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Préface 32

Le concept d’espace « pratiqué », élaboré par Michel de Certeau, trouve toute sa pertinence en regard de la saison 2007-2008 de LA CHAMBRE BLANCHE. C’est bien de déplacements constructifs et de renversements perceptuels dont il est question, cela dans l’espace successivement transgressé, ritualisé, fuyant, naturalisé et réactualisé au cours des cinq résidences qui s’y sont succédées, chacune exigeant une posture différente de la part des regardeurs qui «pratiquent» le lieu à travers les oeuvres.

Fnoune Taha jette un éclairage philosophique sur la démarche de Virginia Medeiros. L’oeuvre À contre-sens de l’artiste brésilienne porte sur la transgression des genres et des classes sociales. Des vidéos, tournées dans un quartier défavorisé de Salavador, présentent les parcours détournés de deux marginaux, Simone et Preta.

Jean-Pierre Guay relate le dernier voyage de Gabriela Garcia-Luna, Universos relativos, véritable rite de passage en trois temps par lequel l’artiste mexicaine apprivoise le décès de son père. Il s’agit de « suspendre le temps » pour se rendre ailleurs en traversant la réalité présente.

Avec Possible Worlds, une espèce de chantier en construction, l’artiste Erik Olofsen s’emploie à déconstruire notre perception de l’espace. Annie Hudon Laroche souligne comment l’artiste réalise des espaces toujours « fuyants », entre fiction et réalité, au moyen de mises en abîme, de dédoublements, de juxtapositions.

Dans Le banquet de Ivana Adaime Makac, des sculptures végétales sous verre sont animées par le chant des grillons: six espaces clos retournés sur la lenteur de petits mondes conjuguant la vie et la mort, convoquant « le délicieux ou l’abject ». Dans son texte, Denis Lessard rappelle le rapport des insectes avec la création.

Sébastien Hudon parcourt les Exils intérieurs de l’artiste belge Els Vanden Meersch. Dans la salle d’exposition et dans une espèce de « bunker » noir, des photographies d’intérieurs déserts, à la fois étranges et familiers, instillent une angoisse irrépressible: leur dépouillement glacial évoque la rigidité stérile du totalitarisme.

Exils intérieurs

La quatrième édition de la Manif d’art TOI/YOU: La Rencontre, qui avait lieu dans la capitale aux mois de mai et juin 2008 nous a donné la chance de nous imprégner de nombreux travaux d’artistes actuels de renom. On aura pu voir l’œuvre de Els Vanden Meersch, venue de Belgique pour une résidence à LA CHAMBRE BLANCHE. L’installation qu’elle a présentée, intitulée Intérieurs exclus, ne laissa personne indifférent.

Visite rétrospective

Dans la salle aux plafonds hauts, accompagnés par l’écho de nos propres pas, nous percevons une lueur reflétée sur le mur en face de nous. Sur la droite, une construction noire rappelle les conteneurs de transport maritime. C’est vers ce bunker antinucléaire improvisé, imposant bloc d’abime, que nous sommes d’abord attirés, entrant par la porte étroite que les plus audacieux ferment derrière eux.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

À l’intérieur, de nombreux tubes fluorescents agressent notre œil habitué à la pénombre de la salle précédente. Une lumière froide et crue se réfléchit sur les murs blancs tapissés de tirages photographiques sur papier glacé. Les couleurs vives des photographies nous interpellent et nous sommes intrigués par les sujets représentés: des lieux et des pièces d’où la présence de l’homme est exclue, créant à la fois une mise en abîme du sens et de la situation où nous nous retrouvons.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

De prime abord, les critères présidant au classement des images nous échappent. Elles sont groupées par trois ou quatre, collées directement aux murs. Ces compositions éphémères1 sont arrangées selon une stricte géométrie. Les couleurs, l’espace et les points de vue (cadrages subjectifs à hauteur d’œil) se répondent en écho, les architectures semblent construites de la même main. L’atmosphère est lourde, on y respire mal. Où sommes-nous? Impossible de le savoir, aucune indication ne nous décrit les lieux. À mesure que les images se succèdent, la claustrophobie nous envahit. On croit voir des entrepôts, des salles de décontamination. Puis, la photographie d’une photographie des rails menant au camp d’Auschwitz donne un indice sur la portée symbolique possible de ces endroits.

Dans notre imaginaire, tous ces lieux inconnus prennent alors un sens incertain. Ce sont des bunkers désaffectés, des chambres à gaz, des appartements exigus dont les régimes totalitaires ont été les instigateurs au cours du dernier siècle. Triste constat: notre mémoire défaille, n’arrive pas à se fixer sur un lieu particulier. Ils sont tous semblables et une même atmosphère y règne. Même s’il est certain que nous les voyons pour la première fois, leur disposition nous est familière et c’est comme si l’horreur et l’inconfort de ceux qui nous y ont précédés suintaient encore de leurs murs. Les suies grasses d’une histoire multiple à laquelle nous ne pouvons plus avoir accès collent à ces lieux. Une poésie suffocante en émane. Ne pouvant plus la supporter, nous sortons.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ailleurs, dans la grande salle, une série d’images projetées défilent à rythme régulier. En fondu, des photographies aux cadrages strictement identiques montrent un enchaînement de pièces désertes aux couleurs livides. Une fenêtre, toujours la même, s’ouvre sur un paysage répété à l’infini. Une fois de plus, aucune indication ne nous permet de savoir où nous nous trouvons.

Après quelques minutes, le doute s’installe: il ne s’agit ni d’un hôpital, ni d’un hôtel. Le sens nous semble absent, pourtant il est partout dans cet enchaînement. Chaque pièce y est identiquement silencieuse, ou presque, si ce n’est que le temps y a fait la peinture s’écailler, les crépis tomber, les calorifères rouiller. Aujourd’hui, les intérieurs qui furent jadis parfaitement identiques ont acquis la patine que seuls la nature et le temps savent infliger aux orgueils et aux objets de l’homme. La leçon demeure éloquente et même ironique: chaque pièce est devenue unique. La vie y a repris ses droits. Si calmes et parfaitement blanches que soient les surfaces (murs, planchers, plafonds), tout y est devenu texturé et, dirait-on selon notre sensibilité actuelle, beau. Pour peu que l’on connaisse l’auteure de cette suite, on se doutera qu’il s’agit d’un lieu symboliquement très chargé: une station balnéaire construite selon les principes d’une architecture moderniste et fonctionnaliste sous l’Allemagne nazie. Indestructible, l’édifice de la Prora sur l’île de Rügen fait trois kilomètres de long et résiste à toute tentative de démolition.

Liens obligés, les lieux de Els Vanden Meersch présentés dans cette exposition sont les vestiges des idéologies totalisantes visant à détruire le sentiment d’individualité, passant par l’épuration de toute fantaisie décorative au profit d’une standardisation implacable et moribonde des espaces où l’homme vit et travaille. Si elle constitue une invitation impérative à la souvenance, la froideur des endroits présentés par l’artiste est aussi un constat photographique des équations utopistes et de l’hygiène eugéniste de ces régimes vétustes où la raison instrumentale l’emporte sur la différence fondamentale entre les humains. En conséquence, le même être, unique, répété dans le même environnement reproduit à l’infini, réifié par la domination sidérante de l’industrie et de l’État, est mené vers une mort certaine de sa créativité. Une humanité objectivée comme une statue minérale et inerte, sa différence lavée à la chaux vive, sa différence trahie par une machine fascinante qui semble avoir pénétré toutes les sphères de sa vie jusqu’à son habitat. Et pourtant, le temps y a fait son œuvre… L’homme a naturellement et complètement déserté ce microcosme de béton le plus souvent pour aller vivre librement, en banlieue.

  1. Tout au long de sa résidence, Els Vanden Meersch a modifié la disposition et le choix des images.

Grillons en résidence

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Il se repose.
Puis il remonte sa minuscule montre.
A-t-il fini? Est-elle cassée? Il se repose encore un peu.
Il rentre chez lui et ferme sa porte.
Longtemps il tourne sa clef dans la serrure délicate.
– Jules Renard – Histoires naturelles
1

Le chant des grillons, au plus lourd de l’hiver… C’est la première chose que l’on perçoit, avant même d’entrer dans l’espace de l’installation qu’ Ivana Adaime-Makac présente à LA CHAMBRE BLANCHE. Six vivariums sont entourés d’une paire de tabourets se faisant face, en un jeu spéculaire. Ces habitacles abritent une «sculpture» faite de matériaux divers, piqués dans une base en mousse: fleurs, fruits, grignotines. Ici, c’est l’évocation d’un bouquet digne d’une nature morte hollandaise, où alternent fleurs naturelles et artificielles. Là, c’est une forêt de brocolis parsemée de cailloux en boulettes de riz. Ailleurs, c’est un carnaval tropical de fruits frais et séchés, aux couleurs plus que vives… En regardant de plus près, on constate que chaque vivarium est habité par une colonie de grillons domestiques.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Dans Le Banquet, Ivana Adaime-Makac prête une «voix» à ces insectes. Elle leur laisse le devant de la scène, comme elle l’a fait pour d’autres animaux dans des projets précédents 2. Quant au spectateur, il est placé dans le rôle du voyeur: face aux vivariums, il peut saisir son reflet et rencontrer le regard de l’autre. Avec l’Observatoire (2007), Adaime-Makac avait élaboré un dispositif similaire, l’installation prenant alors la forme d’une grande table recouverte de tuiles-miroirs. Les visiteurs pouvaient s’y asseoir afin de suivre les comportements de souris vivantes qui se déplaçaient à partir d’un cube-refuge situé à l’une des extrémités. Dans cette œuvre, la souris est en quelque sorte l’artiste, le performeur, l’animal savant de qui l’on attend des prouesses. Sur le plan formel, le cube-refuge qui servait d’habitacle aux rongeurs, lui aussi recouvert de miroirs, ressemble aux sculptures-monolithes du Banquet.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le Banquets’inscrit dans la durée. Il s’y produit une sorte de retrait de l’artiste qui orchestre une situation puis la laisse évoluer, se limitant à quelques interventions d’entretien et de sélection des débris à conserver, des éléments à remplacer. C’est en quelque sorte une œuvre à «autodéroulement»: elle suit son cours d’une manière quasi autonome, presque indépendamment de son auteure. À ce propos, l’auteure Évelyne Toussaint évoque «la mise en scène d’improvisations en vue desquelles l’artiste se contente d’offrir un dispositif» 3. «Beaucoup de temps s’écoule avant de trouver des «résultats».» 4 fait remarquer Adaime-Makac à propos de ses vidéos. Elle «cherche à montrer une certaine forme de lenteur et de répétition.» L’absence de spectaculaire est contrebalancée par le décor – les monolithes du Banquet – et, dans le cas des photographies et des vidéos, par les éclairages saturés de couleurs, souvent dramatiques, qui baignent les scènes représentées. De cette façon, souligne l’artiste, «la lumière opère comme un costume.»

Avec Le Banquet, Adaime-Makac retourne aux insectes, et plus particulièrement aux orthoptères, puisqu’elle avait déjà utilisé des dépouilles de criquets pèlerins pour Collection (Ready-dead) (2006), une installation présentée au BBB de Toulouse. Déposés sur un lit de quartz noir, les criquets préalablement ramassés sur une plage de Lybie, étaient agrémentés de paillettes et retouchés de maquillage. Cette œuvre était une préfiguration pour Le Banquet, un projet homonyme d’installation vidéo datant de 2005. Dans cette dernière œuvre, l’artiste se proposait déjà de travailler avec des criquets – vivants cette fois –, et de documenter trois phases de la destruction d’un bouquet disposé dans la cage des insectes. Pour sa part, Le Banquet présenté à LA CHAMBRE BLANCHE n’a pas donné lieu à des vidéos ou des photos autonomes. Par contre, des plans-séquences des vivariums étaient présentés la nuit sur un moniteur placé dans une des fenêtres de la galerie, afin de donner un aperçu de l’installation ayant cours à l’intérieur, tout en piquant la curiosité des passants.

Adaime-Makac explique que les constructions tridimensionnelles placées dans les vivariums s’inspirent de l’œuvre Sans titre (Structure qui mange) (1968) de Giovanni Anselmo, artiste associé au mouvement italien de l’Arte povera. Des monolithes de granit sont associés à des matières périssables (comme de la laitue) et donnent l’impression d’ingurgiter ces matières, tel que l’indique le titre de l’œuvre. Avec Le Banquet, Adaime-Makac renverse la proposition et donne ses structures à manger aux grillons, qui sont pour ainsi dire les acteurs des six installations réparties dans les vivariums.

Dans nos sociétés, les insectes incarnent généralement l’abject et la calamité, à quelques rares expressions près, comme les papillons. Autrement, ils sont pour la plupart du temps nuisibles, donc indésirables. Ils détruisent les cultures et infestent les maisons. Le commerce de l’extermination est devenu florissant et dissimule à peine son exploitation de nos peurs.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

C’est peut-être la Bible qui a stigmatisé ce rapport trouble que nous avons avec les insectes: parmi les fameuses plaies d’Égypte citées dans l’Exode et envoyées par Yahvé pour fléchir le Pharaon qui retenait captif les Israéliens, trois des dix fléaux impliquent des insectes: sauterelles, moustiques et taons.

Avec les insectes et leur taux logarithmique de reproduction, il s’en faut de peu pour que ce soit l’invasion. Qu’on soit rassurés, dans Le Banquet, les débordements sont contenus; toutes les fonctions vitales se déroulent à l’intérieur, entre les quatre parois de verre.

Les enfants sont particulièrement sensibles à toutes les formes de vie animale. Ils ne paraissent pas rebutés par les insectes. Parfois, même, ils rapportent à la maison des trouvailles qui déconcertent leurs parents. Chez les adultes, ce sentiment paraît plus ou moins exclu, voire même étouffé. On dirait que plus tard dans la vie, les insectes n’intéressent que les scientifiques… Avec la résidence d’Adaime-Makac, ces créatures sont ramenées dans l’espace de l’art.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Dans les animaleries, on vend des tarentules, des lézards, des grenouilles… des grillons aussi, mais c’est pour servir de nourriture aux animaux qui les précèdent dans la chaîne alimentaire. De plus, leur espace de vie est somme toute assez rudimentaire. C’est à peine s’ils ont quelques cartons d’œufs pour se cacher dans leur vivarium autrement vide. Avec Le Banquet, Adaime-Makac rompt ce cycle et célèbre les humbles créatures que sont les grillons. Elle les laisse vivre, festoyer, copuler et mourir.

Des insectes dans l’art contemporain

Depuis quelques décennies, des artistes font «travailler» les insectes: ils introduisent dans leur environnement des objets et des matériaux que ceux-ci finissent par transformer.

Je viens de découvrir l’œuvre du Français Hubert Duprat citée au passage dans un précédent texte, en rapport avec le travail d’Ivana Adaime-Makac.5 Au cœur d’une production lancée dans toutes les directions, Duprat a transformé des larves aquatiques de trichoptères en véritables orfèvres, fournissant à ces insectes des paillettes d’or, des perles, ainsi que des pierres précieuses et semi-précieuses pour construire leur fourreau protecteur habituellement composé d’humbles brindilles et de grains de sable.6 La Canadienne Aganetha Dyck dépose des objets dans des ruches d’abeilles, objets auxquels les insectes appliquent de la cire et sur lesquels ils commencent à édifier leurs alvéoles. Les objets issus du quotidien sont retirés à divers stades de recouvrement et réunis pour former des installations.7

Dans ces cas, toutefois, les artistes s’approprient les «productions» des insectes qui finissent par s’absenter de l’œuvre pour ne laisser que des objets, des traces, alors que dans l’installation d’Adaime-Makac, non seulement ils en demeurent les acteurs principaux, mais encore, ils en composent le contenu et le «donné à voir» intrinsèques. Les grillons vivent et meurent dans l’installation qui constitue leur habitacle fermé. Ils s’en nourrissent et l’altèrent, ils y laissent leurs déjections et leurs dépouilles.

Les grillons dans la littérature et la musique

Lorsque j’ai su qu’Ivana Adaime-Makac allait travailler avec des grillons, il m’est tout de suite venu à l’esprit le conte de Charles Dickens intitulé Le grillon du foyer: «[Le grillon] a inspiré de nombreux contes et récits. Il était jadis considéré comme un familier, voire comme un porte-bonheur[…].»8 Dans son journal, Henry David Thoreau (1817-1862) mentionne fréquemment les grillons et leur chant, dont il analyse en détail les modalités. Il salue leur retour saisonnier et s’émerveille de les entendre encore lorsque l’automne est avancé. Il les observe en train de forer un champignon ou une pomme, alors qu’ils disparaissent presque complètement dans l’objet dont ils se nourrissent. Adolescent, j’avais lu les Histoires naturelles de Jules Renard publiées en 1896. Plus tard, j’ai découvert que cinq d’entre elles – incluant Le grillon – avaient été mises en musique par Maurice Ravel. Le grillon lui apparaissait «comme une créature fantastique, à mi-chemin entre l’être humain et la machine, avec laquelle le compositeur fut peut-être le premier à s’identifier.»9

Car malgré la grande différence d’échelle qui nous sépare des grillons, nous ne pouvons faire autrement que d’éprouver pour eux de l’empathie; nous nous associons à leur fragilité. Lorsque les images d’insectes et d’animaux sont agrandies par l’artiste en photographie et en vidéo, le sens bascule: sous les éclairages saturés de couleur, les fonctions vitales se trouvent dramatisées, esthétisées.

Avec Le Banquet, Ivana Adaime Makac crée une suspension dynamique et porteuse de sens, quelque part entre l’abject et le délicieux. Plaisir pour les yeux, les sculptures éphémères élèvent notre regard et proposent une beauté précaire, vouée à la transformation. Tout en bas, les grillons vivent et meurent, il s’agitent et s’affairent, gravissent les monolithes, traversant volontiers du côté de l’art qui forme leur habitat.

  1. Renard, Jules. 2010, Histoires naturelles. Paris: Presses universitaires de France, 91 p.
  2. Je pense notamment à la série de photographies argentiques infrarouges d’Ivana Adaime-Makac intitulée Bestiaire (2004), qui met en scène des insectes au milieu d’éléments naturels et artificiels (fleurs, animaux empaillés), à ses vidéos Dormeur n° 1 (2005) et Limites n° 2, qui documentent respectivement les comportements de criquets et de souris, ainsi qu’à son installation vidéo Zophobas morios (2007), qui montre des images de larves de coléoptères en mouvement.
  3. Toussaint, Évelyne, «Les mondes éthologiques et esthétiques d’Ivana Adaime-Makac». 2007, dans Flux-2: Parcours d’art contemporain en vallée du lot . Arles: Éditions maison des arts Georges-Pompidou, p. 7.
  4. Tous les commentaires de l’artiste cités ici proviennent d’un texte de démarche inédit de 2008.
  5. Toussaint, Évelyne, art. cit.
  6. Fréchuret, Maurice, Roland Recht et Stephen Bann. 1998, Hubert Duprat. Antibes, Genève, Limoges: Édition du Musée Picasso, 132 p.
  7. Voir notamment Madill, Shirley, Bruce Grenville, Joan Borsa, Sigrid Dahle et Gilles Hebert. 1995, Aganetha Dyck. Winnipeg: Éditions de la Winnipeg Art Gallery, 64 p.
  8. Ivinec, Yann. 2006, The Cricket on the Hearth/Le grillon du foyer. Traduction by Francis Ledoux. Paris: Gallimard, pp. 11-12. La préface d’Ivinec comporte plusieurs autres références musicales et littéraires aux petits orthoptères.
  9. Uwe Kraemer, notes de programme, enregistrement des Histoires naturelles de Ravel avec Gérard Souzay et Dalton Baldwin, sur étiquette Philips. [Notre traduction]

Possible Worlds

Dans nos esprits des espaces se croisent. Notre vision du monde se teinte des espaces construits, des lieux que nous habitons mais également des espaces fictifs: images et représentations de toutes sortes. Les frontières et les polarités que nous dressions jadis pour baliser notre vision du monde s’estompent nous permettant d’entrevoir les espaces fuyants qui le façonne. Des espaces ouverts ou possibles, pour paraphraser le titre de la résidence d’Erik Olofsen, Possible Worlds, se dessinent alors. C’est ainsi que ce dernier a profité de son passage à LA CHAMBRE BLANCHE pour faire de la salle d’exposition un véritable laboratoire créatif en misant sur le temps pour mieux désarticuler le lieu, nous révélant par le fait même la dynamique spatiale qui l’anime.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le travail effectué par Erik Olofsen fait d’abord penser à une mise en chantier dont l’issue serait laissée délibérément indéterminée. L’artiste s’est donc emparé du lieu d’exposition pour se livrer à un work in progress. Cette manière d’appréhender l’espace rappelle le concept de Michel de Certeau selon lequel «l’espace est un lieu pratiqué.»1 La mobilité, les déplacements, créés par le biais des différentes actions que pose l’artiste dans le lieu durant la résidence, engendrent la construction de l’espace. Un lieu fixe et stable se transforme alors en un espace mouvant, inscrivant l’oeuvre dans un entre deux riche de potentialités. Cette dynamique spatiale est rendue possible grâce à un jeu de structures, à l’aspect faussement bancal, qui se présentaient dans l’espace tels des vecteurs. Au cours du processus de création des murets surgirent dans l’espace, des assemblages de bois, certains prenant l’aspect de maquettes ou de tablettes, furent accrochés aux murs ou déposés à même le sol. Le tout était amalgamé à une profusion d’images affichées aux murs ou jetées pêle-mêle au sol.

crédit photo: Ivan Binet

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Et si l’artiste disloque ainsi le lieu d’exposition, c’est pour mieux troubler le regard que le récepteur pose sur lui. Critique de l’omniprésence de l’image dans notre appréhension de l’espace, Erik Olofsen poursuit le travail qu’il avait entamé de manière poétique avec Mental Pollution présenté en 2007, pour amorcer cette fois-ci une recherche effective sur l’appréhension de l’espace. Ainsi, l’espace mis en branle par Erik Olofsen se présente avant tout comme un espace sensible aussi précis qu’ambiguë, dans lequel les différents éléments sont mis en interrelation, se faisant échos les uns les autres, tout en répondant à certaines caractéristiques du lieu initial (l’angle d’une fenêtre, la luminosité, etc.). De ces interrelations prend forme l’œuvre, surgit sa complexité. Avec Possible Worlds, Erik Olofsen met en évidence certains de nos mécanismes cognitifs, non pas en usant du leurre ou du charme de l’illusion, mais bien en présentant simultanément différentes temporalités et spatialités créant des décalages perceptuels. Une expérience de déconstruction qui rend compte de la complexité de notre perception.

Le dédoublement et la mise en abîme sont deux procédés auxquels a principalement recours Erik Olofsen pour ébranler notre regard. Dès l’entrée dans l’espace de Possible Worlds le ton est donné. L’envers d’une grande structure maintenu par un assemblage de bois qui semble pour le moins incongru, voire précaire. Cet assemblage sera repris plus loin dans l’espace par une photographie le représentant. Il suffit de balayer la pièce du regard pour apercevoir un autre type de dédoublement puisque des photographies tirées à l’échelle, représentant des étagères, côtoient leurs homologues effectifs sur un mur. Ainsi, pour peu que le récepteur soit observateur et curieux, il aura tôt fait de se laisser prendre au jeu et de rechercher des combinaisons et des correspondances possibles entre les éléments bidimensionnels et tridimensionnels présents dans l’espace. Ces jeux de passages entre l’espace fictif et l’espace effectif, parfois vertigineux, sont soulignés par l’utilisation de la mise en abîme. Un assemblage composé de petits bouts de bois et d’élastiques multicolores, par exemple, se retrouve à la fois dans l’espace effectif, dans une photographie et dans une autre photographie représentant un assemblage similaire, au côté d’une photographie représentant l’assemblage. Les espaces effectifs, fictifs et imaginaires s’imbriquent ici au sein de la perception. Le regard est ainsi troublé par la juxtaposition et la répétition d’éléments similaires dans l’espace mais également par la présence de photographies qui renvoie à différents moments du processus créatif. Une mémoire vive est dès lors créée au sein même de l’espace en mutation. Une mémoire qui s’élabore à partir de la documentation du processus qui est exposé sans délais dans l’espace. Le passé, le présent et le futur de l’œuvre sont donc présentés simultanément, les photographies antérieures de l’espace étant exposées lors de l’expérimentation du récepteur, laissant deviner l’avenir ou du moins le processus de captation que subira l’espace dans lequel ce dernier se trouve. C’est ainsi que le récepteur est constamment amené à réévaluer l’espace qu’il expérimente en le confrontant aux photographies exposées et aux différents points de vue qu’il occupe dans l’espace. Ce faisant, il se crée une certaine mise à distance par rapport à la perception initiale, ce qui permet l’émergence d’un regard critique.

crédit photo: Ivan Binet

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Possible Worlds se révèle donc être un espace réflexif qui permet de délaisser la vision fixe, stable et univoque des regards fonctionnels sur le monde, pour prendre conscience et expérimenter des espaces fuyants. Des espaces qui, comme nous l’avons vus, s’activent notamment en faisant l’expérience de la durée ainsi que de la mobilité qu’elle soit effective ou cognitive. L’usage de stratégies artistiques (ici le dédoublement, la juxtaposition, et la mise en abîme) permettent d’activer de tels espaces et de voir poindre toute la richesse et la complexité des mondes.

  1. Certeau, Michel de. 1980, L’invention du quotidien, Arts de faire tI. Paris: Éditions Gallimard, p. 172.

Universos relativos: le dernier voyage, en trois temps

crédit photo: Ivan Binet

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«Il nous faut témoigner avec grandeur de notre perte.»1

Peu de temps avant sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, Gabriela Garcia-Luna perdait son père atteint d’une maladie incurable. La découverte, chez son père médecin, d’un homme diminué, et présentant une vulnérabilité qu’elle ne lui connaissait pas, est à la source du projet Universos relativos. Ce fut, en quelque sorte, le chemin de Garcia-Luna. Universos relativos fut d’abord présenté sous la forme d’une exposition photographique, du vivant de son père, à Mexico en 2006, puis en installation à LA CHAMBRE BLANCHE à la fin de 2007. Devant l’inéluctable mort à venir, elle s’est engagée dans une création artistique centrée sur le temps et la mémoire. Le philosophe Alexis Klimov écrivait: «Créer, c’est passer par la mort.»2

Concernant son projet, Gabriela Garcia-Luna écrit: «Alors que je vais, demeurant avec le temps de la sensation inexplicable d’une perte annoncée, je vais en construisant un temps dans le concept, pour explorer d’autres ordres, d’autres changements de l’expérience et de la mémoire; illuminations dans le encore de sa présence et dans l’absence à venir.»3

«Universos relativos se veut la mémoire de l’expérience vécue par l’artiste au chevet de son père.…Avec sa résidence, Gabriela Garcia-Luna tente d’illuminer le temps en trois phases: l’existence (celle écourtée de son père), sensoriel (où l’expérience et les sensations sont intensifiées par la prise de conscience du temps de l’existence) et finalement, conceptuel (alternatif, vaste et intemporel, marqué par les pensées).»4

Bleu: le temps de l’existence

Quand on accède à la salle d’exposition, on est frappé par la couleur bleue, un effet provoqué par la présence de neuf grandes photos dont trois sont suspendues devant soi, les six autres étant regroupées en double rangée sur le mur de droite.

L’impression initiale s’étant atténuée, on constate sur notre gauche un texte imprimé au mur, au pied duquel un atlas est ouvert sur une carte du ciel. Le texte tiré de L’Atlas de notre temps dit notamment: «Toutes ces étoiles voyagent ensemble à travers l’espace: formant une famille errante ou un groupe de soleils, lesquelles eurent probablement une origine commune.»5

Il faut comprendre que ces images sont les négatifs agrandis de photos que l’artiste a prises des nombreux petits points rouges sur la peau de son père, symptomatiques de sa maladie mortelle. L’artiste n’avait dorénavant d’autre choix que celui de trouver un nouvel univers pour accepter cette fatalité. De l’infiniment petit de ces points, non seulement elle ferait la métaphore de l’infiniment grand de l’univers que suggèrent ses photos, mais également de la relative importance de la vie. Incidemment, le bleu qui se révèle sur les négatifs est aussi le symbole de l’infini, d’où est issue la vie. Au-delà de cette zone bleue, on en constate une autre où le rouge domine.

Rouge: le temps sensoriel

Un long tissu couleur de sang relie les objets évoquant ce qu’on peut imaginer de la vie de son père, mais aussi l’espoir que le temps se suspende, se dépose, face à l’incertitude de la maladie. Un fauteuil rouge est placé au centre de l’espace, à gauche, une petite table de chevet et à droite, un écran posé sur un socle est bordé par le même tissu.

Sur la table de chevet, l’artiste a ouvert une petite mallette de voyage qui contient trois lettres. Trois récits de voyage que son père avait jadis adressés à sa mère. Une de ces lettres traite d’un voyage lointain dans un Mexique miné par la pauvreté. Inachevée, elle a soulevé beaucoup d’émotions chez l’artiste. À nouveau, il fallait suspendre le temps pour apprivoiser l’incertitude. Toutefois, le temps ne s’arrêtera pas.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Sur l’écran, une image en apparence fixe: les branches d’un arbre. Au bout d’une branche, une feuille d’érable, une seule qui persiste, également rouge. Son tremblement s’accentue face au vent qui s’entête. Puis, soudainement, en une fraction de seconde, elle cède, se décroche et s’envole. L’image change et c’est une pelle mécanique qui d’un coup sec et brutal fracasse la table de chevet. La déchirure, la perte, la mort.

Peu de personnes ont pu observer l’intervention majeure qu’a réalisée l’artiste la veille de son départ. En peignant en rouge vif la totalité du mur de cette section, l’artiste a souhaité en marquer davantage la charge émotive. En contraste avec la section bleue qui la précède, l’effet est saisissant à tous points de vue.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Blanc: le temps conceptuel

Il est ici question de la dualité présence/absence dans un temps qui s’est enfin suspendu. Une chaise blanche aux formes accueillantes en témoigne. On peut s’y asseoir et laisser errer ses pensées, inspiré par les objets en suspension.

Placée en angle avec le mur, une petite table de chevet blanche au tiroir ouvert évoque celle de la vidéo. Sur le mur adjacent, une série d’objets hétéroclite semblent jaillir du tiroir et s’envoler par la façon dont ils y sont disposés. Ces objets, comme tout les autres, rappellent le père de l’artiste. Ils évoquent en quelque sorte divers aspects de sa personnalité, témoignent de la relation passée et de ce qui en constituera la mémoire. Les objets suspenduent au centre de la pièce, globalement en mouvement vers le haut, symbolise l’envol vers le ciel. Ce mouvement est accentué par l’utilisation de fil à translucide qui donne l’effet de rayon lumineux.

Au mur principal, les quatre fenêtres ont été transformées en alcôves lumineuses. Au cœur de ces alcôves, quatre cages à oiseau illustre la dualité présence/absence. Dans de nombreuses représentations, l’âme quittant le corps est symbolisée par l’oiseau. L’artiste ajoutera, dans une entrevue à LA CHAMBRE BLANCHE6 que son père adorait les oiseaux.

Tout au long de cette installation, on peut percevoir deux trames sonores. La première a été créée spécifiquement pour ce projet par une artiste mexicaine, Diana Andueza. La seconde, réalisée par Garcia-Luna, est diffusé aux quatre coins de l’installation. Il s’agit du bruit des gouttes de sang tombant symboliquement au sol. La combinaison des deux évoque le corps et l’âme du père disparu.

En entrevue à CKRL,7 Gabriela Garcia-Luna soulignait qu’elle avait, pour une première fois, fait appel à des gens pour participer à son projet. Elle a dressé une liste de 57 objets comprenant des choses aussi disparates qu’un étui à lunettes ou un stylo Bic, un chapelet et un bonbon au caramel. Elle a fait appel à une dizaine de personnes avec qui elle s’était liée d’amitié pendant sa résidence. Ils ont participé à ce qu’elle a nommé un rituel de substitution et de partage.

Le dernier voyage

On évoque souvent la mort comme étant le dernier voyage. L’installation de Gabriela Garcia-Luna y fait écho. La notion de voyage est présente dans les trois espaces: les étoiles qui voyagent (bleu), la mallette et les lettres de voyage (rouge) et à la fin de l’espace blanc, en guise de conclusion, une vidéo inspirée de ses promenades en automobile avec son père. Comme si, porté par la poésie, le voyage humain ne se terminera jamais.

La poésie appelle la poésie. Celle de Roland Giguère évoquera le souvenir d’Universos relativos, une installation de Gabriela Garcia-Luna qui a su atteindre à la fois l’universalité et la fragilité de nos vies.

«je connais aussi une étoile saignante
dans son étau bleu
dont les reflets de douleur m’éclaboussent
chaque fois que le jour meurt.»8

  1. Beausoleil, Claude, «Le Grand Hôtel des Étrangers» dans Graveline, Pierre. 2007, Les cents plus beaux poèmes québécois. Montréal: Éditions Fides, p.24.
  2. Klimov, Alexis. 1985, De l’abîme. Québec: Éditions du Beffroi, p. 42.
  3. Gabriela Garcia-Luna, «Constellations/ blue», Dossier technique de «Universos relativos», Mexico, 2005.
  4. Lévesque, Maude. 2007, «Universos relativos», Communiqué de presse, Québec: LA CHAMBRE BLANCHE.
  5. Debenham, Frank. 1964, L’Atlas de notre temps: Du centre de la Terre aux limites lointaines de l’espace. Édition espagnol préparé par Francisco Vázquez Maure, Madrid: Éditions de la Sélection Reader’s Digest, p.118.
  6. LA CHAMBRE BLANCHE[en ligne]. http://www.chambreblanche.qc.ca/fr/event_detail.asp?cleLangue=1&cleProgType=1&cleProg=205659113&CurrentPer=File (page consultée le 16 décembre 2007).
  7. CKRL, Entrevue à l’Aérospatial avec Jean-Pierre Guay et Richard Ste-Marie [en ligne].
    http://www.richardstemarie.net/radiomemoire.org/artsvisuels/Gabriella_Garcia_Luna.html (émission du 5 décembre 2007).
  8. Giguère, Roland. 1988, Forêt vierge folle. Montréal: Éditions Typo Poésie, p. 118.

À contre-sens

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

«Venez, entrez dans le cercle, nous allons nous pousser pour vous faire place. Nous vous attendions. Si de lui nous n’avions gardé qu’une parole, qu’une évidence, ce serait celle-là qui lui était si familière, si nécessaire, qui disait sa plus intime conviction; il faut toujours «faire place à l’autre.»»1

Virginia de Medeiros née en 1973 à Feira de Santana, est une artiste brésilienne présentant à LA CHAMBRE BLANCHE une exposition constituée d’œuvres vidéo. Cette exposition résulte de son séjour à Québec et de son travail in situ. Titulaire d’une maîtrise en arts visuels, elle décide par la suite de continuer à mener ses propres expérimentations artistiques. Avant d’explorer pleinement le médium de la vidéo, elle s’intéresse tout d’abord à la peinture puis la photographie dont est issue la série intitulée Femmes pré-moulées (1995). Cette série annoncera de manière déterminante ses futures préoccupations telles que la relation au corps et à l’autre et la position sociale de la femme. Le questionnement émanant de sa résidence à Québec se construit autour de la notion de «faille». Le mot «faille» fait à présent partie de notre langage courant, il définit les éléments perturbateurs qui ne s’insèrent pas dans l’ordre conventionnel. Toutefois, l’artiste a souhaité revenir au plus près du sens étymologique de ce terme. «Faille» appartient au lexique géologique et définit «Un plan ou une zone de rupture le long duquel la déformation est cisaillante. Ce plan divise un volume rocheux en deux compartiments qui ont glissé l’un par rapport à l’autre[…] Les failles actives sont responsables des tremblements de terre.»2

Cette définition géologique prend tout son sens au sein du travail de l’artiste, dans la mesure où elle analyse les différences et les similitudes qu’entretiennent la ville de Québec et celle de Salvador, au Brésil. Comme Salvador, Québec est construite sur deux plans, une basse-ville et une haute-ville.

Cette séparation, dans un premier temps urbaine révèle les écarts sociaux ainsi que les préjugés qui se sont installés au fil des années. Ces deux villes très éloignées, tant d’un point de vue géographique que culturel, se retrouvent à présent juxtaposées par le biais d’un regard qui ne se veut pas simplement. En effet, il ne s’agit pas de constater qu’une partie de la population plus aisée se situe en haute ville et qu’une autre plus démunie en basse-ville, mais au contraire de s’infiltrer dans ces deux villes au cœur même de la faille.

Dans un premier temps, la «faille» selon Virginia de Medeiros et sa collaboratrice Silvana Oliviéri (urbaniste) ce sont les marginaux. Ceux que la société considère comme des exclus, car ils ont choisi de ne pas faire partie intégrante du système. À Salvador, c’est l’histoire de Simone, un travesti et de Mae Preta que l’artiste nous conte. À Québec, Virginia décide de suivre les itinérants du quartier Saint- Roch en basse-ville. Malgré des univers distincts, l’artiste procède de la même manière en suivant dans une quête acharnée, des individus qui introduisent les spectateurs dans une tout autre réalité.

Lorsque le public pénètre dans la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE, il est rapidement interpellé par la projection du film Gardienne de la fontaine datant de 2007. Au cours de cette vidéo, on observe un jeune travesti brésilien, Simone, expliquant de vive voix sa «reconversion» grâce à l’amour de Dieu. Il raconte à Virginia comment à la suite d’une overdose de crack, il est passé de son statut de travesti à celui d’homme de foi, prêchant à qui veut l’entendre, son expiation ainsi que sa nouvelle vie. Dans une sorte de délire mystique, partagé notamment par l’artiste, Virginia le suit dans son état de femme et de nouvel homme. On comprend vite que le personnage de Simone est solitaire, rejeté par ceux qui l’entourent. Cette solitude est en outre décuplée par les procédés filmiques mis en œuvre par l’artiste. Elle se place souvent en arrière de ce personnage et n’intervient dans le champ de la caméra que très rarement. Tel un anthropologue, elle tente de maintenir une distance objective avec son objet de recherche. Néanmoins, c’est également par cette distance constante que le spectateur comprend que ce qu’il observe au travers de la caméra est avant tout un regard. Une vision qui, à terme, s’avère être l’amorce d’un questionnement non tributaire d’une quelconque forme de déterminisme.

Comment être femme? Simone est-elle le miroir brisé de cette «féminitude»? Le corps en tant que représentation permet à l’artiste d’amener le spectateur à une réflexion profonde sur sa propre position au sein du tissu social et sa relation à l’altérité. Le travail de Virginia de Medeiros et de Silvana Oliviéri se veut transgressif. Il montre l’appropriation des codes sociaux par un individu et comment le détournement qu’il opère se révèle être problématique. Ce travesti brouille sans cesse par son genre «instable» les caractéristiques rattachées au féminin et au masculin. Plusieurs auteurs ont insisté sur le fait que la féminité ou la masculinité ne sont pas des conceptions qui peuvent se relier à la nature. La féminité est un genre, c’est-à-dire une construction psychologique et physique.

Selon Judith Butler, figure marquante de la théorie Queer et des Gender Studies, «Dire que le genre procède du «faire» qu’il est une sorte de «pratique» [a doing], c’est seulement dire qu’il n’est ni immobilisé dans le temps, ni donné d’avance ; c’est indiquer également qu’il s’accomplit sans cesse, même si la forme qu’il revêt lui donne une apparence de naturel pré-ordonné et déterminé par une loi structurelle. Si le genre est «fait», «construit», en fonction de certaines normes, ces normes mêmes sont celles qu’il incarne et qui le rendent socialement intelligible.»3

Par ailleurs, Virginia de Medeiros et Silvana Oliviéri perçoivent l’identité non pas comme un élément fixe, mais comme allant à la rencontre de tensions perpétuelles. C’est par le prisme de ces différences qu’un individu peut remettre en cause son essence. L’artiste brésilienne «sublime» ces différences qui deviennent, de fait, un véritable matériel artistique. Accepter l’altérité pour cette artiste, c’est aussi accueillir l’idée d’un bouleversement intérieur pour chacun d’entre nous. La différence selon elle est un «agent de transformation.»

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La gardienne de la fontaine n’est pas seulement l’histoire de Simone, mais aussi celle de Mae Preta, une femme âgée racontant son vécu difficile au Salvador. Sa demeure ayant brûlé, elle doit chercher à présent une nouvelle habitation malgré sa précaire condition financière. Comme Simone, Mae Preta doit quitter et redéfinir ce qui la construisait en tant que personne. Que ce soit au travers de problématiques identitaires ou de localisations urbanistiques, les personnages de cette œuvre vidéo réinventent leurs rapports à la ville. Simone, par exemple, s’occupe chaque jour d’une fontaine abandonnée avec beaucoup de soins. Réunir et brûler les déchets, nettoyer le bassin de cette fontaine, devient presque un rite païen. À Québec, les vidéos présentées au sein de l’exposition montrent de quelle manière les itinérants du quartier Saint-Roch s’approprient certains lieux.

La démarche artistique de Virginia révèle une influence omniprésente, celle de Michel de Certeau et de son ouvrage L’invention du quotidien4. L’artiste a nourri sa réflexion à partir de deux concepts marquants émanant de cet ouvrage fondamental publié en 1980. En définissant notre rapport à la ville et au quartier, Michel de Certeau fait émerger les définitions de stratégie et de tactique. La stratégie est la pensée du pouvoir qui tente de déterminer dans une relation sujet/objet la position du sujet. La stratégie souhaite parvenir à accumuler un nombre considérable de biens afin de les transformer en profits. Alors que la tactique représente les manières de vivre des habitants, par exemple, aller au marché, boire son café chaque jour dans le même établissement. Dès lors, grâce à la tactique, le sujet/habitant va pouvoir poétiser son rapport à son environnement direct, il réinvente jour après jour son quotidien. La tactique devient alors cet «art de faire» qui va se servir des failles du système dominant afin de se réinventer.

Cependant, la tactique ne permet pas de se libérer tout à fait de ce système. Elle donne avant tout la possibilité d’opérer une distance vis-à-vis de lui. La tactique peut aussi se constituer en tant que marge où les altérités insufflent dans la ville des manières de vivre autres. Néanmoins pour observer ces modifications délicates, il a fallu à l’artiste une véritable implication auprès des personnes filmées.

Virginia de Medeiros est partie à la recherche de témoignages d’habitants sur leur quotidien et la «revitalisation» du quartier Saint-Roch.

Ces instants de vie que l’artiste partage avec ces êtres représentent des expériences, des fréquences émotionnelles qui la bouleversent tout autant. La «faille» peut induire une vibration créative. La position de cette artiste devient alors très fragile, car la rencontre avec l’autre se transforme en une nécessité. Les œuvres vidéo présentées à LA CHAMBRE BLANCHE incarnent donc cette possibilité d’envisager notre environnement autrement fait que de cloisons identitaires que l’on considère parfois à tort comme infranchissables.

  1. Giard, Luce et Michel de Certeau.1980, L’invention du quotidien: Arts de faire tI. Paris: Éditions UGE, pp.33-34.
  2. Wikipedia [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/Faille (page consultée le 11 novembre 2007).
  3. Extrait de la conférence intitulée Faire et défaire le genre (Undoing gender) de Judith Butler, Professeur à l’Université de Californie Berkeley, donnée le 25 mai 2004 à l’Université de Paris X-Nanterre, dans le cadre du CREART (Centre de Recherche sur l’Art) et de l’école Doctorale «Connaissance et Culture».
  4. Certeau, Michel de, Luce Giard et Pierre Mayol. 1980, L’invention du quotidien: Arts de faire tI et Habiter, cusiner tII. Paris: Éditions Gallimard. 416 p.