pour révéler deux êtres apparentés par les mêmes couleurs. S’ils ne se sont jamais directement rencontrés, ils ont effectué les mêmes actions et ont fini par se ressembler, par se confondre, se comprendre.

En élaborant une nouvelle signalisation de la rivière, Julie Andrée T. lui donne une voix. Au fil de la conversation, le lieu se métamorphose à partir de références constituées par les éléments naturels ou les objets de circulation. Cette redéfinition des rapports entre un lieu, le corps et des objets connotés amène le spectateur à se questionner sur son identité et son environnement.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

L’intervention de la rivière Saint-Charles se lit comme la mémoire fragmentée qu’évoque l’installation présentée à LA CHAMBRE BLANCHE. Dans les deux cas, la nature interpelle un humain qui comprend difficilement sa détresse. En cultivant une poésie de l’étrange à partir de repères du quotidien, Julie Andrée T. suscite l’effet paradoxal de nous amener vers un ailleurs à la fois inconnu et familier.

Les Patenteux du Québec: Soirées de performances sonores «La Collection»

«Un patenteux, c’est quelqu’un qui fait des affaires que d’autres ont pas faites jamais et puis qui a de l’imagination dedans.»1 – Mathilde Laliberté

Depuis quelques années, LA CHAMBRE BLANCHE présente des soirées de performances audio qui – il n’y a pas de hasard – ont un lien étroit avec le mandat du centre d’artistes, lequel s’articule autour d’une réflexion consacrée aux pratiques installatives et in situ, selon trois avenues: la diffusion, la production et la documentation.2

En ce qui concerne la série La Collection, qui s’est déroulée de janvier à mars 2007, un autre lien s’est concrétisé, soit celui avec les arts visuels actuels, en raison de la participation du Musée national des beaux-arts du Québec, (MNBA) au moyen de sa Collection prêt d’œuvres d’art (CPOA). Le principe est simple et en même temps fort intéressant pour un point de départ stimulant la création d’œuvres sonores spontanées présentées devant public. Ainsi, les artistes sonores invités par LA CHAMBRE BLANCHE choisissent une œuvre parmi la banque d’œuvres visuelles que la CPOA met à leur disposition et s’inspirent de cette dernière pour créer une performance audio. Cette prestation a lieu en présence de l’œuvre même.

Le lien entre l’artiste sonore et l’œuvre visuelle pourrait être cosmétique; combien de fois avons-nous assisté à des performances audio-vidéo sans autres liens que des artifices et des gadgets pour stimuler la vue et l’ouïe ! Mais dans la sélection d’artistes sonores que LA CHAMBRE BLANCHE a effectuée, l’osmose entre le créateur et l’inspiration a été totale au cours des cinq soirées, dont une a été présentée au MNBA, dans la salle dédiée à Jean-Paul Riopelle et son colossal Hommage à Rosa Luxemburg, œuvre choisie par l’artiste pluridisciplinaire Raôul Duguay, figure omniprésente de la culture québécoise depuis la fin des années 60.

Les artistes sonores approchés pour le projet ont un point en commun: l’habileté à travailler avec des nouveaux instruments ou, mieux, à créer une nouvelle lutherie, à créer leur propre instrument, sorte de sculpture audio. Encore ici, un lien se fait entre l’art visuel et l’audio…

Martin Ouellet, 25 janvier 2007

Œuvre sélectionnée: Lointain indéterminé no 3 et no 4, de Jean Lantier, 1998-1999, acrylique sur bois.

Ici, le créateur présente une instrumentation discrète, quasi effacée. Les gens du public se demandent comment Ouellet réussira à produire des sons, assis avec eux, tous dans la même direction, le diptyque flou et étrange de Lantier devant eux.

Un système de boyaux et de cylindres de plastique rigide se rend à la chaise du créateur. On comprend rapidement que les bourdonnements qui viennent à nos oreilles sont contrôlés par le manipulateur-luthier qu’est Martin Ouellet, assis et concentré, bougeant les doigts aux extrémités de ce système «pneumatique»: un compresseur à air enfoui dans les entrailles de LA CHAMBRE BLANCHE fournit les munitions nécessaires aux sifflements produits. Pièce contemplative, savant mélange de hautes et de basses fréquences, le rendu audio est en parfaite concordance avec l’œuvre de Lantier.

Avec une simplicité déroutante, Martin Ouellet performe une courte pièce minimaliste après la lente expérience auditive proposée plus tôt. Une boîte (cannette) de bière percée, attachée à une longue ficelle et qu’il fait tourner au-dessus de sa tête, volera progressivement au-dessus de nos propres têtes. Les variations sont subtiles et l’effet acousmatique est saisissant. Le son que l’auditeur entend diffère selon sa place dans l’espace et selon la vitesse et la hauteur de l’objet.

Maxime Rioux, 8 février 2007

Œuvre sélectionnée : Assemblée phosphorescente, Proposition no 1, de Pierre Bruneau, 1995-1998, pigment phosphorescent et acrylique sur toile.

Le travail audio de Rioux se concentre depuis 1996 sur un système qu’il a inventé, les automates Ki, système qui permet d’animer des instruments acoustiques à l’aide de basses fréquences inaudibles. C’est avec quelques-uns de ces automates que l’artiste crée une trame pour l’œuvre de Pierre Bruneau, un polyptyque composé de plusieurs canevas de différentes grosseurs et qui, à l’œil nu, semblent être vierges. La salle baigne dans une obscurité quasi totale, des projecteurs illuminent les automates en plongée ou en contre-plongée, des fragments d’images (profils de Gainsbourg, portrait de Lénine, etc.) phosphorescentes apparaissent avec l’aide d’une personne manipulant une lampe à forte intensité devant les canevas.

Le travail des automates en mouvement, sculptures primitives composées de cordes, de fils de métal, de lames d’acier, de réceptacles familiers, de baguettes de bois, de cymbales, etc., devient une trame sonore étrange, percussive et tribale, plongeant le spectateur dans une double observation: le mouvement des sculptures et les fragments de personnages sur le mur.

Raôul Duguay, 21 février 2007

Œuvre sélectionnée: Hommage à Rosa Luxemburg, de Jean-Paul Riopelle, 1993, médiums mixtes.

Poème hommage à l’œuvre et à la vie de l’immense Riopelle, la création de Duguay pour l’occasion demeure singulière. Accompagné d’un multiflûtiste et d’une trame sonore sur bande, l’omnicréateur (sic) s’accompagne lui-même à la trompette par moments, livrant une prose évoquant la fresque de trente panneaux de l’artiste décédé en 2002. L’instrument inventé par Duguay, sa poésie phonétique, explore l’imagerie de Riopelle avec habileté et sincérité. Un projet résolument beat, jazz.

Frédéric Lebrasseur, Lyne Goulet et Marco Dubé, 22 février 2007

Œuvre sélectionnée: Dragons et dragonnes, de Fabienne Lasserre, 1998, acrylique sur papier.

Dans cette performance, l’œuvre sélectionnée est littéralement intégrée au processus créatif. Frédéric Lebrasseur, percussionniste et patenteux, et Lyne Goulet, multiflûtiste, demandent au vidéaste et VJ Marco Dubé de créer en temps réel un mix avec les images de l’œuvre de Fabienne Lasserre. Cette création vidéographique, projetée sur un mur, sert d’inspiration à l’improvisation du duo, un peu comme les musiciens à l’époque du cinéma muet qui accompagnaient le film. Donc, les différentes saynètes de Dragons et dragonnes servent d’inspiration à deux niveaux.

Dans la plus pure tradition de la musique actuelle et de l’improvisation, le duo structure une performance qui part du «point a» et va au «point b». Aucun statisme. Beaucoup d’énergie aussi, comme les mouvements et expressions des personnages du polyptyque choisi. La voix, les cymbales, les percussions africaines, le saxophone, les flûtes: l’ensemble recrée de façon efficace et parfois fantaisiste et imagée la trame narrative que compose Marco Dubé dans le choix de son mix vidéo à partir des personnages colorés de Lasserre.

Sabin Hudon et Catherine Béchard, 1er mars 2007

Œuvre sélectionnée: Fascination no 6 et no 7 (dissolution), de Patrick Bernatchez, 2002, acrylique et résine sur miroir et bois.

Dans cette première performance live pour le duo d’artistes multidisciplinaires, nous retrouvons encore des sculptures génératrices de sons, mais dans un autre registre que celui de Maxime Rioux, tant par la sonorité que par l’esthétisme.

Un univers de «micro-sons» de frottements, de bourdonnements, de mélodies aléatoires, de mouvements lents. Des éléments sculpturaux à l’allure fragile contrôlés par deux ordinateurs. Une performance acoustique, puisque les éléments générateurs de sons ne sont pas amplifiés. Les sons produits voyagent subtilement grâce à la réverbération naturelle de l’endroit, les éléments étant disposés un peu partout dans l’espace.

L’œuvre choisie par le tandem est de facture minimale, et la trame sonore proposée est en parfaite synergie avec l’élément. Une performance étonnante, visuellement et auditivement attrayante, surprenante.

  1. Grosbois, Louise de, Raymonde Lamothe et Lise Nantel. 1978, Les patenteux du Québec. Montréal: Éditions Parti pris, p. VIII.
  2. LA CHAMBRE BLANCHE, dans son mandat artistique, a offert au public de Québec une série de performances excitante, contemporaine et surtout pertinente au regard de la thématique proposée. Ces moments de création ont prouvé encore une fois que l’art visuel est un vecteur de création et d’inspiration totalement engagé dans une façon de concevoir, de penser l’art audio et les nouvelles musiques. De surcroît quand les créateurs ont l’âme du patenteux…

Jetables

Dans son exposition in situ intitulée Jetables, où se mêlent le sculptural et le pictural, l’utilitaire et le décoratif, Mariana Gullco associent divers types d’objets dans l’espace pour créer en les accumulant des ensembles très aérés, suggérant à la fois le vaste et le léger. L’artiste venue du Mexique à LA CHAMBRE BLANCHE pour un échange à visée artistique, s’inspire entre autres de son intégration ponctuelle à un nouveau milieu et de son observation de quelques-unes des habitudes domestiques et culturelles des Québécois. De ces observations naissent ses œuvres, élaborées à partir de matériaux usuels comme des récipients en carton ciré ou encore des filtres à café.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Tout au fond de la salle d’exposition, des gobelets à café blancs inutilisés sont étalés sur le plancher, puis grimpent sur le mur et jusque au plafond. Petits dômes collés les uns aux autres, ils forment des amoncellements et semblent se multiplier à l’infini tout en produisant l’impression d’un mouvement perpétuel. La forme engendrée par cet assemblage évoque de nombreux volumes naturels : des molécules agglutinées, de la mousse répandue sur le sol d’un sous-bois, une avalanche de boules de neige, un ciel ennuagé, des glaciers partant à la dérive ou des sommets immaculés… La quantité impressionnante des gobelets ainsi combinés renvoie vite à l’idée de surplus, de dépotoir.

Sur un autre mur de la salle, des filtres à café usagés en papier de couleur écrue, tachés par un marc d’un brun un peu plus foncé, sont cousus par petits groupes. Une mince ligne très discrète d’un bleu turquoise, brodée avec du fil sur chacun des filtres, sert à délimiter les deux teintes de brun du papier. La finesse de cette trace microscopique, apposée comme une signature sur chaque filtre, témoigne de l’attention et de l’observation minutieuse à laquelle se prête Mariana Gullco pour poétiser l’objet. L’élégance et la délicatesse, contrastant avec l’aspect brut des matériaux initiaux, des rebuts, font immédiatement surgir l’idée du paradoxe.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La sculpture en bas-relief résultant de cette composition essentiellement monochrome et d’apparence organique rappelle une masse de champignons s’agglutinant sur l’écorce d’un tronc d’arbre. En réunissant ces simples artefacts, portant encore la marque de leur usage en un magnifique essaim de fibres, Mariana Gullco simule la nature vivante, tant par le rappel de l’origine végétale du matériau que par celui d’un rituel domestique répandu, la préparation du café.

Des agrandissements photographiques de quelques-uns des filtres utilisés par l’artiste sont présentés sur le mur adjacent à la sculpture. Ces détails de l’œuvre recréent la cartographie de paysages imaginaires, reproduits en grand format, suggérant le parcours sinueux d’un ruisseau, traversant les sables d’un désert, comme une fissure dans un erg.

Voilà que, devant la talle de gobelets à café champignonnant tel de la mousse en forêt et la masse de filtres usagés, détournés de leur fonction initiale pour être enjolivés, nous éprouvons la sensation physique et bien réelle d’un envahissement. Nous suffoquons face à la somme des objets jetables réunis par l’artiste en l’espace de quelques jours seulement, un poids plume de matière, mais qui pèse lourd lorsqu’on en constate l’abondance. Une impression d’étouffement nous envahi, comme l’écho d’un essoufflement planétaire. L’accumulation et l’empilement d’artefacts ou de simples produits dérivés du pétrole nous reconduit (ramène) presque inévitablement aux concepts d’expansion et d’invasion. Et, cette mince ligne bleue d’une finesse étonnante au sein de l’amas d’objets homogène disposé sur presque toutes les surfaces de la galerie, devient comme un brillant brin d’espoir, la trace d’une crue, d’une éclaircie. Elle trace une limite, elle cite la marque, le passage, le quotidien de l’autre, du consommateur, de celui qui a pris le café. Elle est signe d’humanité, trait lumineux sur la monotonie, expression subjective à travers la série.

Par l’entremise des travaux d’aiguille, Mariana Gullco tend à concilier les métiers d’artiste et d’artisan tout en réaffirmant le potentiel fertile du métissage à tous les niveaux. Unissant les procédés, alliant divers matériaux industriels au sein d’ensembles esthétiques, elle rehausse, transforme et redonne de la volupté à des motifs décoratifs commerciaux. Ainsi, à l’entrée de la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE, elle fixe au mur quatre supports en plastique blanc. Sur chacun est posé un rouleau, soit de papier hygiénique, soit d’essuie-tout. Des motifs, d’inspiration florale ou marine, sont brodés à la main sur le papier, de manière à nous révéler une autre facette du travail de l’artiste, beaucoup plus raffinée, plus élaborée. Le même fil bleu, qui sert aussi à relier les filtres à café entre eux, est cousu sur le papier sous la forme de minuscules vagues spiralées ou encore de petites fleurs subtiles et se superposent aux dessins ornementaux gaufrés du produit manufacturé comme de légères touches de couleurs chaudes et éclatantes.

Trouver des matières textiles dans l’atelier d’une artiste n’a rien d’étonnant. Mais, la spécificité du travail de Mariana Gullco réside justement dans ce qu’elle récupère avec splendeur ces papiers si quelconques dont nous disposons tous les jours. En les agrémentant, elle les singularise. En les métamorphosant, elle les rend rares. Elle engendre une tension permanente, un jeu de glissements perpétuel, entre le commun et le précieux, l’ordinaire et le fantaisiste, l’essentiel et le futile.

Tout comme de nombreux artisans, Gullco semble aborder la substance du point de vue du savoir-faire, de la fabrication. Nous pouvons déceler dans son travail des références à l’art populaire mexicain et l’influence de la longue tradition artisanale indigène, récupérée aujourd’hui par le commerce touristique, voire par l’industrie. Dans le cadre d’une exposition antérieure, Té, l’artiste travaillait à partir de pochettes usagées d’infusions d’herbes médicinales et de feuilles de thé. Elle les avait recueillies par milliers, avec l’aide de plusieurs amis et parents. Elle s’en servait pour créer par assemblage de nouveaux objets utilitaires telle une immense couverture, presque démesurée. Là encore, elle procédait à partir de techniques de fabrication artisanales comme la couture. Pour une autre pièce inspirée du principe taoïste du yin et du yang, c’est le crochet qu’elle privilégiait.

Il y a dans les «jetables» de Mariana Gullco la marque d’une réactualisation des techniques ancrées depuis des siècles dans les moeurs des peuples de l’Amérique tropicale. Que ce soit sans les transformer, par souci de permettre au public de les identifier d’un premier coup d’œil, ou en les enjolivant, Mariana Gullco fait des objets de récupération de véritables souvenirs, des vestiges. Devant ces objets communs formant un univers quasi vivant, l’artiste nous convie à voir, à saisir autrement. Elle stimule notre attention à des notions comme l’infime et l’infini. Nous nous positionnons alors face aux choses, rassemblées dans ces œuvres que l’artiste bâtit, dans un rapport qui n’est pas strictement intellectuel, mais aussi physique et conscient. Un rapport qui nous rappelle la magnifique force d’attraction et d’interdépendance existant entre l’individu et la matière.

L’artiste mexicaine fait aussi souvent appel aux membres de son environnement immédiat pour l’élaboration d’une exposition. Elle les invite à prendre part à son processus de création en les incitant notamment à récupérer des objets du quotidien auxquels elle donne un second souffle. Qu’elle se soit vraiment intéressée à l’humanité, en voilà l’évidence. Ses rebuts portent en eux la faculté d’atteindre l’universel, car c’est la sensibilité de l’humain en chacun de nous qu’ils mettent à l’épreuve. Si elles ne soulèvent pas toujours les débats, ses œuvres poussent du moins le regardeur à se ressaisir de sa responsabilité, de sa liberté et à revisiter son rapport à la matière, au quotidien. L’art permet chez Gullco toute une réflexion sur les ressources infinies, sur l’inscription de l’homme dans l’espace, sur ce qu’Alain Cotta appelait «notre intention à l’égard du monde». En restituant aux objets leur force poétique, l’œuvre nous replace inévitablement devant le problème de l’érosion de la beauté du monde.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ce qui marque chez Mariana Gullco est l’intégrité éblouissante et la sensibilité humaine immanente. Par sa prédilection pour les matières usuelles, Gullco a su elle-même créer, en récupérant le cérémonial de l’aiguille, sa propre langue, son «langage pour parler directement au spectateur», comme elle le dit elle-même. Ses inquiétudes sont un moteur de création, là où l’urgence de la création est indissociable de l’importance d’«agir». Rencontrer Mariana Gullco, c’est peut-être se souvenir que l’on témoigne de son propre passage dans un univers que l’on signe par les traces qu’on y laisse, des traces qui prolifèrent. Le monde et la conscience alors, tout comme l’œuvre d’art, restent toujours à refaire.