L’année 2017-2018 a été foisonnante pour LA CHAMBRE BLANCHE. Dans ce bulletin, l’auteure Anne-Sophie Blanchet nous fait découvrir l’univers des artistes qui furent de passage dans notre centre. En septembre 2017, elle a rencontré Marco Casella qui a travaillé sur la constitution d’un paysage à entendre, à voir et à imaginer. Lors de ses déplacements aux quatre coins de la ville de Québec, l’artiste a traduit les lieux visités en sons afin de synthétiser l’espace urbain. Quelic Berga a pour sa part transformé la galerie en laboratoire de recherche. Il a œuvré à l’élaboration d’un logiciel de montage filmique rhizomatique à partir de diverses données réelles. On retrouve un intérêt similaire pour les données et l’art numérique dans le travail d’Owen Chapman et Peter Sinclair. Ces deux artistes ont uni leur potentiel autour de la création d’un projet axé sur la mobilité en milieu urbain. En collaboration avec le projet Futur DiverCities de Seconde Nature, un partenariat entre l’Europe et le Québec, ils ont conçu des avatars inspirés des déplacements dans la ville des divers participants. Pendant le Mois Multi, l’artiste Pavitra Wickramasinghe a produit une installation remémorant la mer. Elle a froissé, plié et coupé du papier par diverses méthodes. L’accumulation des objets de papier dans la galerie rappelle le mouvement des vagues. L’année s’est terminée sur l’installation de l’artiste engagé Pan Wang lors d’un échange entre le Québec et la Chine. Il a exposé dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE les artefacts d’une performance filmée sur la terrasse Dufferin. Par sa présence dans ce lieu emblématique et touristique de la ville de Québec, il a voulu souligner l’impossibilité de poser de tels gestes dans son pays.
Archives de l’auteur : Geneviève Gasse
Not Wild, But Still Life
À l’automne 2014, l’artiste Nancy Samara Guzmán Fernández, accompagnée de son coéquipier Rodrigo Frías Becerra, amorçait une résidence de recherche portant sur le système bureaucratique de la ville de Québec. L’Édifice Marie-Guyard sur Grande Allée, soit la tour de bureaux la plus élevée de la ville, fut le lieu de leur prospection. Abritant différents ministères (Ministère de l’Éducation, du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques) cet immense gratte-ciel qui surplombe la colline Parlementaire est un lieu où chaque jour différentes strates de la vie politique évoluent. Dans son exposition Not Wild, But Still Life, Samara invite le regardeur à la découverte de cette architecture administrative par le biais d’une interprétation personnelle de notre appareil diplomatique.
Le travail de Samara interroge la place qu’occupe l’individu dans le système politique. Un travail qui s’articule non seulement dans la ville de Québec, lieu de production de sa résidence de recherche à LA CHAMBRE BLANCHE, mais aussi dans sa ville natale Mexico. Dans sa tentative d’articuler une réflexion sur la bureaucratie de divers pays et d’en faire une configuration, le résultat de son travail au Québec est empreint d’une ambiance onirique étrange ou subsiste une note de tristesse. Cette impression de mélancolie provient de la désolation de Samara face à une affaire ayant eu lieu au Mexique en septembre 2014: elle laisse planer dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, le deuil et la peine qu’elle ressent face à la disparition de 43 étudiants de son pays et du détachement du gouvernement dans la situation. La recherche qu’elle a entreprise dans l’Édifice Marie-Guyard la nuit, prend la forme d’une performance à l’intérieur de laquelle elle rend hommage aux étudiants disparus. Elle nous indique, par la noirceur dans laquelle elle nous plonge, l’absentéisme du système judiciaire et le manque d’intérêt du gouvernement dans l’évolution des dossiers. Simultanément, elle capture différents symboles et images présentant le parcours de son expérience à l’intérieur de notre bureaucratie.
Dans un premier temps, ce que son immersion dans notre réalité politique révèle, n’est pas uniquement son organisation rationnelle, mais aussi la façon dont on ordonne la vie humaine de manière à rendre «habitables» nos établissements. Samara traduit la fragilisation du mécanisme étatique par l’intégration du «vivant» à son projet: Not Wild, But Still Life. La bureaucratie, cette fraction inhérente du dispositif gouvernementale, est un lieu d’organisation de la société, un endroit de traduction de l’existence en document, en chiffre et en mot. Le «vivant» devient apparent dans son exposition par le déploiement d’un écosystème particulier qui s’anime dans une ambiance décalée: des représentations de plantes décorent l’environnement et donnent vie à un lieu de travail fonctionnel, la photocopie en noir et blanc d’une horloge semble arrêter le temps comme un rêve suspendu, les stores verticaux reflètent les néons la nuit et créent des ombres ou l’on imagine des êtres enfermés dans des cubicules. Cet état sauvage dénaturé par le contexte dans lequel il se trouve, nous interroge sur la place de la bureaucratie et de l’impact de son fonctionnalisme sur l’existence. Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, remodelée en un bureau réinventé, le stéréotype du fonctionnaire robotisé se transforme en une vision troublante par la dualité entre la nature sauvage représentée et l’automatisation d’un système complexe construit. Des failles, des effritements, s’immiscent dans la structure en place, la questionne, la fragilise.
La symbolisation de la bureaucratie dans l’œuvre de Samara porte à réfléchir sur les méthodes de gouvernance et l’orientation du dispositif ministériel dédié à l’édification de lieux affectés à l’organisation de la société. Elle poursuit la réflexion sur l’application de législation servant à gérer l’existence humaine (les lois et les normes) ainsi que sur l’exploitation de systèmes technologiques et médiatiques (télévisions, radios, internet) qui sont désormais intégrés à nos vies privées, à nos habitats et à nos loisirs. Michel Foucault nomme cet exercice du pouvoir sur le citoyen, le biopouvoir. Ce glissement du gouvernement dans la réalité s’installe dans des structures «bureaucratiques» qui servent à quantifier, qualifier, gérer et capturer les caractérisations d’un peuple afin de faciliter sa gouvernance, mais aussi de le laisser dans l’ignorance dû à la complexité administrative. Selon Samara, le système politique semble sécuriser le peuple, toutefois il le maintient dans un monde réglementaire lourd et difficilement accessible au citoyen. Le dispositif gouvernemental est composé d’un système de justice, de lois, de normes, d’institutions scolaires, de médias, de ministères en tous genres, de disciplines et de codifications internes qui complexifient la bureaucratie par la lourdeur procédurale.
Plusieurs journalistes ont comparé le travail de Samara aux œuvres littéraires de Kafka. Dans ses livres existentialistes, l’auteur nous transporte dans un monde ou le réalisme et l’ironie se côtoient. La bureaucratie apparaît comme une mascarade étrange à l’intérieure de laquelle les personnages principaux, souvent des citoyens ingénus devant le fonctionnement du pouvoir, vivent des situations absurdes et sans issue face à une justice aux allures burlesques. Le travail de Samara nous transporte dans un monde similaire, aux abords de l’absurdité, ou il existe une dualité entre l’aspect primitif et l’aspect prédéterminé de l’être vivant en société. Nous sommes plongés dans une nuit sans fin avec l’impression de ne voir qu’une partie de la réalité bureaucratique, celle que l’on veut nous montrer. Samara nous invite à nous questionner sur l’aspect que peut emprunter la justice tout comme Kafka dans son livre le Procès, qui traduit le pouvoir trompeur qu’elle a sur le citoyen: «La justice a une étrange puissance de séduction, ne trouvez-vous pas ?».1
- Kafka, Franz. 2000, Le Procès. Paris : Éditions Gallimard, p.52.
Préface 36
Dans ce 36e numéro du bulletin, les quatre artistes sélectionnés ont transformé de différents paysages et ambiances l’environnement de LA CHAMBRE BLANCHE. La saison débute avec l’artiste Silvia Camporesi qui s’intéresse à la nature en sillonnant la ville de Québec. Les paysages qu’elle nous présente prennent diverses formes qui juxtaposent la nature à la technologie numérique. La temporalité des médiums employés (le temps de l’image fixe et le temps de la séquence filmique) dévoile des panoramas complexifiés par la transformation qu’en a faite l’artiste. L’idée de la temporalité est aussi présente dans le travail de Pablo Rasgado, second artiste présenté ici, qui explique, dans une brève vidéo, la recherche qu’il a entreprise afin de faire « sortir les fantômes du passé » des archives et des murs du Centre d’artistes. L’auteure Dominique Lepage nous transporte dans une réflexion portant sur l’expérience de l’artiste dans l’enceinte de la galerie. Dans sa réflexion, il est question de la manière dont l’artiste utilise les murs qui deviennent les artéfacts des anciennes expositions, révélant ainsi le passé par les traces retrouvées. Il s’agit là d’une présence temporelle particulière, reliée à l’histoire et à la mémoire du lieu. Takao Minami nous invite, quant à lui, à l’intérieur du road movie en mettant en scène sa propre réalité de marcheur sur la rue Christophe-Colomb qui borde LA CHAMBRE BLANCHE. Il entreprend de nous faire parcourir cette rue de manière à ce que la vidéo prenne la forme de sa démarche, de sa cadence, comme une musique. À travers différents référents cinématographiques, l’auteur Guillaume Lafleur nous interroge sur les rapports que nous entretenons avec le territoire traversé, évoquant les superpositions du trajet parcouru par l’artiste. Pour clore ce bulletin, l’entrevue de Marc Dulude par Pascale Bédard nous laisse entrevoir l’espace idéel de l’artiste. Nous rencontrons sa vision de l’art et de la création. Nous entrons dans un état d’esprit ou le temps de la production et de la réflexion se rencontre en un seul lieu; l’atelier expérimental mis en place par l’artiste lors de sa résidence.
Préface 34
Matière à réflexion
La matérialité, dans son essence et son sens, est au centre des préoccupations des trois artistes présentés dans ce bulletin, qui l’utilisent à des fins de symbolisation. Elle apparaît dans les effets de soustraction et de transformation du bois de l’installation de John Cornu, dont le travail à LA CHAMBRE BLANCHE s’est effectué dans la menuiserie avant de prendre forme dans la galerie. Ses œuvres occupaient deux espaces distincts, dans l’un d’eux, une sculpture qui évoquait l’idée contemporaine de la ruine et de la destruction et dans l’autre se trouvait un hommage au sculpteur Pierre Paquin devenu aveugle, avec qui il discute et échange régulièrement. L’auteure Emma-Charlotte Gobry-Laurencin évoque l’œuvre intitulée Je tuerai le pianiste en nous posant cette question, l’oeuvre serait-elle: «une expression du présent, une réponse à la réalité, un document-témoin participant de cette société du spectacle, une structure indicielle propre à notre époque?» La disparition de la matière est aussi perceptible dans le travail de Sarla Voyer, la deuxième artiste en résidence cet automne. Elle a reproduit sa ville natale, Québec, en utilisant des objets de verres cueillis à différents endroits. Les photographies de l’exposition donnent l’impression qu’il n’y a presque pas de matière ou qu’il s’agit d’une matière floue qui se fond au contexte et qui «laisse voir» l’intérieur d’un monde transparent, créant une ambiance d’intimité et de fragilité. Dans son texte portant sur le travail de cette artiste, l’auteure Marie-Hélène Leblanc donne le nom de Maison-mère à cette impression d’élan maternel qui fait partie de la réflexion de l’artiste et de sa quête. Pour clore ce bulletin, on peut voir se dessiner l’univers onirique de l’artiste Stefane Perraud qui travaille sur l’idée de la fragilité humaine. Le texte d’Eli Commins exprime bien l’ambiance dans laquelle nous plonge l’artiste qui tire son inspiration du livre de Didi-Huberman La survivance des lucioles. L’artiste nous invite à l’observation d’un monde nocturne en déployant dans l’espace une sculpture lumineuse représentant une nuée de lucioles, dont les illuminations invoquent pour lui l’ensemble d’un groupe social avec ses espoirs, sa fragilité.