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Préface 37

La 37e édition du Bulletin propose un regard critique sur l’espace physique de la résidence, sur la relation qu’entretient l’objet avec le son et sur la dimension ludique et performative de la vidéo et du cinéma.

Lors de l’automne 2012, l’artiste brésilienne Karina Montenegro met en scène un jardin intime qui relate son expérience de la résidence. Les sculptures géométriques projettent une ombre au mur disloquant ainsi la relation au temps et au lieu qu’habitent l’artiste et les visiteurs. Pour Miguel Monroy, le contexte de résidence devient un lieu performatif et une mise en abîme. Les membres de l’équipe de LA CHAMBRE BLANCHE et l’artiste interviennent dans l’espace physique et vidéographique afin de revendiquer le côté matériel et immatériel de la recherche. En 2013, l’artiste japonais So Kanno crée des phénomènes sonores et visuels avec des objets ingénieusement fabriqués. Le bourdonnement et la pulsation sont perceptibles dans l’acoustique singulière du lieu. Ensuite, Bruno Caldas Vianna construit des dispositifs captant l’image et le temps. Il s’interroge sur le processus de la camera obscura en reconstituant l’instrument optique primitif avec de l’outillage numérique. En 2014, l’artiste croate, Božidar Jurjević, propose d’abord un regard rétrospectif sur son travail de performance. Par la suite, il expérimente les oppositions du milieu méditerranéen avec le milieu nordique par l’entremise des pratiques en arts visuels et des pratiques en arts numériques. Au cours de la même année, l’artiste montréalais Emmanuel Lagrange Paquet explore le cinéma dans une perspective interactive et ludique. Pour Jurjević, l’aspect performatif du travail est maintenu par l’artiste, alors que pour Lagrange Paquet, les visiteurs sont invités à performer l’œuvre par l’intermédiaire d’un dispositif ludique issue des jeux vidéo. Le concept de performance prend un sens différent du corps à l’utilisation des nouvelles technologies.

L’ouverture sur l’espace, le son, le corps et l’objet de la programmation 2012-2014 marque une fois de plus l’apport critique de LA CHAMBRE BLANCHE dans la communauté artistique autant sur la scène locale que sur la scène internationale.

Jouer avec le mythe

Du 10 mars au 20 avril 2014, Emmanuel Lagrange Paquet présentait l’installation You Never Know à LA CHAMBRE BLANCHE.

Essayons de cerner la posture créative de cet artiste. D’abord, définissons le post-cinéma, et à partir de là permettons-nous de définir le post-ludique (en référence au jeu), ne serait-ce qu’aux fins du présent écrit.

Voici une définition tirée du mémoire de maîtrise de Lagrange Paquet:
(…) les artistes du post-cinéma, décortiquent et réarticulent dans un effort analytique les mécanismes cinématographiques et/ou décomposent l’image de fiction afin d’en faire ressortir les sous-histoires de sa production. Plus précisément, ce champ créatif se fonde sur l’appropriation des œuvres déjà existantes afin d’en créer de nouvelles. Ces dernières, dans le contexte du post-cinéma et post-ludique, nous amènent à vivre une expérience qui se fonde sur notre relation à des personnages, des événements, des objets qui font partie d’histoires fictives qui habitent l’imaginaire collectif. Ce faisant, elles nous font également vivre une expérience basée sur la relation que nous avons avec le médium qui rend possible le cinéma ou le jeu (la salle, l’écran, le projecteur, le téléchargement, la télécommande, les dés, le plateau, la console d’ordinateur, l’écran, la manette, les figurines (…)1

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Quelques-unes des œuvres de Lagrange Paquet sont essentiellement issues du post-cinéma, d’autres essentiellement du post-ludique, et d’autres encore sont un amalgame des deux.

Parmi celles qui sont le fruit de cet amalgame, le rôle du cinéma passe à chaque fois par la présence de personnages ou d’objets célèbres dans l’imaginaire collectif, tandis que le rôle de l’aspect ludique s’incarne (peut-être à l’exception de son œuvre Démineur) par l’entremise de l’appareillage: la télécommande Wii et la caméra Kinect, deux genres de technologies issues du monde du jeu. Ces technologies servent à localiser un sujet, qu’il soit mobile ou immobile.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les œuvres You Never Know, Jedi Action Drawing, Jedi Action Drawing V.2, Kinautomat NO-FI et Démineur (ce dernier est peut-être celui qui fait exception, parce que c’est moins l’appareillage qui serait mis à contribution dans l’œuvre, mais plutôt ce jeu célèbre qu’est Démineur) sont issues de cet amalgame. De plus, Magic Crazy Box est aussi une œuvre au confluent du post-cinéma et du post-ludique. Cette fois, il s’agit d’un film où la présence du post-ludique ne passe pas par un appareil, mais par la représentation de l’action de jouer, de l’esthétique du jeu et de ses appareils, tout ça amalgamé à la présence d’une figure célèbre du cinéma (un personnage interprété par l’acteur hollywoodien Bill Murray dans Groundhog Day) et à l’utilisation du mode narratif cinématographique, un langage qui est par ailleurs utilisé d’une manière éclatée et surréaliste, mais selon les codes du cinéma de fiction.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les œuvres issues exclusivement du post-cinéma sont: Entre le noir et blanc, Aux vues, Supperréalité, Miroir(s), miroir(s)…, Netdream, We Could Be Super, Telebox Transmitter, Super Google. Alors qu’ Histoires d’interaction V.0 et Histoires d’interaction V.2, dont l’essence tourne autour de la manette appartenant à la console de jeu PlayStation 3, relèvent du post-ludique.

Pour ces deux œuvres, l’artiste a récemment découvert un filon qu’il entend explorer avec enthousiasme. Il s’agit de l’historique du joueur dans le jeu, qu’il nomme la post-partition: l’historique des comportements du joueur qui peut être représenté de différentes manières. Dans les œuvres Histoires d’interactions V.0 et V.1 par exemple, il fait imprimer les symboles qui correspondent à chacune des touches de la manette de jeu lorsqu’elles sont utilisées, précisément des carrés, des triangles, des X, des cercles. Le résultat est riche visuellement, et détient un grand potentiel de «signifiance» parce que toutes ces petites formes géométriques alignées laissent l’impression qu’il s’agit d’un texte exprimé en une écriture primitive comme l’écriture cunéiforme ou encore le langage extra-terrestre.

Si nous poussons l’analyse de sa démarche, nous constatons qu’en post-cinéma, il se permet de travailler les personnages et les objets célèbres (Superman, le sabre laser de Star Wars, R.P. McMurphy qui est le personnage interprété par Jack Nicholson dans One Flew Over the Cuckoo’s Nest…), ainsi que le médium (l’écran, la pellicule, le projecteur…), mais qu’en post-ludique il se limite pour l’instant à exploiter l’appareillage (la console, les télécommandes, …), et qu’il ne semble pas, pour le moment, porté à utiliser les personnages (Mario Bros., Pac Man, …) ou des objets célèbres du jeu (la casquette de Mario Bros., le blason de Zelda). Ceci nous laisse à penser que lorsque les jeux par ordinateur généreront des personnages fictifs de la même trempe que ceux fournis par le cinéma, il leur accordera alors fort probablement de l’importance.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Donc, est-ce à dire qu’il ne considère pas Pac-Man, Mario Bros., Wonder Boy comme des personnages célèbres, même si ceux-ci ont pourtant ce statut dans la culture populaire? S’il les avait considérés comme tels, il les aurait probablement utilisés autant que le médium du jeu dans le cadre de sa pratique créative post-ludique, de la même manière qu’il a accordé une place presque également importante au médium qu’aux personnages en post-cinéma, en privilégiant ces derniers. Il semble donc que ces personnages du monde ludique soient moins dignes d’intérêt à ses yeux que les personnages célèbres du cinéma de fiction qui à plusieurs reprises ont été le pivot de ses œuvres en post-cinéma.

Son utilisation du qualificatif «mythique» au lieu de «célèbre» quand il désigne les personnages phares du cinéma de fiction nous permet de comprendre qu’il n’est pas intéressé pour l’instant par les personnages du jeu, Mario Bros. et Superman sont des personnages célèbres, mais peut-être que selon Lagrange Paquet seulement le surhomme venant de Krypton peut aussi être qualifié de mythe.

Cette notion de personnage mythique, il ne la réserve pas aux personnages surhumains, il y a de fortes chances que ce qu’il l’amène à privilégier le qualificatif «mythique» à celui de «célèbre», réside dans la possibilité d’une relation émotive avec le personnage fictif. Dans le cadre d’un film, le spectateur à l’aide du récit exerce une transposition sur le personnage qui devient alors le dépositaire d’une charge émotive dont il est dorénavant le symbole. Cette transposition ne se produit pas encore avec les personnages des jeux, mais ne devrait pas tarder. Il suffit de penser à des environnements ludiques qui favorisent par leur mise en scène un lien émotif comme Heavy Rain, Uncharted, Metal Gear Solid… et à leurs personnages Madison Paige, Drake, Snake…

Un personnage deviendrait mythique parce qu’à son contact nous serions amenés à mettre en relief notre réalité personnelle, ouvrant ainsi sur une expérience imaginaire riche existentiellement. Les jeux deviennent de plus en plus propices au mythe («jeu dont vous êtes le héros» sur table et «jeu dont vous êtes le héros» sur ordinateur), parce qu’ils mettent à profit les récits qui donnent vie à des personnages sur lesquels nous exerçons une transposition émotive, et qui deviennent de ce fait mythiques.

Lagrange Paquet affirme dans son mémoire accorder une importance particulière aux mythes:
aussi, l’étymologie du mot «mythologique» nous renvoie à son origine grecque mythos qui, en littérature, en plus de signifier un mythe (qui lui-même est constitué d’un modèle de valeurs de bases et attitudes d’un peuple) représente un thème narratif traditionnel ou récurrent. Ainsi, cette analyse démontre que mon intérêt pour les mythologies ne s’arrête pas au cinéma, bien qu’il soit, de nos jours, principalement véhiculé par lui de manière populaire.2

Je propose alors d’essayer de savoir quelle est la valeur de ce champ artistique qui a le projet de créer une nouvelle relation au mythe et au médium derrière le mythe. Par extension quelle est la valeur du post-cinéma, du post-ludique?

La question se pose avec force quand nous pensons à toute l’intensité émotive vécue par le spectateur dans le cadre de sa relation à l’œuvre narrative fictive qui est le lieu de naissance du personnage mythique, et que nous la comparons à l’intensité émotive que peuvent faire vivre le post-cinéma et le post-ludique. Mais, c’est une observation que nous devons tout de suite relativiser en nous rappelant qu’une œuvre, pour être artistique, n’a pas nécessairement besoin de produire une émotion forte. C’est par la richesse qu’elle incarne qu’elle l’est, que cette richesse soit foisonnante ou subtile: par la richesse de la technique (la virtuosité); du degré d’originalité d’une nouvelle manière d’aborder une discipline artistique ; du degré de nouveauté de «signifiance»; et peut-être encore plus par la richesse du contraste entre la sobriété des moyens et le grand pouvoir d’évocation concernant la «signifiance.» Je me permets de qualifier de poésie cette «signifiance» (au sens large, en ne la limitant pas à un domaine artistique en particulier), libérant ce mot d’une foule de significations qui lui sont accolées de manière inappropriée alors que d’autres conviennent mieux: onirique, fleur bleue, féerique, surréaliste, impressionniste, symbolique…

En parlant du post-cinéma et du post-ludique, il est évident que ces domaines ne sont pas le lieu de la création d’une richesse technique (virtuosité), mais plutôt d’une richesse concernant la nouvelle «signifiance» et la poésie. Quelques fois, la post-oeuvre est assez forte pour devenir une production culturelle célèbre, par exemple, l’artiste Andy Warhol qui a fait un retour sur Marilyn Monroe ou sur la soupe Campbell, où il a produit une richesse du nouveau signifiant et du poétique.

Dans You Never Know où l’art réside-t-il? Comme nous venons de l’expliquer, en post-cinéma et en post-ludique le potentiel de richesse qu’elle soit foisonnante ou subtile, concerne principalement la nouvelle «signifiance» et la poésie.

Dans You Never Know nous arrivons dans une salle presque complètement dans la pénombre, où se trouve un grand écran qui occupe les deux tiers de la surface du mur du fond. Le reste du lieu est un peu plus lumineux. Sur un des murs plus éclairés se trouvent six grandes feuilles noires, de la taille de grandes affiches sur lesquelles des points blancs font penser à une constellation d’étoiles. Ces «constellations» ont été construites à partir d’un logiciel qui cartographiait une image selon un algorithme en identifiant les points d’intérêts. Lagrange Paquet a présenté à ce logiciel des images de célébrités (de «stars»), et a produit ainsi ces pseudo constellations. Sur le grand écran, qui par son format et sa taille, en est un de type cinéma, nous voyons le cosmos, ses étoiles et ses nébuleuses colorées.

Face à l’écran, presque à l’autre extrémité de la salle, à l’endroit où se trouve habituellement le spectateur qui visionne un film, est installé un socle noir duquel émane de la lumière par une vitre transparente installée sur la face du haut. Cette installation permet à l’ordinateur et la caméra Kinect dissimulés dans le socle de cartographier tout objet ou image que nous lui présenterons en identifiant alors les points d’intérêts. Ainsi l’ordinateur par l’algorithme contenu dans le logiciel qu’il utilise créera une sorte de constellation qui sera accompagnée de sons, eux aussi produit en fonction d’un algorithme qui prend en compte ce regroupement «d’étoiles».

Au final, sur le même pied que ces «stars» hollywoodiennes dont les visages ont subi une cartographie stellaire, nous passons aussi au grand écran, mais déjà sous forme de constellation, élevée au rang de personnage immortalisé dans le cosmos comme ceux de la mythologie grecque: Cassiopée, Pégase, Andromède, Hercule, Orion, …

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette œuvre est un amalgame du post-ludique et du post-cinéma. La caméra Kinect qui sert à localiser et cartographier un objet incarne l’élément provenant de l’univers ludique, avec aussi le grand écran qui peut être à la fois considéré comme un appareillage du jeu et du cinéma. Tout le reste de l’œuvre est post-cinéma, c’est-à-dire essentiellement la représentation sous forme de constellations de «stars» hollywoodiennes.

Le thème du mythe occupe une grande place dans You Never Know. Il se retrouve dans les constellations qui ont servi à plusieurs cultures à immortaliser des personnages mythologiques, chez ces «étoiles» hollywoodiennes qui ont interprété des personnages mythiques, dans les extraits de textes de chansons populaires évoquant l’espace interstellaire, qui apparaissent à l’écran en même temps que les «constellations», et qui nous permettent d’entrer indirectement en contact avec des «étoiles» du rock (le mot rock étant pris ici dans son acception la plus large). Ces «étoiles» qui sont mythiques parce qu’à chaque histoire qu’elles racontent, elles incarnent un personnage sur lequel nous pouvons transposer des émotions.

La mise en place de l’installation crée une impression générale de mystère enveloppant, où semble régner une puissance omniprésente éthérée qui laisse exister l’humanité ordinaire des spectateurs, mais qui lui donne aussi le pouvoir de devenir extraordinaire, d’une certaine façon au moyen du jeu.
 

  1. Lagrange-Paquet, Emmanuel. 2014, Au-delà de l’écran: Appropriation du patrimoine mythologique du cinéma dans une exploration narrative et scénographique de l’espace d’exposition. Montréal: Université du Québec à Montréal. p. 7
  2. Ibid., p. 3

Božidar Jurjević

Boom!
Il vient de se passer quelque chose, un bruit horrible. C’est le signal… une étincelle, puis l’explosion, le déclenchement de tout. Une grande explosion. La mèche a été consumée depuis trop longtemps. La révolution, est désormais en marche.

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Božidar est un athlète. Il s’entraîne pour la vivre et pour y survivre depuis des années. Chaque matin, en faisant preuve d’une discipline spartiate, il combat la gravité, lutte, et résiste à la fatigue et à la poussière. Les poids tombent sur le sol, les murs tremblent, les cordes se mettent en tension. Le bruit est assourdissant, mystérieux parfois. L’entraînement est méticuleux, planifié à l’avance, tel un athlète qui se prépare pour les Jeux olympiques. Son corps et son cœur doivent être prêts physiquement, musculairement, pour supporter les épreuves de ses performances. Le révolutionnaire doit être prêt à faire craquer les murs. Même lorsque l’oxygène vient à manquer, l’artiste ne doit pas s’essouffler. Il doit savoir reprendre son souffle dans un geste réflexe, nageur, même si l’environnement est hostile et non familier. Dans cette épreuve, il n’y a pas de droit à l’erreur: on survit ou on meurt! Il faut être prêt au combat. Prêt à y laisser la sueur de son front, prêt à se rouler dans la poussière, prêt à tirer des cordes, à pousser des murs, à lancer des poids et à recommencer encore, encore et encore. L’artiste ne laisse rien au hasard, car la révolution se prépare.

Božidar est un voyageur. Les idées d’une révolution ne lui viennent pas d’un coup. Il doit les nourrir, les laisser mûrir pour finalement en utiliser les fruits. Le voyage, l’autre, les rencontres, les différences nourrissent l’artiste. Ce sont des terrains d’expression et du matériel de bonne qualité pour son imagination comme on a pu le constater à Zaragoza en Espagne et à Québec au Canada.. Le voyage l’amène à devenir un «personnage tablette numérique», sorte de personnification de sa réflexion intérieure réalisée au Québec. Des mois à travailler, à se préparer, à essayer, pour enfin trouver comment exhaler l’idée. L’artiste voyage et fait voyager ses idées. Il a besoin de constamment garnir son carquois pour en tirer de bonnes flèches. Il a besoin de rencontrer l’autre pour lui demander sa version, son avis ou son opinion. Ainsi, se prépare la révolution Jurjevićienne. Dans la tête, mais aussi entre ses mains.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Božidar est neutre. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, l’artiste a choisit de ne pas se draper d’une couleur particulière. Disons plutôt qu’il sait changer et se camoufler en fonction de son environnement ou de son objectif. Ne pas avoir de couleur, ne veut pas dire qu’il n’a pas de conviction. Car toute révolution est tachée de sang. Les expériences de la vie l’ont façonné pour qu’il choisisse de ne pas porter de drapeau. Il ne souhaite simplement pas porter d’étendard qui l’associerait avec une religion, trop restrictive à son goût. Il ne veut pas s’associer à un parti politique, dont la corruption mine la crédibilité. Il ne suit pas non plus de croyance particulière, il a l’inspiration comme meilleure alliée. L’artiste a pourtant la conviction que l’homme peut faire mieux, peut aller plus loin, peut être meilleur et plus beau. Il ne sert à rien d’être catalogué, comme l’illustrent ses restes de drapeaux brûlés; son étendard après la bataille. Il faut rester révolutionnaire en actes au service du peuple et de la majorité,

Božidar est un combattant. Il a été au plus proche du combat. Il s’est enrichit au cœur plus près du brouillard pour mieux le toucher pour mieux l’évaluer. L’artiste a vu l’animalité de l’homme incapable de se dominer, de se surpasser, de devenir l’humain au service des siens, de sa communauté et de son peuple. Il a vu la cupidité et toute l’absurdité humaine. Dans le bain de sang, il a compris la souffrance. Dans la boue, il a compris le terrain. Dans le brouillard, il a compris où était la lumière. La révolution est devenue son thème, son horizon. Il a été sur la première ligne des tranchées au combat. Il a vu le mal. Il a réalisé le bien. Il a choisit le bon.

Božidar est un travailleur. Les systèmes politiques lui ont donné l’inspiration corrompue. La pure graine de révolutionnaire. Une semence idéale. Le pouvoir assoiffe, le pouvoir appelle, le pouvoir grandit, mais le pouvoir assombrit, fragmente, affaiblit et rend perfide. Les systèmes politiques inspirent Božidar par leur corruption. Ils lui offrent un terreau fertile, sans limites et sans cesse renouvelé par un homme- animal. Un carnivore capitaliste trop puissant pour ses adversaires, gavé, et trop gourmant qui n’a même plus d’appétit. Mais l’artiste a choisit. Il a pris pour le peuple. Cette foule qui a soif de vérité sur son gouvernement qui l’enrôle. Elle finira par savoir, par connaitre et par destituer le monarque au sang bleu. Pourtant c’est bien du rouge qui coule sur le linge de cou du monarque. Le peuple a finit par savoir, par connaitre, apprendre et découvrir la nature du monarque et de ses sbires. Il est devenu meilleur. Plus conscient, plus réaliste plus proche de la complexe réalité sans cesse en mouvement. L’artiste est devenu un maitre.

Božidar est un croate. Son pays lui a donné tout ce qu’il est et tout ce qu’il est devenu. Il aime son pays, patriote. Il hait son pays, déserteur. Révolutionnaire diront certains. Il a la couleur rouge du sang, celle qui guide la révolution et celle du sang des martyrs innocents qui vont tomber au combat. Il n’a pas choisi d’ethnie, car l’homme est son créneau. La division n’existe qu’au travers des rôles que nous décidons de prendre d’assumer et de garder. Il a décidé de lutter contre les forces de la nature. Des éléments naturellement forts, des éléments naturellement sains. «The system is awfull» avait-il commencé par me dire. La nature est belle, ai-je pensé dans ma tête. Oseras-tu la défier ?

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Boom !
Dans une révolution, tout commence et se termine par une explosion. Un bruit assourdissant qui installe le chaos et s’attaque à l’ordre. Il n’y a plus rien à brûler. Il n’y a plus rien à consommer. Les protagonistes sont fatigués. Ils doivent reprendre des forces… pour leur prochaine bataille. Sept blocs de glace, sept protagonistes congelés et pétrifiés par la bataille. Chacun dans son bloc reprend des forces avant la prochaine décongélation, le prochain carnage humain. Awfull

Un cabinet de l’immédiat

Bruno Caldas Vianna fabrique des pièges qui captent le temps. Les dispositifs qu’il élabore sont réalisés à partir d’équipements technologiques qui sont considérés comme désuets. Il reconnaît lui-même que la salle d’exposition qu’il a investie à LA CHAMBRE BLANCHE pourrait évoquer le cabinet de curiosités, ou encore la Wunderkammer, «chambre de merveilles». En amassant des équipements que l’obsolescence isole du présent, le processus de l’artiste s’apparente d’ailleurs à celui du collectionneur d’objets curieux. Au lieu de les préserver dans un temps figé, Vianna leur redonne la vie en leur attribuant de nouvelles fonctions qui sont alimentées par l’environnement immédiat où ils se trouvent.

crédit photo: Ivan Binet

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Dépendant du bruit, du mouvement ou de la lumière, les créations de Vianna transmettent des parcelles de réalité qui relèvent de leurs dispositifs propres. Leur rassemblement donne l’impression de pouvoir accéder simultanément à différentes perceptions du monde. Au lieu que d’en présenter différentes échelles comme le feraient la loupe ou le télescope, ce sont plutôt des fragments de temps qui sont captés.

Certains dispositifs consistent en de nouvelles interprétations de la camera obscura. L’un d’eux se met en marche avec le mouvement d’une roue alimentée par la lumière du jour. Installé sur une fenêtre donnant sur la rue Christophe Colomb, il capte de brefs instants de la lumière extérieure. Isolées de leur réalité initiale, les photographies qui en résultent se présentent comme fragments des alentours. Leur petite taille et la retranscription des environs qu’elles fournissent rappellent les idées de Brassaï qui considérait que la photographie constitue «un double fidèle mais miniaturisé du monde extérieur.»1

crédit photo: Ivan Binet

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Pour Vianna, l’idée de travailler à partir d’une roue lui était inspirée par les premiers dispositifs d’enregistrements et de projections cinématographiques, mais également par l’ingénierie médiévale. L’artiste considère que c’est d’abord ce choix d’évoquer de vieux systèmes qui apparente la présentation de ses œuvres à celle du cabinet de curiosités. En se référant à d’anciens procédés, l’artiste capte le temps présent tout en faisant allusion à l’histoire universelle du monde. Le caractère rudimentaire de certaines de ses machines rejoint alors l’archaïsme des procédés dépassés qu’il évoque.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Suivant l’analogie qu’établit Vianna entre son travail et le cabinet de curiosités, on pourrait comparer ces images aux versions réduites du monde, jadis restituées par les collections savantes qu’on exhibait en vue de l’expliquer. Au XVIIIe siècle, sous l’influence des idées de Diderot qui préconisait l’institution d’un «mémorial encyclopédique de l’esprit humain,»2 ces collections étaient souvent élaborées, aux côtés de minéraux ou de végétaux pour reconstituer les habitats où ils se trouvaient à l’état vivant. Il pouvait aussi arriver qu’on expose différentes espèces regroupées, en simulant une interaction n’ayant jamais existé dans la réalité. Les parties méconnues de la science se trouvaient alors comblées par l’imaginaire du collectionneur. Coïncidence étrange, pour parler de son travail, l’artiste emploie fréquemment des expressions associées aux actes de prédation: il qualifie ses créations de «pièges lumineux pour le temps» et se compare à un «chasseur» traquant sa «proie» évanescente.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ces instants, même une fois «capturés» et exposés, ne subissent toutefois pas la représentation mortifère habituellement suscitée par l’immortalisation muséale. Parce que ces créations dépendent de l’environnement dans lequel elles se trouvent, en les expérimentant, c’est à la captation directe du temps que l’on assiste plutôt qu’à son interruption. L’un des dispositifs est employé pour reconstituer des images à partir des bruits ambiants qui sont captés dans la salle d’exposition. Apparaissant progressivement sur une tablette numérique, ces images présentent des interventions archéologiques réalisées dans la ville de Rio. Différentes strates d’une époque lointaine ressurgissent grâce aux variations de l’immédiat, produisant ainsi une révélation du passé par le présent.

Un autre des dispositifs réinterprétant la camera obscura est employé à capter différents moments d’un sujet sur la même surface photosensible. Le paysage urbain des environs est alors révélé en parcelles d’instants multiples. Fantomatiques, les images se présentent en négatif puisque leur captation est imprimée directement sur le papier. Ce sont les variations de la lumière qui témoignent de la pluralité des moments de la journée coexistant sur une même image. Leurs démarcations rappellent l’érosion des sols qui témoigne du passage du temps sur un territoire. À la différence d’une photographie qui résulte de la captation d’un seul moment, cette pluralité des instants d’un même sujet présente une version du monde où le temps aurait été aboli par sa démultiplication.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Puisque les dispositifs de Bruno Caldas Vianna présentent différentes formes de captation du temps, leur réunion dans un même espace ouvre sur la perception d’un infini en réduction.3 Si la désuétude attribuée aux éléments qui les constituent donne l’impression qu’ils sont dépassés par le temps, il semble paradoxal que ces objets devenus artefacts contribuent plutôt à en alimenter la régénérescence. D’autre part, l’époque dont proviennent ces matériaux n’est pas si loin du présent. Par leur simple présence matérielle, ces différentes pièces réunies semblent témoigner d’une accélération du monde, dépassé par la vitesse de son évolution technologique et médiatique. Dès lors, il y a bel et bien lieu de considérer l’ensemble comme une forme de cabinet, qui serait adapté aux savoirs et à l’imaginaire d’une époque demandant encore à explorer et à comprendre.

  1. Brassaï. 1997, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie. Paris: Éditions Gallimard. p. 33.
  2. Davenne, Christine et Christine Fleurent. 2011, Cabinets de curiosités: La passion de la collection. Paris, Éditions de La Martinière. p. 16.
  3. Ibid., p. 66.

Sculpteur de sons

Au printemps 2013, LA CHAMBRE BLANCHE invitait So Kanno pour une résidence. Originaire de Tokyo, l’artiste avait l’habitude de produire des œuvres «accrocheuses» à l’image de la ville, bruyante et animée. Confronté au calme du lieu, dans une optique de recherche davantage que de production, l’artiste japonais a choisi de s’intéresser à l’infime en portant attention aux bruits quasi imperceptibles de son quotidien. Dans l’exposition Objects of sound, il nous invite à porter pleine attention au son en tant que phénomène par quatre installations différentes. À cet égard, le titre de l’exposition est énigmatique: s’agit-il de l’objet qui produit le son, ou bien le son qui est lui-même considéré comme objet?

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Lors de sa résidence, So Kanno a cherché à explorer les bruits émanant de petits objets les plus banals. Les composants, majoritairement en métal – un bol en inox, un fer à repasser, une corde de guitare, un roulement à billes – ont servi à la construction de ses installations. À ces objets trouvés correspondent des sons trouvés: «J’ai eu cette idée lorsque mon évier a bouché et que la vaisselle flottait dans mon lavabo. Le son était magnifique», explique l’artiste. Grâce à ses connaissances en robotique, l’artiste a cherché à reproduire de façon mécanique les bruits du quotidien, tels le son de gouttes d’eau qui tombent, le bourdonnement du réfrigérateur, etc. Les évènements discrets du réel deviennent ainsi le matériau de ses œuvres.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

À la simplicité des composants s’ajoute une simplicité formelle des installations. L’aspect visuel s’efface devant l’aspect sonore. Les sons étant à peine audibles, ils exigent de surcroît toute l’attention du spectateur. L’efficacité de cette esthétique minimaliste permet d’apprécier la poésie de la mécanique. Tour à tour, les installations émettent soit un bourdonnement, dont le spectateur peut noter les variations, soit une pulsation régulière. Les sons obéissent à une structure récursive et organisée, pleinement maîtrisée par un système cinétique. Les mouvements qui les provoquent sont toutefois presque imperceptibles: la corde de guitare vibre à peine, les billes et les gouttes d’eau qui tombent au sol ne se voient pas, tandis que le son dans le bol d’acier est produit par son champ magnétique. So Kanno a donc cherché le seuil minimal de la perception d’un mouvement quelconque. Seul l’écho sonore témoigne d’une impulsion.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les sons ainsi créés invitent le spectateur à une expérience sensible. Que ce soit par la forme continue ou la forme répétitive, l’écoulement du temps semble vouloir s’arrêter. La tonalité (grave ou aiguë), la durée et la résonnance dans la pièce transforment et activent l’expérience spatio-temporelle. L’exploration des diverses qualités plastiques des bruits écoutés conduit dès lors à une construction architecturale sonore. Le son est intégré à une définition élargie de la sculpture: comme un matériau sculptural, un objet immatériel qui peut être mis en forme, manipulé et organisé dans le temps et dans l’espace.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Toutefois, cette structuration du son comme matière ne conduit pas à l’élaboration d’un discours musical. S’il y a narrativité sonore, elle n’apparait qu’à travers les références aux objets, aux éléments visuels de l’installation. C’est pourquoi So Kanno a choisi de ne pas utiliser de système électroacoustique, mais plutôt d’offrir des objets capables de soutenir visuellement l’audition. Les sons sont regardés et pas seulement écoutés. La vapeur qui s’échappe à chaque goutte qui tombe et l’oxydation progressive de la plaque d’acier accentuent l’importance accordée à la visualité. Cette vapeur est associée à celle du fer à repasser, objet du quotidien d’ailleurs intégré à l’installation.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En renonçant au microphone, le son est créé à même le lieu et dans l’instant présent. Les œuvres sont pleinement indépendantes, créées sur la base d’une mécanique simple empruntée à celle du haut-parleur. En effet, les installations agissent grâce à un aimant qui sert, par exemple, à faire vibrer la corde d’une guitare ou à actionner une tige de métal dans le champ magnétique d’un bol. Résonnant sans effort grâce à l’acoustique de la pièce, chaque son est porteur d’une charge poétique: ils évoquent le son sacré du gong et les pulsations de la nature. Les œuvres de l’exposition Objects of sound agissent ainsi, selon un mécanisme clôt et indépendant, à la manière de créatures artificielles. Elles permettent, par la multiplication du sensoriel, de vivre et d’entendre la réalité dans ce qu’elle a de fondamentalement expérimental. So Kanno dresse une passerelle entre les motifs ordonnés des machines de notre quotidien et les énergies mystérieuses de l’univers.

Box de sombra: Le temps, l’espace et le corps sous les projecteurs

En entrant dans la salle, au centre de la pièce, le spectateur est emporté par une étrange sensation de vertige; une perte d’équilibre et de contrôle. Mais le vertige ne vient pas de la hauteur: c’est plutôt l’impression que le corps est déjoué par les notions d’espace et de temps qui bouleverse l’univers habituel du visiteur. Car dans l’œuvre Box de Sombra, tout est à redéfinir. Même l’espace de la galerie, pourtant si familier, n’arrive plus à offrir un minimum de stabilité. Se libérant de sa fonction de lieu d’exposition, il devient, pour un instant ou infiniment, l’œuvre même.

crédit photo: Étienne Baillargeon

crédit photo: Étienne Baillargeon

Pour réaliser Box de Sombra (Boxe de l’ombre), l’artiste mexicain Miguel Monroy a disposé au sol quatre projecteurs. Sur chacun des murs, il projette l’image de ce même mur, où l’on peut voir l’artiste et les employés de LA CHAMBRE BLANCHE évoluer dans une ronde sans fin. Chacun leur tour, ils entrent dans l’espace d’exposition, comme si nous étions au moment du montage de l’œuvre. L’image de leurs corps se perd quelques secondes, soit le temps de traverser la pièce, puis réapparaît sur un mur, pour installer un des appareils de projection. Alors que le regard du spectateur est encore fixé sur l’image mobile, tentant de saisir le dédoublement de l’espace, un autre membre de l’équipe fait son entrée. Puis un autre, et ainsi de suite. Pris au milieu de cette chorégraphie, où il semble être le seul à ne pas savoir où se placer, le visiteur voudrait accrocher le regard de ceux qui continuent d’aller et venir. Car même si ce dernier est en tout temps conscient qu’il ne s’agit que d’un jeu de projections, il ne peut s’empêcher d’être constamment troublé par ce lieu où la fiction croise le réel. Ses repères ne cessent de glisser, le laissant dans le doute quant aux limites de l’œuvre.

crédit photo: Miguel Monroy

crédit photo: Miguel Monroy

C’est par un procédé complexe de mise en abyme, généralement décrit comme l’œuvre dans l’œuvre, que Monroy amène le spectateur à interroger la structure même de son travail. L’histoire de l’art connaît son lot d’œuvres célèbres utilisant ce procédé, pour ne mentionner que Le Portrait des époux Arnolfini de Jan Van Eyck (1434), où un miroir placé à l’arrière-plan permet de voir le peintre en train de réaliser le tableau. Ce retour sur l’œuvre – qui provoque «un repli sur le signifiant,»1 selon les termes employés par Christine Dubois dans son étude sur la mise en abyme – est reconnu pour son pouvoir réflexif, provocant chez le spectateur une prise de conscience et une interrogation sur la genèse même de l’œuvre.

Mais qu’en est-il de l’actualisation de ce procédé? Suivant les préoccupations de l’art contemporain et actuel, il semble que la mise en abyme tend à se tourner vers l’enjeu de la mise en exposition des œuvres et l’expérience immersive du spectateur.

Il est à ce sujet intéressant de faire un parallèle entre Box de Sombra et les Museum Photographs de Thomas Struth, où ce dernier s’emploie à exposer des photographies de spectateurs en train de regarder des tableaux.2 Devant ces œuvres qui réitèrent l’action du moment, le visiteur est directement interpellé, presque forcé à s’interroger sur son propre comportement et sa situation dans l’espace d’exposition. Si le même genre de réflexion se produit avec Box de Sombra, c’est toutefois avec une densité quelque peu différente, puisque celui-ci est directement enjoint à l’action. Qu’il le veuille ou non, le spectateur est au cœur de l’œuvre de Monroy. Plus encore, on peut dire qu’il est littéralement sous les projecteurs. Les faisceaux lumineux diffusés par les appareils de projection dessinent son ombre et dédoublent son corps, le propulsant dans cet espace où deux réalités distinctes s’emboîtent. Tout en apprivoisant l’œuvre, celui-ci peut jouer avec les ombres et leurs différences d’échelles en se déplaçant dans la salle, accédant ainsi à l’aspect plus ludique de l’œuvre, qui est une caractéristique récurrente dans la pratique de l’artiste.

Fort de son approche multidisciplinaire, Monroy a d’abord travaillé avec l’idée du ready-made, en détournant le sens des objets du quotidien et en changeant les conditions de leur présentation. Dans ses œuvres, l’artiste pousse parfois le jeu jusqu’à toucher au registre de l’absurde, comme dans Walking Machine (2008), où il expérimente la possibilité de faire de la trottinette sur un tapis roulant. Box de Sombra se situe dans la continuité de cette démarche, même si l’artiste y explore un nouveau territoire et de nouvelles dimensions, en ne questionnant non plus le sens des objets, mais celui de la galerie. Inspiré par le projet de résidence de LA CHAMBRE BLANCHE, qui lui offrait la chance d’investir le lieu pendant plusieurs mois, Monroy a décidé de déplier l’expérience in situ en se concentrant sur les spécificités du centre d’artiste mis à sa disposition, soit son matériel, son espace et son personnel. En fait, toute la force de sa mise en abyme se trouve dans cette proximité de l’œuvre avec les éléments du réel, créant un véritable brouillage entre l’espace d’exposition et l’œuvre, de même qu’entre le moment de son installation et celui de sa présentation.

crédit photo: Miguel Monroy

crédit photo: Miguel Monroy

Mais au-delà de la confusion qui entoure les paramètres de lieu et de temps, le vertige ressentit devant Box de Sombra se construit à travers la répétition de l’action, faisant chavirer l’œuvre vers l’ivresse de l’infini. En fait, le rythme de la projection en boucle provoque une impression de suspension du présent, comme si l’œuvre n’en finissait jamais d’être installée. Toutefois, comme la sensibilité de Monroy nous le suggère, ce genre de système est bien souvent imparfait. L’artiste en avait brillamment fait la démonstration en changeant des pesos en dollars, puis en faisant l’opération inverse, encore et encore. Suivant le principe de l’équivalence des valeurs, les transactions auraient dû se poursuivre indéfiniment, mais bien vite, il ne restait plus rien. Alors qu’en est-il de Box de Sombra? La répétition de ce même geste – celui de l’installation de l’œuvre – ne trahit-elle pas la nature même de l’œuvre exposée? Si la mise en abyme nous fait voir la genèse de l’œuvre, elle nous rappelle aussi que cette œuvre in situ, tissée à même le lieu où elle est exposée, ne pourra pas s’éloigner éternellement du moment où elle sera désinstallée. Il semble y avoir quelque chose de prédéterminé pour cette œuvre, mais aussi, peut-être, pour les spectateurs qui errent entre les quatre murs de la galerie.

Box de sombra. Boxe de l’ombre.3 Tels les boxeurs qui s’entraînent en solitaire, en imaginant la réaction de leur adversaire à travers leur propre ombre, le visiteur de l’œuvre de Monroy est confronté à une sorte de vide. Malgré tous ces gens, ces ombres et ces projections qui viennent et repartent, la solitude semble régner dans l’espace dénudé de la galerie. Monroy, en questionnant ce lieu de rencontre entre les visiteurs et les œuvres, fait-il référence à un combat dont l’issue est déjà déterminée?

  1. Dubois, Christine. 2006, «L’image «abymée»». Dans Images Re-vues, No. 2, Document 8, p. 2. Site internet [en ligne]: http://imagesrevues.revues.org/304 (page consultée le 28 novembre 2012).
  2. Schmickl, Silke. 2005, Les Museum Photographs de Thomas Struth: Une mise en abyme. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005. 77 p.
  3. L’expression «boxe de l’ombre» fait référence au shadowboxing, un exercice d’entraînement utilisé dans les sports de combat.

Deslocamento – O Jardim de minha casa

À l’occasion de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste brésilienne Karina Montenegro a exposé le résultat de son travail de deux mois in situ. Ce projet a été rendu possible grâce au programme d’échanges avec le Musée de l’Image et du Son de San Paulo du Brésil, de LA CHAMBRE BLANCHE, d’Avatar et de La Bande Vidéo de Québec. Ces quelques semaines passées loin de son pays et de ses repères lui ont permis de laisser une trace sur son travail artistique. Dans l’installation intitulée Deslocamento – O Jardim de minha casa, qu’on peut traduire littéralement par «Déplacement – Le jardin de ma maison», l’artiste propose un point de vue poétique sur son déplacement à l’étranger, inspiré de son expérience personnelle et professionnelle.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette oeuvre s’inscrit parfaitement dans la démarche de l’artiste qui, dans son travail, s’intéresse aux liens entre l’art, la technologie et les nouveaux médias. L’artiste, qui est à la fois programmeuse et chercheuse en art, design, audiovisuel et médias numériques, utilise ses compétences complémentaires, issues de ses études en sciences et en arts, pour témoigner du croisement entre l’art et le numérique.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Son intérêt pour la question de l’influence des nouvelles technologies sur notre perception du temps et de l’espace est d’ailleurs d’actualité. Considérant le progrès constant des moyens de communication, Karina Montenegro se questionne sur les vastes possibilités de ces techniques de communication contemporaines. Selon l’artiste notre monde contemporain est profondément affecté par les différents moyens de communication et des technologies en constante évolution. Ces dernières affectent la façon dont nous percevons le monde. Elle croit que le développement de la plupart de ces techniques de communication vient de la nécessité de base d’un humain de vouloir préserver l’histoire et de la mémoire.

Elle soutient que les technologies nous ouvrent de nouvelles perspectives et nous donnent de nombreuses possibilités au chapitre du temps et de l’espace. Aujourd’hui, grâce à la technologie, il est possible d’être «ailleurs» sans avoir à se déplacer et d’accéder à des témoignages provenant d’autres époques et de partout dans le monde en un seul clic.

L’artiste se réserve aussi un regard critique envers le progrès technologique, car, selon elle, ce dernier a rendu la communication d’aujourd’hui beaucoup plus complexe. La vitesse avec laquelle les technologies se développent est difficilement assimilable par le grand public. Il y a tellement de possibilités de nous perdre dans ce monde complexe.1

Œuvre
Au beau milieu de la salle d’exposition, un cadre miroité est suspendu et attire spontanément l’attention du visiteur. Rythmé par une minuterie, il tourne dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, effectuant un mouvement par seconde. Il lui faut 360 secondes pour faire un tour complet de la pièce. Cette installation minimaliste s’intègre parfaitement dans cet espace de la galerie principale (voir illustration).

La présence du cadre dans une pièce complètement vide qui l’entoure est, au premier abord, quelque peu intimidante. Le visiteur a besoin de prendre un moment pour apprivoiser l’oeuvre et pour se situer dans cet étrange espace inhabité, vide.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Les vastes formes géométriques ne sont pas des plus faciles à saisir. Ils circulent lentement, se déplaçant en alternance sur les quatre murs de la galerie et le plancher. Elles sont générées par la réflexion de chacun des éléments d’éclairage sur le cadre miroité. Ces formes trapézoïdales claires tournent à une fréquence deux fois plus élevée que le cadre, ce qui contribue à la déstabilisation du visiteur. Les nombreux ombrages du cadre sont quant à eux fixes, mais tournent sur eux-mêmes au même rythme que le cadre. Les réflexions et les ombrages du cadre se confrontent dans l’espace et créent une confusion et un trompe-l’œil intéressant.

Quelques lignes grises posées sur les murs créent un motif géométrique qui brise la monotonie qu’imposent habituellement les murs monochromes. Pour l’artiste, ces formes géométriques réfèrent symboliquement à sa maison et à son jardin distants, disloqués.

Le cadre vide est proposé dans l’œuvre comme une abstraction de la fenêtre de sa maison à São Paulo. Ces deux éléments dépassent la simple représentation d’un chez-soi. Ils réfèrent plus largement à de multiples façons de percevoir le temps et l’espace. L’œuvre ne se situe pas dans un temps ni dans un espace précis. Il évoque plutôt un temps abstrait et disloqué, un temps différent, comme une autre possibilité de temps.

L’artiste emprunte au philosophe Michel Foucault la notion d’hétérotopie pour nous présenter les endroits et les espaces incompatibles qui se juxtaposent.2 Michel Foucault définit les hétérotopies comme une localisation physique de l’utopie. Autrement dit, ce sont des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire.3 Ce sont les espaces de l’alter-réalité, qui ne sont ni ici ni là-bas, qui sont à la fois physiques et mentaux. Ces lieux sont absolument différents de tous les endroits qu’ils reflètent. Foucault utilise l’idée d’un miroir comme une métaphore de la dualité et de la contradiction, de l’existence et de la non-réalité des projets utopiques. Un miroir est une métaphore de l’utopie, car l’image que vous y voyez n’est pas réelle, mais il est également une hétérotopie, car il est un véritable objet qui projette la manière à laquelle nous sommes reliés à notre propre image.

«Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent — utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas…»4

C’est pour ces raisons que le cadre, la composante centrale de l’œuvre, est constitué de miroirs. Pour l’artiste, le cadre miroité représente la façon dont elle perçoit le monde, avec ses ombres et ses reflets. C’est une métaphore d’un monde plat, dans le sens où il a toujours la possibilité de voir au-delà de ce que l’on perçoit. Le miroir est lié à la représentation de nous-mêmes, l’illusion d’arriver à ce que nous sommes.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Pour Karina Montenegro, ces utopies de temps et d’espace existent et se trouvent en nous-mêmes. Il suffit de regarder différemment, de changer de point de vue, pour les retrouver. L’artiste a profité de son voyage au Québec et de sa délocalisation de son pays d’origine pour changer son point de vue et son rythme de vie et pour s’approcher, comme elle le mentionne, du temps suspendu qu’elle a recherché.

Deslocamento permet aux visiteurs de vivre une expérience autant spatiale que visuelle, tout en étant une réponse aux questionnements existentiels de l’artiste. L’œuvre met le visiteur face à sa propre perception et à sa propre relation avec l’espace, autant celui qui l’entoure que celui qui l’habite. Ces espaces, à la fois internes et externes, réels et imaginaires, mentaux et physiques, se chevauchent.

Deslocamento- O Jardim de minha casa, est la première étape du projet qui sera poursuivi au Brésil. L’artiste envisage de recréer la même installation avec la même structure à São Paulo. L’œuvre deviendra alors la représentation abstraite de Québec en Brésil et complétera symboliquement le déplacement d’artiste.

  1. Propos recueillis par l’auteur lors de l’entretien avec l’artiste le 12 novembre 2012.
  2. Foucault, Michel. 1984, «Dits et écrits 1984», Des espaces autres (Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), dans Architecture, Mouvement, Continuité, No. 5, octobre 1984, p. 46-49.
  3. Ibid.
  4. Ibid.