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Universos relativos: le dernier voyage, en trois temps

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

«Il nous faut témoigner avec grandeur de notre perte.»1

Peu de temps avant sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, Gabriela Garcia-Luna perdait son père atteint d’une maladie incurable. La découverte, chez son père médecin, d’un homme diminué, et présentant une vulnérabilité qu’elle ne lui connaissait pas, est à la source du projet Universos relativos. Ce fut, en quelque sorte, le chemin de Garcia-Luna. Universos relativos fut d’abord présenté sous la forme d’une exposition photographique, du vivant de son père, à Mexico en 2006, puis en installation à LA CHAMBRE BLANCHE à la fin de 2007. Devant l’inéluctable mort à venir, elle s’est engagée dans une création artistique centrée sur le temps et la mémoire. Le philosophe Alexis Klimov écrivait: «Créer, c’est passer par la mort.»2

Concernant son projet, Gabriela Garcia-Luna écrit: «Alors que je vais, demeurant avec le temps de la sensation inexplicable d’une perte annoncée, je vais en construisant un temps dans le concept, pour explorer d’autres ordres, d’autres changements de l’expérience et de la mémoire; illuminations dans le encore de sa présence et dans l’absence à venir.»3

«Universos relativos se veut la mémoire de l’expérience vécue par l’artiste au chevet de son père.…Avec sa résidence, Gabriela Garcia-Luna tente d’illuminer le temps en trois phases: l’existence (celle écourtée de son père), sensoriel (où l’expérience et les sensations sont intensifiées par la prise de conscience du temps de l’existence) et finalement, conceptuel (alternatif, vaste et intemporel, marqué par les pensées).»4

Bleu: le temps de l’existence

Quand on accède à la salle d’exposition, on est frappé par la couleur bleue, un effet provoqué par la présence de neuf grandes photos dont trois sont suspendues devant soi, les six autres étant regroupées en double rangée sur le mur de droite.

L’impression initiale s’étant atténuée, on constate sur notre gauche un texte imprimé au mur, au pied duquel un atlas est ouvert sur une carte du ciel. Le texte tiré de L’Atlas de notre temps dit notamment: «Toutes ces étoiles voyagent ensemble à travers l’espace: formant une famille errante ou un groupe de soleils, lesquelles eurent probablement une origine commune.»5

Il faut comprendre que ces images sont les négatifs agrandis de photos que l’artiste a prises des nombreux petits points rouges sur la peau de son père, symptomatiques de sa maladie mortelle. L’artiste n’avait dorénavant d’autre choix que celui de trouver un nouvel univers pour accepter cette fatalité. De l’infiniment petit de ces points, non seulement elle ferait la métaphore de l’infiniment grand de l’univers que suggèrent ses photos, mais également de la relative importance de la vie. Incidemment, le bleu qui se révèle sur les négatifs est aussi le symbole de l’infini, d’où est issue la vie. Au-delà de cette zone bleue, on en constate une autre où le rouge domine.

Rouge: le temps sensoriel

Un long tissu couleur de sang relie les objets évoquant ce qu’on peut imaginer de la vie de son père, mais aussi l’espoir que le temps se suspende, se dépose, face à l’incertitude de la maladie. Un fauteuil rouge est placé au centre de l’espace, à gauche, une petite table de chevet et à droite, un écran posé sur un socle est bordé par le même tissu.

Sur la table de chevet, l’artiste a ouvert une petite mallette de voyage qui contient trois lettres. Trois récits de voyage que son père avait jadis adressés à sa mère. Une de ces lettres traite d’un voyage lointain dans un Mexique miné par la pauvreté. Inachevée, elle a soulevé beaucoup d’émotions chez l’artiste. À nouveau, il fallait suspendre le temps pour apprivoiser l’incertitude. Toutefois, le temps ne s’arrêtera pas.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Sur l’écran, une image en apparence fixe: les branches d’un arbre. Au bout d’une branche, une feuille d’érable, une seule qui persiste, également rouge. Son tremblement s’accentue face au vent qui s’entête. Puis, soudainement, en une fraction de seconde, elle cède, se décroche et s’envole. L’image change et c’est une pelle mécanique qui d’un coup sec et brutal fracasse la table de chevet. La déchirure, la perte, la mort.

Peu de personnes ont pu observer l’intervention majeure qu’a réalisée l’artiste la veille de son départ. En peignant en rouge vif la totalité du mur de cette section, l’artiste a souhaité en marquer davantage la charge émotive. En contraste avec la section bleue qui la précède, l’effet est saisissant à tous points de vue.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Blanc: le temps conceptuel

Il est ici question de la dualité présence/absence dans un temps qui s’est enfin suspendu. Une chaise blanche aux formes accueillantes en témoigne. On peut s’y asseoir et laisser errer ses pensées, inspiré par les objets en suspension.

Placée en angle avec le mur, une petite table de chevet blanche au tiroir ouvert évoque celle de la vidéo. Sur le mur adjacent, une série d’objets hétéroclite semblent jaillir du tiroir et s’envoler par la façon dont ils y sont disposés. Ces objets, comme tout les autres, rappellent le père de l’artiste. Ils évoquent en quelque sorte divers aspects de sa personnalité, témoignent de la relation passée et de ce qui en constituera la mémoire. Les objets suspenduent au centre de la pièce, globalement en mouvement vers le haut, symbolise l’envol vers le ciel. Ce mouvement est accentué par l’utilisation de fil à translucide qui donne l’effet de rayon lumineux.

Au mur principal, les quatre fenêtres ont été transformées en alcôves lumineuses. Au cœur de ces alcôves, quatre cages à oiseau illustre la dualité présence/absence. Dans de nombreuses représentations, l’âme quittant le corps est symbolisée par l’oiseau. L’artiste ajoutera, dans une entrevue à LA CHAMBRE BLANCHE6 que son père adorait les oiseaux.

Tout au long de cette installation, on peut percevoir deux trames sonores. La première a été créée spécifiquement pour ce projet par une artiste mexicaine, Diana Andueza. La seconde, réalisée par Garcia-Luna, est diffusé aux quatre coins de l’installation. Il s’agit du bruit des gouttes de sang tombant symboliquement au sol. La combinaison des deux évoque le corps et l’âme du père disparu.

En entrevue à CKRL,7 Gabriela Garcia-Luna soulignait qu’elle avait, pour une première fois, fait appel à des gens pour participer à son projet. Elle a dressé une liste de 57 objets comprenant des choses aussi disparates qu’un étui à lunettes ou un stylo Bic, un chapelet et un bonbon au caramel. Elle a fait appel à une dizaine de personnes avec qui elle s’était liée d’amitié pendant sa résidence. Ils ont participé à ce qu’elle a nommé un rituel de substitution et de partage.

Le dernier voyage

On évoque souvent la mort comme étant le dernier voyage. L’installation de Gabriela Garcia-Luna y fait écho. La notion de voyage est présente dans les trois espaces: les étoiles qui voyagent (bleu), la mallette et les lettres de voyage (rouge) et à la fin de l’espace blanc, en guise de conclusion, une vidéo inspirée de ses promenades en automobile avec son père. Comme si, porté par la poésie, le voyage humain ne se terminera jamais.

La poésie appelle la poésie. Celle de Roland Giguère évoquera le souvenir d’Universos relativos, une installation de Gabriela Garcia-Luna qui a su atteindre à la fois l’universalité et la fragilité de nos vies.

«je connais aussi une étoile saignante
dans son étau bleu
dont les reflets de douleur m’éclaboussent
chaque fois que le jour meurt.»8

  1. Beausoleil, Claude, «Le Grand Hôtel des Étrangers» dans Graveline, Pierre. 2007, Les cents plus beaux poèmes québécois. Montréal: Éditions Fides, p.24.
  2. Klimov, Alexis. 1985, De l’abîme. Québec: Éditions du Beffroi, p. 42.
  3. Gabriela Garcia-Luna, «Constellations/ blue», Dossier technique de «Universos relativos», Mexico, 2005.
  4. Lévesque, Maude. 2007, «Universos relativos», Communiqué de presse, Québec: LA CHAMBRE BLANCHE.
  5. Debenham, Frank. 1964, L’Atlas de notre temps: Du centre de la Terre aux limites lointaines de l’espace. Édition espagnol préparé par Francisco Vázquez Maure, Madrid: Éditions de la Sélection Reader’s Digest, p.118.
  6. LA CHAMBRE BLANCHE[en ligne]. http://www.chambreblanche.qc.ca/fr/event_detail.asp?cleLangue=1&cleProgType=1&cleProg=205659113&CurrentPer=File (page consultée le 16 décembre 2007).
  7. CKRL, Entrevue à l’Aérospatial avec Jean-Pierre Guay et Richard Ste-Marie [en ligne].
    http://www.richardstemarie.net/radiomemoire.org/artsvisuels/Gabriella_Garcia_Luna.html (émission du 5 décembre 2007).
  8. Giguère, Roland. 1988, Forêt vierge folle. Montréal: Éditions Typo Poésie, p. 118.