Archives de l’auteur : Érick d'Orion

Les Patenteux du Québec: Soirées de performances sonores «La Collection»

«Un patenteux, c’est quelqu’un qui fait des affaires que d’autres ont pas faites jamais et puis qui a de l’imagination dedans.»1 – Mathilde Laliberté

Depuis quelques années, LA CHAMBRE BLANCHE présente des soirées de performances audio qui – il n’y a pas de hasard – ont un lien étroit avec le mandat du centre d’artistes, lequel s’articule autour d’une réflexion consacrée aux pratiques installatives et in situ, selon trois avenues: la diffusion, la production et la documentation.2

En ce qui concerne la série La Collection, qui s’est déroulée de janvier à mars 2007, un autre lien s’est concrétisé, soit celui avec les arts visuels actuels, en raison de la participation du Musée national des beaux-arts du Québec, (MNBA) au moyen de sa Collection prêt d’œuvres d’art (CPOA). Le principe est simple et en même temps fort intéressant pour un point de départ stimulant la création d’œuvres sonores spontanées présentées devant public. Ainsi, les artistes sonores invités par LA CHAMBRE BLANCHE choisissent une œuvre parmi la banque d’œuvres visuelles que la CPOA met à leur disposition et s’inspirent de cette dernière pour créer une performance audio. Cette prestation a lieu en présence de l’œuvre même.

Le lien entre l’artiste sonore et l’œuvre visuelle pourrait être cosmétique; combien de fois avons-nous assisté à des performances audio-vidéo sans autres liens que des artifices et des gadgets pour stimuler la vue et l’ouïe ! Mais dans la sélection d’artistes sonores que LA CHAMBRE BLANCHE a effectuée, l’osmose entre le créateur et l’inspiration a été totale au cours des cinq soirées, dont une a été présentée au MNBA, dans la salle dédiée à Jean-Paul Riopelle et son colossal Hommage à Rosa Luxemburg, œuvre choisie par l’artiste pluridisciplinaire Raôul Duguay, figure omniprésente de la culture québécoise depuis la fin des années 60.

Les artistes sonores approchés pour le projet ont un point en commun: l’habileté à travailler avec des nouveaux instruments ou, mieux, à créer une nouvelle lutherie, à créer leur propre instrument, sorte de sculpture audio. Encore ici, un lien se fait entre l’art visuel et l’audio…

Martin Ouellet, 25 janvier 2007

Œuvre sélectionnée: Lointain indéterminé no 3 et no 4, de Jean Lantier, 1998-1999, acrylique sur bois.

Ici, le créateur présente une instrumentation discrète, quasi effacée. Les gens du public se demandent comment Ouellet réussira à produire des sons, assis avec eux, tous dans la même direction, le diptyque flou et étrange de Lantier devant eux.

Un système de boyaux et de cylindres de plastique rigide se rend à la chaise du créateur. On comprend rapidement que les bourdonnements qui viennent à nos oreilles sont contrôlés par le manipulateur-luthier qu’est Martin Ouellet, assis et concentré, bougeant les doigts aux extrémités de ce système «pneumatique»: un compresseur à air enfoui dans les entrailles de LA CHAMBRE BLANCHE fournit les munitions nécessaires aux sifflements produits. Pièce contemplative, savant mélange de hautes et de basses fréquences, le rendu audio est en parfaite concordance avec l’œuvre de Lantier.

Avec une simplicité déroutante, Martin Ouellet performe une courte pièce minimaliste après la lente expérience auditive proposée plus tôt. Une boîte (cannette) de bière percée, attachée à une longue ficelle et qu’il fait tourner au-dessus de sa tête, volera progressivement au-dessus de nos propres têtes. Les variations sont subtiles et l’effet acousmatique est saisissant. Le son que l’auditeur entend diffère selon sa place dans l’espace et selon la vitesse et la hauteur de l’objet.

Maxime Rioux, 8 février 2007

Œuvre sélectionnée : Assemblée phosphorescente, Proposition no 1, de Pierre Bruneau, 1995-1998, pigment phosphorescent et acrylique sur toile.

Le travail audio de Rioux se concentre depuis 1996 sur un système qu’il a inventé, les automates Ki, système qui permet d’animer des instruments acoustiques à l’aide de basses fréquences inaudibles. C’est avec quelques-uns de ces automates que l’artiste crée une trame pour l’œuvre de Pierre Bruneau, un polyptyque composé de plusieurs canevas de différentes grosseurs et qui, à l’œil nu, semblent être vierges. La salle baigne dans une obscurité quasi totale, des projecteurs illuminent les automates en plongée ou en contre-plongée, des fragments d’images (profils de Gainsbourg, portrait de Lénine, etc.) phosphorescentes apparaissent avec l’aide d’une personne manipulant une lampe à forte intensité devant les canevas.

Le travail des automates en mouvement, sculptures primitives composées de cordes, de fils de métal, de lames d’acier, de réceptacles familiers, de baguettes de bois, de cymbales, etc., devient une trame sonore étrange, percussive et tribale, plongeant le spectateur dans une double observation: le mouvement des sculptures et les fragments de personnages sur le mur.

Raôul Duguay, 21 février 2007

Œuvre sélectionnée: Hommage à Rosa Luxemburg, de Jean-Paul Riopelle, 1993, médiums mixtes.

Poème hommage à l’œuvre et à la vie de l’immense Riopelle, la création de Duguay pour l’occasion demeure singulière. Accompagné d’un multiflûtiste et d’une trame sonore sur bande, l’omnicréateur (sic) s’accompagne lui-même à la trompette par moments, livrant une prose évoquant la fresque de trente panneaux de l’artiste décédé en 2002. L’instrument inventé par Duguay, sa poésie phonétique, explore l’imagerie de Riopelle avec habileté et sincérité. Un projet résolument beat, jazz.

Frédéric Lebrasseur, Lyne Goulet et Marco Dubé, 22 février 2007

Œuvre sélectionnée: Dragons et dragonnes, de Fabienne Lasserre, 1998, acrylique sur papier.

Dans cette performance, l’œuvre sélectionnée est littéralement intégrée au processus créatif. Frédéric Lebrasseur, percussionniste et patenteux, et Lyne Goulet, multiflûtiste, demandent au vidéaste et VJ Marco Dubé de créer en temps réel un mix avec les images de l’œuvre de Fabienne Lasserre. Cette création vidéographique, projetée sur un mur, sert d’inspiration à l’improvisation du duo, un peu comme les musiciens à l’époque du cinéma muet qui accompagnaient le film. Donc, les différentes saynètes de Dragons et dragonnes servent d’inspiration à deux niveaux.

Dans la plus pure tradition de la musique actuelle et de l’improvisation, le duo structure une performance qui part du «point a» et va au «point b». Aucun statisme. Beaucoup d’énergie aussi, comme les mouvements et expressions des personnages du polyptyque choisi. La voix, les cymbales, les percussions africaines, le saxophone, les flûtes: l’ensemble recrée de façon efficace et parfois fantaisiste et imagée la trame narrative que compose Marco Dubé dans le choix de son mix vidéo à partir des personnages colorés de Lasserre.

Sabin Hudon et Catherine Béchard, 1er mars 2007

Œuvre sélectionnée: Fascination no 6 et no 7 (dissolution), de Patrick Bernatchez, 2002, acrylique et résine sur miroir et bois.

Dans cette première performance live pour le duo d’artistes multidisciplinaires, nous retrouvons encore des sculptures génératrices de sons, mais dans un autre registre que celui de Maxime Rioux, tant par la sonorité que par l’esthétisme.

Un univers de «micro-sons» de frottements, de bourdonnements, de mélodies aléatoires, de mouvements lents. Des éléments sculpturaux à l’allure fragile contrôlés par deux ordinateurs. Une performance acoustique, puisque les éléments générateurs de sons ne sont pas amplifiés. Les sons produits voyagent subtilement grâce à la réverbération naturelle de l’endroit, les éléments étant disposés un peu partout dans l’espace.

L’œuvre choisie par le tandem est de facture minimale, et la trame sonore proposée est en parfaite synergie avec l’élément. Une performance étonnante, visuellement et auditivement attrayante, surprenante.

  1. Grosbois, Louise de, Raymonde Lamothe et Lise Nantel. 1978, Les patenteux du Québec. Montréal: Éditions Parti pris, p. VIII.
  2. LA CHAMBRE BLANCHE, dans son mandat artistique, a offert au public de Québec une série de performances excitante, contemporaine et surtout pertinente au regard de la thématique proposée. Ces moments de création ont prouvé encore une fois que l’art visuel est un vecteur de création et d’inspiration totalement engagé dans une façon de concevoir, de penser l’art audio et les nouvelles musiques. De surcroît quand les créateurs ont l’âme du patenteux…