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Esther Roca Vila et le geste spontané

un hangar
nous protège
du vent

pour que l’on puisse
regarder l’arbre craquer
tranquille
Virginie Beauregard D. – D’une main sauvage1

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

La posture multidisciplinaire de l’artiste catalane Esther Roca Vila lui permet d’animer plusieurs médiums dans une même temporalité. Effectivement, elle est poète, vidéaste, performeuse, musicienne. Un peu comme une artiste sauvage, elle prend tout ce qui lui tombe sous la main pour se fabriquer un monde visuel et poétique. Elle s’intéresse beaucoup au rapport entre le corps et les mots dans une perspective performative et spontanée. Dans son processus de création, l’écriture et la vidéo documentent ses réflexions et ses pensées au fil de ses interventions.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Rencontres

Pendant sa résidence, Esther Roca Vila a été influencée par ses rencontres avec des artistes locaux, particulièrement par le travail de l’artiste québécois Wartin Pantois. L’intervention de Pantois sur la rue Christophe-Colomb a été marquante pour Roca Vila. Son œuvre issue de la série Expulsés (2016) a été produite en réaction à l’évincement de certains citoyens aux revenus modestes qui habitait le quartier Saint-Roch. Ce phénomène d’éviction a touché l’artiste et l’a amenée à travailler sur une dimension sociale déjà présente dans ses vidéos. Elle a aussi fait la rencontre d’Alexandre Bérubé qui était en résidence à LA CHAMBRE BLANCHE au même moment qu’elle. Ensemble, ils ont partagé des sessions d’improvisation vocale et sonore. Ce travail d’improvisation a orienté Roca Vila vers une performance sonore et musicale pour le finissage de sa résidence. Ce rapport d’échange et de collaboration avec des artistes locaux a permis à l’artiste d’opérer une forme d’intersubjectivité dans sa pratique. Dans l’expérience avec l’autre apparaît une forme d’intériorité. Le but étant de «[…] chercher l’altérité non au «dehors», mais au «dedans», sans que ce dedans ne soit en rien réductible à une intériorité […]»2 L’altérité dans la pratique de Roca Vila nourrit son travail de recherche en multipliant des références culturelles et des pratiques qui diffèrent de la sienne. D’ailleurs, aujourd’hui l’artiste emprunte le pseudonyme Ívida Cynara pour la plupart de ses créations. Ce pseudonyme lui permet d’endosser une double identité dans la création, mais aussi un rapport d’extimité en public. Le monde intérieur de Roca Vila prend de nombreuses formes et ses moyens d’expression adoptent une certaine intersubjectivité qui enrichit le contexte de création.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Geste spontané

Lors des derniers jours de sa résidence, Esther Roca Vila avait peint au mur des éléments graphiques et elle y avait apposé des mots découpés dans le vinyle. Elle avait aussi projeté à plusieurs endroits dans la galerie des vidéos en continuité avec sa réflexion performative. Plus elle travaillait sur ces vidéos, plus l’action et la pensée se superposaient en une praxis. Cette praxis est exprimée à travers l’image, les mots et la musique. Dans toutes ses disciplines, le concept de liberté prend son importance. Comme le mentionne Kant : «L’Idée transcendantale de la liberté ne constitue certes pas, tant s’en faut, tout le contenu du concept psychologique qui porte ce nom et qui est en grande partie empirique; elle constitue seulement, en fait, le concept de la spontanéité absolue de l’action, tel qu’il est le fondement propre de l’imputabilité de cette action.»3 Ce rapport d’absolu dans chacune des actions qu’entreprend l’artiste marque sa pratique puisqu’elle s’empare de tous les outils qu’elle trouve, de tout ce qui peut être un prétexte à de nouvelles expérimentations. De manière empirique, Roca Vila expérimente diverses techniques et de nouvelles idées à chaque instant, comme dans une quête sans fin.

Image : Esther Roca Vila

Image : Esther Roca Vila

Connaissance

Dans la production d’Esther Roca Vila, il y a l’omniprésence d’un laisser-aller dans la création. Ce qui, d’une certaine manière, se rapproche du rapport d’Alfred North Whitehead (1861-1947) à la connaissance. Isabelle Stengers en fait une analyse pertinente : «[…] la considération objective n’est pas d’abord axée sur la question de la connaissance, même si toute connaissance est prise en compte, pragmatique. Elle est générique : toute entité actuelle en constitution est obligée de prendre en compte ce qui a eu lieu, ce qui s’impose publiquement comme ayant eu lieu, mais qui est, en tant que tel, asignifiant, en attente de la signification pragmatique que d’autres lui conféreront.»4 Le pragmatisme de la connaissance n’amène pas nécessairement de nouvelles pistes de réflexion dans la création, mais permet néanmoins une émergence dans le processus. Pour Roca Vila, ce laisser-aller en création prend sens dans le geste, au moment où il est posé. Par son travail vidéographique et sa recherche en écriture, elle laisse place à l’émergence d’une action sauvage signifiante. Un paysage féministe s’installe de manière physique et poétique en écho à une nature intérieure agitée en quête d’extériorisation.

  1. Virginie Beauregard D., D’une main sauvage, Éditions de l’Écrou, Montréal, 2014, p. 20.
  2. Natalie Depraz, Transcendance et incarnation : le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Éditions Librairie Philosophique, Paris, 1995, p. 23.
  3. Antoine Hatzenberger, La liberté, Éditions GF Flammarion, Paris, 1999, p. 55.
  4. Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead : Une libre et sauvage création de concepts, Éditions du Seuil, Paris, 2002, p. 344.