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Préface 35

Faire partie du monde – habiter ses contingences précaires.

Nous sommes faits de ce que nous voyons, des lieux que nous habitons, fréquentons ou fabulons. Alors que notre monde actuel concourt à nous convaincre que tout est finitudes plutôt que potentialités ouvertes et plurielles, les artistes et auteurs de cette 35e édition des Bulletins de LA CHAMBRE BLANCHE sont conscients que les espaces qui nous environnent nous façonnent et mettent en œuvre notre pensée poétique.

Lors de son séjour à Québec, Paolo Angelosanto habite la résidence de création de façon modulaire, abordant la création telle une suite de vases communicants qui le fait cheminer entre performance, sculpture et installation. Luis Armando García puise sa force d’agir dans d’autres formes d’envoûtement : la résidence de création hors de son Mexique natal, la traversée de nouveaux climats environnementaux, politiques, sociaux  et territoires affectifs. Pour ébranler la complétude de notre monde hyperspécialisé, nous pouvons, comme Raphaëlle de Groot, tenter d’éprouver le poids des objets qui composent notre monde, collectionner les artéfacts et construire un inventaire sensible. C’est un étonnant dialogue entre le matériel et l’immatériel qui traverse également l’installation vibratile de Jonathan Villeneuve réalisée à LA CHAMBRE BLANCHE.

Nous nous tenons devant la pluralité de ces propositions comme devant une multitude de mondes flottants nous portant aux confins d’imaginaires limitrophes : dépaysement et reliefs géographiques, cartographies improbables, intimes et inventaires d’artéfacts bigarrés. Tant de micromondes chargés de poésie nous invitant à revoir nos habitudes de regard sur le réel.

Échanges (im)matériels

Selon Peter Zumthor, la matérialité de l’espace architectural serait définie par la somme des espaces perçus, plutôt que par des matériaux ou objets isolés. Elle existerait également dans la mise en relation des propriétés visuelles et acoustiques de matières construites sous certaines conditions de situation et de temps.1 Envisagée de cette manière, la notion de matérialité qui intervient dans l’espace donné de la galerie et qui fait dialoguer les paramètres visuels et sonores est l’occasion de revisiter l’exposition Le long de la 20 en passant par la 15 dans laquelle étaient présentées les œuvres de Jonathan Villeneuve à LA CHAMBRE BLANCHE du 17 mars au 17 avril 2011. Si les deux installations électromécaniques de l’artiste sont une construction physique de différentes composantes matérielles et technologiques, elles proposent également l’élaboration d’un système d’interaction et d’interrelation; les matériaux deviennent les acteurs d’un réseau d’échanges et de dialogues entre les différentes parties des œuvres, entre les installations et l’expérience du spectateur. Ces propriétés interactives se développent par le mouvement qui anime les machines en générant des vibrations et des ondulations: elles fournissent à la matière un potentiel d’expression, une dimension poétique.

crédit photo: Ivan Binet

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À travers les différents échanges, un dialogue s’effectue entre matérialité et immatérialité. Nous entendons ici l’immatérialité comme une continuité de la matérialité, tel que Florence de Mèredieu, par le biais d’Ezio Manzini, le souligne: «La nouvelle matière d’où tirer l’inspiration n’a plus la physicité d’un matériau tangible ; elle se présente plutôt comme un ensemble de possibilités et de performances, comme un possible qui émerge du productible dans un système technique capable d’effectuer des manipulations toujours plus subtiles.»2 Les installations de Villeneuve proposent un passage entre ces deux états grâce à la notion de fragment et de trace qu’elles génèrent ; mais aussi, grâce à une immatérialité envisagée comme composante matérielle des œuvres, laquelle génère un environnement sonore.

Ouverture dans la matérialité: l’architecture comme fragment, trace et mémoire

Les œuvres de Villeneuve sont des structures installatives dont l’ossature est mise à nu: les rouages qui en forment le cœur sont donnés à voir au spectateur et de cette manière, la distinction entre l’intérieur et l’extérieur de l’œuvre se brouille. En d’autres termes, le cadre qui structure l’installation devient l’œuvre elle-même.

crédit photo: Ivan Binet

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La redéfinition des limites du cadre par Villeneuve se révèle dans Faire la vague (2009), une des deux structures de l’exposition, laquelle est à la fois squelettique et colossale, construite de matériaux solides, en l’occurrence de bois. Ceux-ci jouent sur la limite du bâti et agissent sur la perception du spectateur en présentant une série de planches juxtaposées qui se meuvent. De cette manière, à la vision infrangible qu’aurait pu générer ce pan de mur imposant se substitue une image d’instabilité, voire une vulnérabilité de la matière, par la coupe du matériau en madrier qui suggère une oscillation régulière. En d’autres termes, la composition de l’architecture génère une fragilité qui est accentuée par cette mise en mouvement des matériaux. À la fois stable par sa charpente et instable par le mouvement, l’œuvre suscite un paradoxe. Le démantèlement de cette structure en apparence monumentale montre en effet une matérialité animée où l’intégralité laisse place à la fragmentation. Les interstices font œuvre: ouvertures, fractures ou fissures forment le corps de la structure.

crédit photo: Ivan Binet

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Cette architecture qui semble se déconstruire laisse place à une ouverture d’abord visuelle, s’inscrivant dans l’espace physique de la galerie, et ensuite psychologique, s’insérant dans les représentations mentales du spectateur qui peut choisir soit de se situer devant Faire la vague (2009) afin d’apercevoir à travers ses failles Mouvement de masse (2010), la seconde structure présentée dans l’exposition, ou soit encore, de se déplacer à l’intérieur même de cette seconde installation composée de graminées, de manière à pouvoir en découvrir le cadre. D’une manière ou de l’autre, le spectateur est alors témoin d’une rencontre simultanée des deux dispositifs électromécaniques qui créent un double mouvement continuel. Si Faire la vague utilise les éléments naturels du bois pour en déformer l’apparence initiale et les intégrer à une composition élaborée, Mouvement de masse emprisonne artificiellement des fragments de nature, soit des tiges de végétaux alignées régulièrement et, par un procédé mécanique, simule le mouvement du vent. Végétaux et bois dialoguent alors entre eux pour constituer à la fois l’œuvre et sa charpente.

À la suite de cette idée de mise à nu volontaire de l’armature, les installations électromécaniques donnent à voir des matériaux bruts transformés sans ornements ni artifices. La récupération de cette matière au sein de la galerie laisse paraître une dimension sociologique des œuvres en démontrant la soumission de cette nature maintenant manipulée, mécanisée, voire artificielle, car reconstruite dans l’espace de la galerie. Elle est contrôlée et inscrite dans un mouvement régulier, nous l’avons vu, mais également aliénant qui n’est pas sans rappeler un travail manufacturier ou mécanisé.

Les architectures de Villeneuve évoquent l’environnement urbain et rural, en y présentant des fragments d’éléments organiques et utilitaires, comme si elles devenaient une trace de la nature, ce lieu extérieur transposé dans l’espace limité de la galerie. Le titre de l’exposition Le long de la 20 en passant par la 15 indique à cet effet la volonté de réunir ces œuvres sous une même visée ; rappeler les différentes composantes naturelles qui bordent les voies routières. Ces œuvres semblent agir comme des témoins d’un passé lié à une histoire collective ou personnelle. La réminiscence et le souvenir de moments temporel et spatial similaires se recréent alors dans la mémoire du visiteur qui en a déjà fait l’expérience et peut les imaginer à nouveau par le biais de cette scénographie, de manière fictionnelle cette fois, à travers les constructions qui agissent comme un dispositif narratif déconstruit.

(Im)matérialité acoustique: le son comme matériau interactif

Si une dimension critique est donnée à voir à travers la configuration spatiale des installations en mouvement, elle prend tout son sens par l’aspect sonore produit par les machines, lequel ajoute à la réalité spatio-temporelle vécue par le spectateur. Déjà, Villeneuve avait expérimenté les notions de lumière et de son dans l’installation électromécanique Trace (2007) où, entre autres, la source lumineuse agissait comme composante intrinsèque de l’œuvre, soutenue par un cadre sonore rythmé. Il développe cette dimension sonore dans Faire la vague qui offre plus qu’un simple décor auditif au spectateur par des bruits de craquements émis par les rouages et les interstices lesquels, comme nous l’avons expliqué précédemment, participent à déconstruire et fragmenter la structure bâtie. En effet, les matériaux s’entrechoquent et créent un fond sonore rythmé et régulier. Des sons similaires engendrés par Mouvement de masse immergent le spectateur et permettent de détacher l’œuvre de toute référence sonore mimétique à l’environnement initial des graminées, affirmant davantage la métamorphose mécanisée qu’elles ont subie.

crédit photo: Ivan Binet

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Cette importance accordée au son atteste la légitimité de celui-ci comme matériau, comme «ingrédient plastique», et détourne toutes possibilités de le reléguer au rang d’outil d’accompagnement, subordonné aux constructions visuelles.3 La substance sonore perçue en tant que matériau autonome, laquelle est occasionnée par les mobiles en mouvement, permet à la fois une simultanéité et une succession des différents éléments acoustiques qui s’ordonnent ou du moins, se mélangent entre eux. De cette manière, une dimension temporelle est introduite au sein de la création installative et participe à la structure sonore de l’œuvre. Sous cet angle, «le son est au temps, selon Florence de Mèredieu, ce que le mouvement est à l’espace, un principe d’organisation et de désorganisation.»4

Ces ambiances sonores qui produisent des sons mécaniques sont susceptibles, ici encore, d’activer les facultés mnémoniques du spectateur qui peut associer ces bruits à des sonorités et à des images visuelles reconnues. Combinées aux matériaux en mouvement qui rappellent des environnements urbains ou ruraux, les installations ajoutent à la théâtralisation et illustrent davantage un récit déconstruit. L’expérience phénoménologique du spectateur est en somme celle d’un environnement immersif qui réussit à s’accomplir entièrement par la mise en valeur de la matière sonore produite par la mécanique installative, laquelle valorise le mouvement continuel au profit de l’objet immobile.

Passages

Les installations architecturales de Jonathan Villeneuve créent une «impression d’immatérialité» qui est ressentie par le spectateur: envisagées en contrepoint aux éléments physiques, les paramètres sous-jacents tels que le temps, le son et le mouvement, lorsqu’associés entre eux, semblent construire la finalité même de ce spectacle mobile.5 Cette vision peut prendre appui sur la thèse de Bergson selon laquelle la composition formelle construite dans son état statique devient passage. En d’autres termes, dans la perception du réel selon Bergson, la légitimité de la forme est niée dans son immobilité même au profit d’une mobilité: «Il n’y a pas de forme, puisque la forme est de l’immobilité et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c’est le changement continuel de la forme: la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition.»6 Dans cette idée d’instantanéité et de mobilité au cœur même des échanges, les frontières entre la matérialité et l’immatérialité créent une ambiguïté, elles semblent devenir poreuses, voire hybrides ; les éléments tangibles et intangibles se confondent pour rendre l’expérience spectatorielle à son plein potentiel.

  1. Zumthor, Peter. 2006, «Atmospheres: Architectural Environments: Surrounding Objects» dans Dagmar Reinhardt et Joanne Jakovitch, «Trivet Fields: The Materiality of Interaction in Architectural Space», Leonardo, Vol. 42, No. 3, p. 217.
  2. Manzini, Enzio. 1989, La Matière de l’invention. Paris: Éditions du Centre Georges Pompidou, p. 52 cité dans Mèredieu, Florence de. 2008, L’Histoire matérielle et immatérielle de l’art. Paris: Éditions Larousse, p. 483.
  3. Mèredieu, Florence de. 2008, L’Histoire matérielle et immatérielle de l’art. Paris: Éditions Larousse, p. 548.
  4. Ibid., p. 542.
  5. Souriau explique que l’œuvre matérielle peut « chercher à donner une impression d’immatérialité […] ». Souriau, Étienne. 1990, Vocabulaire d’esthétique. Paris: Presses Université de France, p. 910.
  6. Bergson, Henri. 1929, L’Évolution créatrice. Paris: Éditions Alcan, p. 334.

L’épreuve des choses

«Ce que quelqu’un d’autre a jugé bon de jeter, il te faut l’examiner, le disséquer et le ramener à la vie. Un bout de ficelle, une capsule de bouteille, une planchette intacte tirée d’un cageot défoncé – rien de cela ne saurait être négligé.»
– Paul Auster, Le voyage d’Anna Blume
1

Chasser les objets: voilà la tâche qui attend le personnage Anna Blume lorsqu’elle franchit le seuil du pays des choses dernières.2 Les objets occupent une place centrale dans le monde en train de finir, dépeint par Paul Auster, car ils y sont si rares et par conséquent si précieux que cela devient hasardeux de jeter quoi que ce soit. La récupération devient un mode de vie et bien qu’Anna Blume pourrait choisir de conserver les objets et fragments qu’elle déniche, elle les vend plutôt aux agents de Résurrection de la ville qui les transforment en de nouvelles marchandises et les retournent sur le marché. S’il existe toutes sortes de choses et toutes sortes de motifs pour rassembler des objets, si leur collecte est parfois accomplie dans un instinct de survie ou si alors elle devient une forme d’expression, elle indique, dans tous les cas, un état de parfaite disponibilité au monde tout comme elle raconte un certain rapport avec celui-ci.

crédit photo: Ivan Binet

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Avec le projet Le poids des objets qu’elle a entamé (amorcé) en 2009, Raphaëlle de Groot s’est donnée pour mission de recueillir les objets dont les gens ne veulent plus et qui sont relayés dans les fonds de tiroirs et les dessous d’armoires à défaut d’être élagués. Des objets qui sortent donc de l’espace privé pour entrer dans l’univers de l’artiste qui a choisi d’en faire collection et qui les fait depuis ressurgir dans son travail. Loin d’être une activité passive, la collection devient chez Raphaëlle de Groot un véritable acte performatif. Car c’est dans et par sa pratique artistique qu’elle «recadre» les objets amassés et qu’elle leur offre un nouveau contexte pour exister. La collection devient une entité où les choses peuvent arriver, et se fait le lieu d’actions et d’interactivité, où les idées du passé, du présent, de ce qui est à venir émergent librement au travers d’images et de performances.

Sa collection consiste en un ensemble d’objets tous plus singuliers les uns que les autres, tant de leur provenance que de leur histoire: poignées, d’armoire, jarre à biscuits, théière, panier d’osier, sac de rangement, tourne-disque, téléphone, sabot de bois, fleurs en plastique sont désormais sa propriété. Chacun des spécimens transporte son passé. Elle collectionne en fait ce qu’on lui donne et ne met pas de filtres à sa collecte, car le beau comme l’ordinaire – s’il ne sert plus – trouve le chemin de l’artiste.

crédit photo: Ivan Binet

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Mais chez Raphaëlle de Groot, les choses ne sont pas «dispensées de la corvée d’être utiles» pour reprendre les mots de Walter Benjamin3 chez qui la collection était devenue un véritable paysage fixe qui l’a accompagné lors de ses déplacements.4 Dans un autre dessein que celui poursuivi par le philosophe, l’artiste fait également habiter toutes sortes de lieux et d’espaces à sa collection qu’elle transporte lors de résidences et de voyages. Sa collection est en mouvement permanent et nul lieu ne la contient et ne la retient. Elle la porte littéralement et la prend sur elle, son corps se faisant support et véhicule. Il suffit de regarder la photographie 1273 petites choses inutiles pour en prendre la mesure: le visage de l’artiste disparaît littéralement sous l’amas d’objets ficelés. La collection devient, pour ainsi dire, image. De même que dans la vidéo Porter où de Groot se vêt de ses objets pour circuler dans la nature, s’arrêtant pour manger et se reposer, pour ensuite se remettre en mouvement et poursuivre sa route, toujours aussi chargée. L’artiste continue de se mettre à l’épreuve physiquement avec la matière amassée – qui devient langage – et elle semble cette fois vouloir éprouver la notion même de collection à travers ses errances, dévoilant combien celle-ci devient son extension. On se collectionnerait toujours soi-même affirmait déjà un Jean Baudrillard dans son étude phare.5 Le collectionneur serait ainsi sa propre collection et changerait avec elle. Mais la version qu’en propose Raphaëlle de Groot montre plutôt comment la collection s’adapte à même sa pratique et se moule à ses déambulations de par le monde. Notamment lorsqu’elle utilise les systèmes de sécurité en vigueur lors de ses déplacements en enregistrant dans un aéroport une valise contenant 70 objets sans utilité apparente, pour ensuite les faire emballer de cellophane lors de son retour. C’est ce qu’elle a déposé au centre de la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE à l’hiver 2011, le ballot d’objets présenté pour preuve avec son étiquette YUL intact.

crédit photo: Ivan Binet

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L’artiste dirige ainsi l’attention sur le complexe réseau de transactions dont elle entoure sa collection. Une nouvelle étape dans son investigation a cependant pris forme lors de sa résidence: celles de la recherche et de l’indexation. Une liste accrochée au mur rend compte de l’exercice de comparaison qu’elle a débuté avec la collection du Musée de la civilisation. Elle y trace un parallèle entre les objets qui lui ont été légués – et dont elle a désormais la charge – avec ceux qui ont été rangés dans les réserves institutionnelles et qui attestent du «vécu des jours» de la nation québécoise. Elle s’active désormais à créer des rapprochements en décelant les ressemblances et en identifiant des dénominateurs communs. Une légende au bas de la liste traduit sa pensée par le biais de surlignages colorés et révèle nombre de correspondances. L’intérêt de chacun de ses objets s’y communique à travers leur association, comme si l’artiste s’efforçait de nous les révéler autrement. Elle souligne désormais l’unicité de chacun de ses «spécimens» et retourne vers leur particularité pour en étudier les détails. Car les objets qu’elle conserve «codent» une expérience humaine et elle est maintenant dépositaire de cette part d’inénarrable qui s’y est logé. L’espace de la réserve est maintenant son nouvel espace de travail.

Ainsi, l’œuvre-collection de Raphaëlle de Groot n’utilise ni vitrines ni présentoirs pour se déployer. Sa présentation est plutôt réitérée à chacune de ses occurrences, s’agissant tout autant de photographies, de performances, de vidéo, de listes, de ballots et de cartes à collectionner. Par sa recherche, elle partage le même fardeau que celle de toute institution muséale: celle de la possibilité d’une saisie du réel par la conservation. Aucune charge ne semble trop lourde pour l’artiste qui, sans relâche, compose avec la prolifération des choses et devient à l’instar d’Anna Blume, une chiffonnière du récupérable et des restes.

  1. Auster, Paul. 1989, Le voyage d’Anna Blume. Arles: Éditions Actes Sud, p.54.
  2. L’expression, relevée par le commentateur Claude Grimal, réfère au titre anglais du livre de Paul Auster et en serait la traduction littérale. Op. cit. p. 257.
  3. Benjamin, Walter. « Paris, capitale du XIXe siècle ». 2000, dans Œuvres III. Paris: Éditions Folio, p. 57.
  4. Voir à ce propos la préface de Jennifer Allen à l’essai Je déballe ma bibliothèque paru en 2000 aux éditions Payot & Rivages, p. 7-31. L’auteure y raconte les années d’exil de Walter Benjamin lorsque celui-ci est obligé de quitter définitivement l’Allemagne en 1933 en raison du régime nazi. Elle y relate combien difficile fut pour lui la décision de laisser derrière lui une partie de sa collection de livres que ses amis tâcheront de sauver de la destruction.
  5. Baudrillard, Jean. 1968, Le système des objets. Paris: Éditions Gallimard, 288 p.

Questions de climat

Les lieux, les choses et les êtres ne sont-ils que ce que l’on en pense? Comment se mettre dans la peau de l’Autre? L’artiste Luis Armando García est préoccupé par les images aussi réductrices qu’antithétiques que le tourisme et la criminalité ont forgées du Mexique. Avec Viento del Norte, il veut présenter une autre réalité, éloignée de ces stéréotypes et liée à l’écologie de sa région natale. Mais il n’est pas facile de faire abstraction de la violence lorsque celle-ci pèse sur les faits et gestes du quotidien. Cette violence empoisonne le climat, elle sourd dans le vent du nord. Irrépressiblement, dramatiquement, Viento del Norte se métamorphosera au fil des jours en Linea de Fuego.

crédit photo: Ivan Binet

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La longue résidence de García à LA CHAMBRE BLANCHE lui aura donc permis de ressentir de diverses manières son identité sociale, professionnelle et personnelle, de comprendre autrement les lieux d’où les gens parlent, de réfléchir sur les faits et les êtres dont les gens parlent et comment ils en parlent. Questionnement sur les identités, les apparences et la communication, l’imposant travail réalisé durant son séjour exprime parfaitement que les lieux, les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.

Viento del Norte est une installation poétique et méditative qui repose sur des correspondances climatiques entre la rigueur du désert mexicain de Zacatecas et celle de l’hiver québécois: autant la sécheresse que le froid influencent le comportement sociétal et l’humeur des gens. De plus, malgré les différences environnementales et les modes d’adaptation relatifs å la géographie, il y a dans les deux cas une tension, une anticipation et une façon particulière de nommer les phénomènes météorologiques comme la pluie ou la neige. Une métaphore se développe autour de cette observation: la possibilité d’éprouver de l’empathie pour l’Autre à partir de ses propres expériences. Elle se traduit avec sensibilité et efficacité, dans Viento del Norte, par la juxtaposition de contrastes effectués à l’aide de formes pourtant similaires. Certains visiteurs s’étonneront: comment un Mexicain venu du désert, ignorant la neige, peut-il exprimer aussi justement la nature de la réalité nordique? Et de surcroît avec des objets inspirés ou modelés d’après les dispositifs qu’on utilise dans la zone aride pour recueillir l’eau de pluie?

crédit photo: Ivan Binet

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Voilà le propos. Au-delà des préjugés qui classent les interlocuteurs et dissolvent la communication en affirmant les dissemblances entre les personnes et les choses, García fouille ce qui les rassemble. Il repère les similitudes et à partir de celles-ci, il extrapole et construit des ponts qui traversent les apparences et les différences. Cette stratégie, plus que banale en art, joue ici un rôle précis. Elle endosse le discours de l’artiste concernant la circulation et la perception des identités puisque ce sont les mêmes objets qu’il reprend et remet en scène au cours de son périple de création. Les filtres de pierre qui servent à purifier l’eau trop rare dans le désert ont antérieurement fait partie d’une exposition collective en 2002 dans la ville de Zacatecas. Parvenus au Québec, ils se reproduisent et se moulent littéralement sur le contexte local. D’une blancheur crayeuse, en forme d’ogives, ce sont des réceptacles pour l’eau, soit å l’état liquide ou solide, soit vapeur ou suintement glacial, les uns et les autres parfaitement et également évocateurs de la canicule ou de la froidure. Ainsi, cela ou celui qui voyage se transforme. Il pénètre par «approximation», à partir de sa propre expérience et de sa nature, l’univers de l’Autre. Puisque l’on connaît le chaud et le froid, on peut imaginer le torride et le polaire. Par contre, pour qui supporte difficilement l’un ou l’autre, imaginer le vivre au quotidien est plus ardu. Et pour qui n’a jamais expérimenté le gel, il est difficile de concevoir que sa brûlure soit aussi douloureuse que celle du feu.

Il en va de même pour la violence. Pour qui ne l’a point réellement expérimentée, il est difficile d’en anticiper les effets sur soi, et l’imaginer comme une réalité quotidienne est horrible pour qui a subi une fois un événement traumatisant. Quand la réalité de l’Autre est trop éloignée de la sienne, il y a alors des obstacles à l’empathie, à l’«approximation». Elle fait place à la fascination, à l’indifférence ou au mépris.

crédit photo: Ivan Binet

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En tant que citoyen mexicain et représentant de son pays, Luis Armando García se situe au point de convergence de ces attitudes qu’il dit souvent percevoir chez les étrangers et qui oscillent entre l’exotisme convenu, le déni de responsabilité (face aux catastrophes humanitaires ou à la détresse de l’Autre) ou le jugement moral. Les jeunes, selon lui, semblent plus ouverts et touchés par le côté politique de son oeuvre, peut-être parce que se cherchant eux-mêmes, ils sont plus disponibles à d’autres réalités. Un tel ressenti face aux perceptions des regardeurs est notable chez cet artiste qui semble toujours inquiété par le regard et le jugement de l’Autre. Il souligne plus d’une fois son plaisir de déambuler dans les rues de Québec sans la crainte d’être agressé, allégé du «poids» de cette tension perpétuelle, palpable presque partout dit-il, au Mexique. «Promenez-vous dans la ville pour savourer cette sensation inhabituelle,» a-t-il conseillé à des performeurs mexicains venus en tournée, et qui lui demandaient des suggestions de sorties. Il insiste: le peuple mexicain n’est pas violent, pas davantage que le peuple québécois. La violence au Mexique, explique-t-il, s’est installée insidieusement au fil des ans sous la forme de délits plus ou moins graves liés à la corruption. Devant l’expansion de la criminalité maintenant ouvertement opérante, jusque dans sa ville, que faire? Demeurer barricadé chez soi, devenir prisonnier de sa propre peur n’est pas une solution. À trop se protéger, on perd la conviction qu’il est possible d’intervenir. Ainsi, prendre position et agir est devenu une nécessité chez García. Un choix qu’il assume dans sa vie personnelle et professionnelle.

C’est pourquoi l’atmosphère lourde et menaçante de Linea de Fuego a succédé à la fraîcheur blanche de Viento del Norte. Si le concept de la première installation était clair avant sa réalisation au Québec, celui de la seconde, quoique mal défini, s’y lovait déjà. Il trouvait son origine dans la dégradation de la situation actuelle au Mexique et le deuil récent d’un ami assassiné. Après quelques semaines de résidence et la finalisation de Viento del Norte, il a fallu brasser la cage, dire impérieusement que la réalité est autre chose que ce que l’on voit. Que la vie est davantage que ses apparences. Que la poésie peut être violente et que la violence peut fabriquer de la poésie. Et que cette poésie-là est gorgée de tension.

crédit photo: Ivan Binet

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En fait, dans la nouvelle mise en scène, c’est moins la violence à l’œuvre qui est saisie que ses conséquences, que la tension d’être prit au piège ou celle d’une impuissance face à l’inconnu. Plusieurs dispositifs, cohérents dans leur inquiétante étrangeté, contribuent à créer un no man’s land où il semble que tout pourrait nous arriver, et pas le meilleur. Un sinistre arrimage de chaînes occupe dès l’entrée le champ visuel, à la fois suspendu au plafond et arrimé au sol, mobile sonore qu’un engin fait imperceptiblement bouger. À travers ses tentacules de fer, on distingue sur le mur une toile de fils électriques entrelacés dont les extrémités sont munies d’ampoules allumées, telles les synapses d’un système nerveux. Des projectiles pendent devant, dans le vide, comme des fils à plomb sondant d’obscures zones de l’être humain. Un bruit lugubre nous parvient et nous fait frissonner: l’eau d’un puits bouillonne et, sur sa surface, la projection d’une vidéo d’archive relate le témoignage d’un otage qui sera bientôt assassiné. On aura compris, sans besoin de les décrire tous, ce que les divers éléments de l’ensemble peuvent suggérer ou démontrer.

Outre cela, retenons plutôt que ce qui frappe ici, pour qui aurait vu Viento del Norte, c’est la récupération de tous les éléments de cette installation. L’artiste l’ayant disloquée, démembrée dirions-nous, il en a kidnappé les parties/témoins qu’il a torturées et disposées tout autrement pour leur faire dire autre chose. Certaines pièces portent sous forme de tableaux exposés les traces de l’événement précédent: taches loquaces de rouille, de plâtre, qui ne sont pas sans évoquer le sang, à l’instar des spectaculaires ogives suspendues qui laissent dégouliner une eau rouillée le long de leurs flancs immaculés.

Et enfin, ce qui étonne, on observe que les fragments des petites dalles de béton fracturées sont maintenus ensemble par une ficelle de crin. Dérisoire entreprise pour lutter contre le chaos environnant. Mais il faut bien intervenir, agir, rassembler les éclats de ce qui est brisé. Le geste n’est pas naïf. Il ne prétend pas réparer. C’est un témoignage. Il s’agit de prendre position et, devant l’incontournable différence de l’Autre, de ne pas succomber à la fascination cynique, à l’indifférence confortable ou à la condamnation morale. Cela parce que les choses et les êtres sont beaucoup ce que l’on en pense et ce que l’on en fait.

Grâce à diverses techniques, un pont levé entre une individualité désincarnée et un compromis social

«Merde! Ce fauteuil à l’entrée de l’atelier me trouble!» – Paolo Angelosanto

Sur la scène de l’art actuel, le travail de Paolo Angelosanto constitue une véritable rencontre entre les réalités sociale et individuelle. Pendant plusieurs années, sa recherche a été orientée vers une analyse radicale centrée sur lui-même. Ce processus inhérent à son œuvre est en résonance avec le monde extérieur.

crédit photo: Ivan Binet

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Protagoniste de performances qu’il appelle «déplacements de la peinture», Angelosanto joue, dédouble, altère, manipule et restructure diverses propositions scénographiques, devenant lui-même le sujet de l’actualité représentée.

Ses interventions relèvent de la photographie, de la performance, du dessin, de la peinture, de la sculpture interactive, de la photocopie, de la vidéo et d’autres disciplines mixtes.

Au moyen d’un regard rétrospectif de sa mémoire tant actuelle qu’ancestrale, Angelosanto trace une carte, une sorte de postale contemporaine. Dans la performance Welcome (juin 2001) par exemple, lors de l’inauguration de la 49e Biennale de Venise, l’artiste s’est installé parmi les visiteurs avec une machine à fabriquer des barbes à papa. L’idée était de faire cadeau au public d’une sculpture biodégradable, une sorte d’énergie comestible pour affronter le long parcours de la biennale. Un geste de bienvenue par lequel le spectateur, du seul fait d’arriver, d’entrer et d’observer, allait ainsi créer une œuvre au moyen de ses propres souvenirs d’enfance.

D’autres œuvres de Angelosanto visent un point névralgique de la globalisation contemporaine: l’incommunicabilité. Rappelons la vidéo que l’artiste réalisa durant son séjour à la UNIDEE Citadellarte-Fondazione Pistoletto à Biella (Italie) en 2003: Ten Words for Love Difference. Dix artistes en résidence y sont invités à réciter devant la caméra dix mots dans la langue du pays d’accueil. De même, dans M’ama non m’ama (M’aime beaucoup, un peu, pas du tout), où plusieurs personnes de nationalités distinctes proches de l’artiste effeuillent une marguerite au rythme de la cantilène.

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Si historiquement le métier d’artiste fut une voie plutôt solitaire, dont les aboutissements se transposent de l’atelier à la salle d’exposition, recevant seulement à ce moment-là la rétroaction qui, selon plusieurs, contribue à l’achèvement de l’œuvre, avec Paolo Angelosanto, ce processus est un transit entre l’atelier et le musée et une forme de réflexion sur les subjectivités confrontées à son contexte. Selon ce critère, Angelosanto a conçu en 2004 Interno 12, offrant à d’autres artistes un lieu pour élaborer un projet collectif afin de les motiver à produire une œuvre. Il s’agissait, pendant une journée à chaque mois, de rendre au public le rôle de protagoniste d’une rencontre-exposition, dans un espace privé.

«J’avais maintenu une démarche centrée sur ma propre image. J’avais besoin de l’échange avec d’autres artistes. Je crois que l’art n’a aucun sens sans ouverture, sans observation de l’aspect social ou sans un pouvoir d’identification au public. Je ne suis pas galeriste, ni commissaire, ni critique, j’ai seulement pensé à un travail qui ouvrirait mon intérieur à d’autres intérieurs. Mon atelier avait douze mètres carrés, j’ai cherché douze artistes parmi des ateliers et des collectifs, je me suis fixé douze mois de travail et il y eut douze rencontres avec le public.»

crédit photo: Ivan Binet

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Ceci n’est pas nouveau dans le parcours d’Angelosanto. Rappelons un autre travail in situ présenté au Canada, intitulé Je me souviens. Le projet consistait en une performance réalisée dans le quartier Saint-Roch du centre-ville de Québec. On y expose une sculpture en ciment, deux œuvres murales et la vidéo d’un trompettiste vêtu en uniforme de style Louis XV. Cet événement faisait partie de la résidence que l’artiste effectua à LA CHAMBRE BLANCHE à Québec en août 2010. Les formes utilisées et résultant de la découpe d’un cœur en ciment furent converties en éléments sculpturaux faisant partie d’une exposition en galerie. Celle-ci comprenait également deux murales en papier de 150cm par 150cm. Elles représentaient le drapeau de l’Italie avec le texte Je me souviens et Qui a tué Pasolini. On invitait la population locale à méditer, ou à dire la première parole qui vienne à l’esprit quand on pense à l’Italie.

«Si tout objet est, d’une certaine manière, immanent au sujet cognitif, limite fatale du savoir en même temps qu’unique possibilité de connaître, que dire du langage?» écrit Octavio Paz, «Les frontières entre objet et sujet semblent floues. La parole est l’homme lui-même. Nous sommes faits de paroles. Elles sont notre unique réalité ou, au moins, l’unique témoignage de notre réalité.»

crédit photo: Ivan Binet

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Les mots se transforment ainsi en symboles des différences entre les personnes et les cultures, entre les représentations du monde et les expériences.

«Mon objectif principal est de développer de nouvelles idées et d’évoluer en tant qu’artiste, poursuivant ma recherche autant dans le champ de la performance que dans les arts visuels. Je crois possible de faire des interventions publiques en utilisant diverses formes de communication.»

Dans son projet, Je me souviens, Angelosanto cherche à établir une relation, un point de rencontre, un lien entre un aspect de son identité d’artiste italien qui se retrouve dans un pays inconnu et le travail qu’il a réalisé en Italie avant de partir. Je me souviens contient en soi tout ce dont il avait besoin pour élaborer sa pensée et les concepts surgis lors de ses premiers jours de résidence au Canada.

«Mais en quittant l’Italie, on se rend compte que peu importe l’endroit où nous allons, nous la portons à l’intérieur.» La mémoire, l’amour, la solitude, la nostalgie d’une maison à soi, de sa propre terre, la beauté du patrimoine culturel: «Je voudrais à travers cette expérience être capable d’établir une connexion entre mon art et le lieu, les relations avec le milieu, avec l’espoir de faire naître par là une collaboration synergique avec les critiques, les artistes, les organisations et les institutions.»

Ainsi la production artistique de Angelosanto est une étonnante interprétation des espaces intermédiaires entre les choses, les couleurs, les objets. Il refuse la description générale: la narration d’une histoire tient une importance secondaire dans son œuvre.

L’exposition s’avérait une chorégraphie de formes. Une série de projets, d’idées et de conceptions effectuées au long de la dernière étape acquérant une nouvelle présence.

Un cœur dont la découpe est appuyée à un mur. Un cœur qui a été traîné dans les rues de Québec. La forme de ce cœur modelé par le ciment. Le poids de ce cœur, la fragilité de cet amour. Ainsi la sculpture de mur se fusionne à la peinture. L’artiste qui expose son corps aux intempéries, traînant ce poids, atteint un langage sculptural du corps et une expansion narrative de l’œuvre. Ces œuvres se distinguent du caractère bidimensionnel de son travail sur le papier mural. Le projet se conclut par une autre performance, une œuvre issue de l’autre: Je me souviens se termine avec un Angelosanto assis sur un étrange fauteuil, où il tisse un drapeau, entrelaçant les couleurs rouge, blanche et verte. Couleurs qui confèrent aux gestes des mains une tension maximale et significative. Des paysages mentaux nous entraînent vers un onirisme romantique. L’œuvre est une matérialisation de poésie éphémère, chair et spiritualité, terrain fertile propice à l’illusion.

En Italie on appelle Garibaldinos ceux qui se lancent dans une affaire sans posséder d’infrastructures. Quittant l’Italie en partance pour le Canada, Paolo Angelosanto a voulu représenter le caractère d’un personnage de ce genre. L’idée est issue de la nécessité d’interpréter un personnage qui pourrait représenter l’Italie, qui de plus serait connu en Amérique, et qui coïnciderait avec sa manière d’être, ou qui permettrait d’établir une référence avec sa manière de faire. «Je pense régulièrement à ma manière d’agir et de procéder», dit-il, «je suis un artiste qui va faire l’impossible pour réaliser son œuvre.»

Il est arrivé au Canada en quête d’idées et d’inspiration. Il se retrouve à la place de l’Amérique latine, dédiée à Simon Bolivar, où l’on retrouve de nombreuses statues et de drapeaux en hommage à la libération de l’Amérique. Sur cette place, il y avait deux socles dépourvus de sculptures. Il s’approprie du lieu pendant une journée avec l’intention de le transformer, in situ, en véritable monument vivant, mettant en jeu son propre «Je» pour le convertir ultimement en son alter ego, comme partie d’une nouvelle subjectivité sociale et culturelle, en rébellion contre le langage. Il est sorti chercher, observer, jusqu’à trouver une place qui n’avait rien à voir avec son concept de place, un terrain vierge aménagé avec de monuments et de statues, où les drapeaux ondoyaient. Mais, selon sa manière de voir italienne, cette place n’avait rien à voir avec une place qui couramment est appelée à accueillir des êtres et non des emblèmes esthétiques. Il arrive alors à reformuler une hypothèse, une démarche, une vision du monde et pour cela il se «mimétise». Il s’ajoute la où il ne reste que des piédestaux, se met en avant-plan où il y a eu soustraction, où il manque quelque chose par l’effet de restauration ou de vol. C’est un prédicat sans sujet, parce qu’il se pose comme un garibaldino qui se superpose à la problématique de cette solitude, de cet horizon, sur une place de Québec, à des milliers de kilomètres de sa ville (Cassino? Roma?). Pareil à Garibaldi à Montevideo il y a cent cinquante ans, pour dire au monde qu’il y a un lieu sans lieu qui se trouve nulle part et partout, parce que la contemporanéité a été capable de reformuler aussi ce début et cette fin, qui est un nouveau commencement, le concept «ici», où tout retrouve son origine.

«Précisément parce que l’œuvre d’art et l’aventure se confrontent à la vie, elles sont l’une et l’autre analogues à l’ensemble même de la vie, telle qu’elle se présente dans la brève encyclopédie et le concentré de l’existence des rêves.»1

crédit photo: Ivan Binet

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Il s’agit d’un voyage réel et imaginaire de l’artiste à travers la cité et, en même temps, une invitation à se confronter avec les contradictions sociales. Une manière de dévoiler les codes qui effacent les significations, amplifiant un effet déstabilisant.

Je risque une dernière perspective: à travers son travail, Angelosanto va au-delà de la frontière entre espace personnel et collectif, reconfigurant une réalité qui dans l’art contemporain paraissait définitivement organisée, renversant ainsi cet ordre en quête de son propre langage. Alors, son défi se transforme en défi de l’art. De plus, je dis que le fait d’aller fabriquer des barbes à papa à la biennale de Venise est une douce et parfaite provocation. Cela a à voir avec l’amour, au sens le plus profond du mot.

  1. Heidegger, Martin. 2014, De l’origine de l’œuvre d’art. Paris: Éditions Rivage, 120 p.