Archives de l’auteur : Fnoune Taha

À contre-sens

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

«Venez, entrez dans le cercle, nous allons nous pousser pour vous faire place. Nous vous attendions. Si de lui nous n’avions gardé qu’une parole, qu’une évidence, ce serait celle-là qui lui était si familière, si nécessaire, qui disait sa plus intime conviction; il faut toujours «faire place à l’autre.»»1

Virginia de Medeiros née en 1973 à Feira de Santana, est une artiste brésilienne présentant à LA CHAMBRE BLANCHE une exposition constituée d’œuvres vidéo. Cette exposition résulte de son séjour à Québec et de son travail in situ. Titulaire d’une maîtrise en arts visuels, elle décide par la suite de continuer à mener ses propres expérimentations artistiques. Avant d’explorer pleinement le médium de la vidéo, elle s’intéresse tout d’abord à la peinture puis la photographie dont est issue la série intitulée Femmes pré-moulées (1995). Cette série annoncera de manière déterminante ses futures préoccupations telles que la relation au corps et à l’autre et la position sociale de la femme. Le questionnement émanant de sa résidence à Québec se construit autour de la notion de «faille». Le mot «faille» fait à présent partie de notre langage courant, il définit les éléments perturbateurs qui ne s’insèrent pas dans l’ordre conventionnel. Toutefois, l’artiste a souhaité revenir au plus près du sens étymologique de ce terme. «Faille» appartient au lexique géologique et définit «Un plan ou une zone de rupture le long duquel la déformation est cisaillante. Ce plan divise un volume rocheux en deux compartiments qui ont glissé l’un par rapport à l’autre[…] Les failles actives sont responsables des tremblements de terre.»2

Cette définition géologique prend tout son sens au sein du travail de l’artiste, dans la mesure où elle analyse les différences et les similitudes qu’entretiennent la ville de Québec et celle de Salvador, au Brésil. Comme Salvador, Québec est construite sur deux plans, une basse-ville et une haute-ville.

Cette séparation, dans un premier temps urbaine révèle les écarts sociaux ainsi que les préjugés qui se sont installés au fil des années. Ces deux villes très éloignées, tant d’un point de vue géographique que culturel, se retrouvent à présent juxtaposées par le biais d’un regard qui ne se veut pas simplement. En effet, il ne s’agit pas de constater qu’une partie de la population plus aisée se situe en haute ville et qu’une autre plus démunie en basse-ville, mais au contraire de s’infiltrer dans ces deux villes au cœur même de la faille.

Dans un premier temps, la «faille» selon Virginia de Medeiros et sa collaboratrice Silvana Oliviéri (urbaniste) ce sont les marginaux. Ceux que la société considère comme des exclus, car ils ont choisi de ne pas faire partie intégrante du système. À Salvador, c’est l’histoire de Simone, un travesti et de Mae Preta que l’artiste nous conte. À Québec, Virginia décide de suivre les itinérants du quartier Saint- Roch en basse-ville. Malgré des univers distincts, l’artiste procède de la même manière en suivant dans une quête acharnée, des individus qui introduisent les spectateurs dans une tout autre réalité.

Lorsque le public pénètre dans la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE, il est rapidement interpellé par la projection du film Gardienne de la fontaine datant de 2007. Au cours de cette vidéo, on observe un jeune travesti brésilien, Simone, expliquant de vive voix sa «reconversion» grâce à l’amour de Dieu. Il raconte à Virginia comment à la suite d’une overdose de crack, il est passé de son statut de travesti à celui d’homme de foi, prêchant à qui veut l’entendre, son expiation ainsi que sa nouvelle vie. Dans une sorte de délire mystique, partagé notamment par l’artiste, Virginia le suit dans son état de femme et de nouvel homme. On comprend vite que le personnage de Simone est solitaire, rejeté par ceux qui l’entourent. Cette solitude est en outre décuplée par les procédés filmiques mis en œuvre par l’artiste. Elle se place souvent en arrière de ce personnage et n’intervient dans le champ de la caméra que très rarement. Tel un anthropologue, elle tente de maintenir une distance objective avec son objet de recherche. Néanmoins, c’est également par cette distance constante que le spectateur comprend que ce qu’il observe au travers de la caméra est avant tout un regard. Une vision qui, à terme, s’avère être l’amorce d’un questionnement non tributaire d’une quelconque forme de déterminisme.

Comment être femme? Simone est-elle le miroir brisé de cette «féminitude»? Le corps en tant que représentation permet à l’artiste d’amener le spectateur à une réflexion profonde sur sa propre position au sein du tissu social et sa relation à l’altérité. Le travail de Virginia de Medeiros et de Silvana Oliviéri se veut transgressif. Il montre l’appropriation des codes sociaux par un individu et comment le détournement qu’il opère se révèle être problématique. Ce travesti brouille sans cesse par son genre «instable» les caractéristiques rattachées au féminin et au masculin. Plusieurs auteurs ont insisté sur le fait que la féminité ou la masculinité ne sont pas des conceptions qui peuvent se relier à la nature. La féminité est un genre, c’est-à-dire une construction psychologique et physique.

Selon Judith Butler, figure marquante de la théorie Queer et des Gender Studies, «Dire que le genre procède du «faire» qu’il est une sorte de «pratique» [a doing], c’est seulement dire qu’il n’est ni immobilisé dans le temps, ni donné d’avance ; c’est indiquer également qu’il s’accomplit sans cesse, même si la forme qu’il revêt lui donne une apparence de naturel pré-ordonné et déterminé par une loi structurelle. Si le genre est «fait», «construit», en fonction de certaines normes, ces normes mêmes sont celles qu’il incarne et qui le rendent socialement intelligible.»3

Par ailleurs, Virginia de Medeiros et Silvana Oliviéri perçoivent l’identité non pas comme un élément fixe, mais comme allant à la rencontre de tensions perpétuelles. C’est par le prisme de ces différences qu’un individu peut remettre en cause son essence. L’artiste brésilienne «sublime» ces différences qui deviennent, de fait, un véritable matériel artistique. Accepter l’altérité pour cette artiste, c’est aussi accueillir l’idée d’un bouleversement intérieur pour chacun d’entre nous. La différence selon elle est un «agent de transformation.»

crédit photo: Ivan Binet

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La gardienne de la fontaine n’est pas seulement l’histoire de Simone, mais aussi celle de Mae Preta, une femme âgée racontant son vécu difficile au Salvador. Sa demeure ayant brûlé, elle doit chercher à présent une nouvelle habitation malgré sa précaire condition financière. Comme Simone, Mae Preta doit quitter et redéfinir ce qui la construisait en tant que personne. Que ce soit au travers de problématiques identitaires ou de localisations urbanistiques, les personnages de cette œuvre vidéo réinventent leurs rapports à la ville. Simone, par exemple, s’occupe chaque jour d’une fontaine abandonnée avec beaucoup de soins. Réunir et brûler les déchets, nettoyer le bassin de cette fontaine, devient presque un rite païen. À Québec, les vidéos présentées au sein de l’exposition montrent de quelle manière les itinérants du quartier Saint-Roch s’approprient certains lieux.

La démarche artistique de Virginia révèle une influence omniprésente, celle de Michel de Certeau et de son ouvrage L’invention du quotidien4. L’artiste a nourri sa réflexion à partir de deux concepts marquants émanant de cet ouvrage fondamental publié en 1980. En définissant notre rapport à la ville et au quartier, Michel de Certeau fait émerger les définitions de stratégie et de tactique. La stratégie est la pensée du pouvoir qui tente de déterminer dans une relation sujet/objet la position du sujet. La stratégie souhaite parvenir à accumuler un nombre considérable de biens afin de les transformer en profits. Alors que la tactique représente les manières de vivre des habitants, par exemple, aller au marché, boire son café chaque jour dans le même établissement. Dès lors, grâce à la tactique, le sujet/habitant va pouvoir poétiser son rapport à son environnement direct, il réinvente jour après jour son quotidien. La tactique devient alors cet «art de faire» qui va se servir des failles du système dominant afin de se réinventer.

Cependant, la tactique ne permet pas de se libérer tout à fait de ce système. Elle donne avant tout la possibilité d’opérer une distance vis-à-vis de lui. La tactique peut aussi se constituer en tant que marge où les altérités insufflent dans la ville des manières de vivre autres. Néanmoins pour observer ces modifications délicates, il a fallu à l’artiste une véritable implication auprès des personnes filmées.

Virginia de Medeiros est partie à la recherche de témoignages d’habitants sur leur quotidien et la «revitalisation» du quartier Saint-Roch.

Ces instants de vie que l’artiste partage avec ces êtres représentent des expériences, des fréquences émotionnelles qui la bouleversent tout autant. La «faille» peut induire une vibration créative. La position de cette artiste devient alors très fragile, car la rencontre avec l’autre se transforme en une nécessité. Les œuvres vidéo présentées à LA CHAMBRE BLANCHE incarnent donc cette possibilité d’envisager notre environnement autrement fait que de cloisons identitaires que l’on considère parfois à tort comme infranchissables.

  1. Giard, Luce et Michel de Certeau.1980, L’invention du quotidien: Arts de faire tI. Paris: Éditions UGE, pp.33-34.
  2. Wikipedia [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/Faille (page consultée le 11 novembre 2007).
  3. Extrait de la conférence intitulée Faire et défaire le genre (Undoing gender) de Judith Butler, Professeur à l’Université de Californie Berkeley, donnée le 25 mai 2004 à l’Université de Paris X-Nanterre, dans le cadre du CREART (Centre de Recherche sur l’Art) et de l’école Doctorale «Connaissance et Culture».
  4. Certeau, Michel de, Luce Giard et Pierre Mayol. 1980, L’invention du quotidien: Arts de faire tI et Habiter, cusiner tII. Paris: Éditions Gallimard. 416 p.