L’année 2017-2018 a été foisonnante pour LA CHAMBRE BLANCHE. Dans ce bulletin, l’auteure Anne-Sophie Blanchet nous fait découvrir l’univers des artistes qui furent de passage dans notre centre. En septembre 2017, elle a rencontré Marco Casella qui a travaillé sur la constitution d’un paysage à entendre, à voir et à imaginer. Lors de ses déplacements aux quatre coins de la ville de Québec, l’artiste a traduit les lieux visités en sons afin de synthétiser l’espace urbain. Quelic Berga a pour sa part transformé la galerie en laboratoire de recherche. Il a œuvré à l’élaboration d’un logiciel de montage filmique rhizomatique à partir de diverses données réelles. On retrouve un intérêt similaire pour les données et l’art numérique dans le travail d’Owen Chapman et Peter Sinclair. Ces deux artistes ont uni leur potentiel autour de la création d’un projet axé sur la mobilité en milieu urbain. En collaboration avec le projet Futur DiverCities de Seconde Nature, un partenariat entre l’Europe et le Québec, ils ont conçu des avatars inspirés des déplacements dans la ville des divers participants. Pendant le Mois Multi, l’artiste Pavitra Wickramasinghe a produit une installation remémorant la mer. Elle a froissé, plié et coupé du papier par diverses méthodes. L’accumulation des objets de papier dans la galerie rappelle le mouvement des vagues. L’année s’est terminée sur l’installation de l’artiste engagé Pan Wang lors d’un échange entre le Québec et la Chine. Il a exposé dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE les artefacts d’une performance filmée sur la terrasse Dufferin. Par sa présence dans ce lieu emblématique et touristique de la ville de Québec, il a voulu souligner l’impossibilité de poser de tels gestes dans son pays.
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Échange Québec/Xi’An
Au printemps dernier, Le Lieu, centre en art actuel, et le Xiang Xishi Center For Contemporary Art ont mis sur pied un échange entre des artistes de Québec et de Xi’An, en Chine. Le coup d’envoi du premier volet de cette collaboration s’est tenu au Lieu lors d’une soirée marquée par la performance des artistes Li Xiaomu et Xiang Xishi, laquelle fut suivie d’une conférence portant sur la situation de l’art actuel et de l’art performatif en Chine. L’événement permettait de découvrir une pratique intimiste qui se traduit par des gestes simples, presque imperceptibles, car tellement ancrés dans une iconographie du quotidien. Une pratique pourtant politique, voire revendicatrice, mais d’une douceur désarmante.
Une semaine après cette soirée au Lieu, le public était invité à prendre part au vernissage déambulatoire des autres expositions réalisées dans le cadre de l’échange. On pouvait alors découvrir le travail en art audio de l’artiste Wu Quan chez Avatar; les photographies de Chen Hua et Su Shen chez VU, ainsi que l’installation in situ de Pan Wang à LA CHAMBRE BLANCHE. Bien que très différentes les unes des autres, ces expositions ont permis de lever le voile sur des pratiques artistiques à la fois enracinées dans la culture chinoise et ouvertes sur le reste du monde.
On connaît la Chine pour son économie, sa cuisine et son architecture, mais sa scène artistique contemporaine demeure généralement assez méconnue. Le fait est que le pays est toujours sous l’emprise d’un régime autoritaire qui laisse souvent peu de place à la liberté d’expression. Et pourtant, depuis les années 1980 – période durant laquelle la Chine s’est ouverte économiquement à l’occident – les arts visuels ont connu de grands bouleversements, prenant une tangente plus contestataire.
La performance occupe une place centrale dans cette prise de parole libératrice, mais elle demeure en marge du réseau officiel. Elle est très souvent assimilée à un art militant qui défie – dans la mesure du possible – les limites de la loi et les normes sociales instituées par l’État. On dit «dans la mesure du possible», car le gouvernement exerce encore à ce jour un contrôle important sur la population, sur les médias et, bien sûr, sur les arts. Ces pressions se manifestent, entre autres, par une application fréquente de la censure des formes d’art qui s’écartent des canons reconnus (et devrait-on dire «autorisés») par les autorités politiques1. Dans un tel contexte, des collaborations comme celle qui unit le Lieu et le Xiang Xishi Center For Contemporary Art sont importantes, voire essentielles pour le soutien – peut-être essentiellement symbolique – de l’art non-institutionnel en Chine. Cela teintait sans doute aussi le regard que l’on pouvait poser sur les productions artistiques présentées dans le cadre de l’échange, notamment en ce qui concerne la résidence de Pan Wang à LA CHAMBRE BLANCHE.
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Peu de temps après son arrivée à Québec, Wang a réalisé une performance sur la terrasse Dufferin. L’action a été filmée par trois caméras: la première placée directement devant l’artiste, la seconde à sa droite puis la dernière à sa gauche. Sous le regard tantôt amusé, tantôt intrigué, tantôt indifférent des passants, le performeur s’est méticuleusement recouvert la tête et le visage de bandes d’adhésif blanc afin de se confectionner un masque sur lequel il a ensuite dessiné au feutre deux orbites noires et une bouche inquiétante.
Dans la galerie, l’installation reproduisait le dispositif de captation de la performance: sur trois murs étaient projetées les trois prises de vue de l’artiste. Suspendu au plafond, le masque à demi déchiré se présentait à la fois comme un artéfact de l’action artistique passée et comme une évocation de la présence de l’artiste dans l’espace d’exposition. Enfin, l’ensemble était complété par une quatrième projection: un plan rapproché sur une surface d’eau ondoyante baignée de rouge.
Ayant à l’esprit les conditions dans lesquelles évolue l’art contemporain en Chine, quelques pistes de réflexion semblent inévitablement émerger du travail de Wang. Il y a d’abord la réalisation de sa performance dans l’espace public, en l’occurrence sur un site très touristique, voire emblématique, de Québec. Par cette action et ce choix de lieu, l’artiste affirmait sa présence dans la ville et, du même souffle, la présence de l’art dans le tissu social. Dans la mesure où de telles manifestations artistiques sont souvent censurées dans son pays d’origine, le fait de se mettre en scène devant l’une des architectures les plus reconnaissables de la Vieille Capitale est loin d’être anodin.
Le dispositif de captation de la performance soulevait lui aussi plusieurs éléments de réflexion. Il était évidemment nécessaire de filmer l’action si l’artiste souhaitait la transformer ensuite en une installation en galerie. Cela étant dit, puisque les caméras étaient placées l’une en face de l’autre, elles filmaient non seulement l’artiste et l’action qu’il était en train d’exécuter, mais aussi le dispositif en lui-même. En d’autres mots, les caméras devenaient un élément incontournable de l’œuvre puisqu’elles se rendaient visibles en même temps que le performeur, aussi bien durant l’action que dans l’installation vidéo. Dès lors, en tant que spectateurs, on ne savait plus s’il s’agissait de simples caméras servant à documenter l’œuvre performative ou si l’on avait plutôt affaire à des caméras de surveillance enregistrant les moindres faits et gestes de l’artiste. La confection du masque semblait également corroborer cette posture ambivalente, car grâce à lui, Wang dissimulait sa réelle identité sous les traits d’un visage anonyme et inquiet.
Enfin, la quatrième projection – celle de l’eau rouge – était à la fois apaisante et dérangeante. Présentant un plan rapproché sur une étendue d’eau relativement calme, la vidéo semblait d’abord inviter à la méditation. Or, il y avait aussi ce rouge écarlate qui induisait une certaine incongruité dans l’image… Pourquoi cette couleur? Une référence au drapeau chinois? Une allusion au fameux Petit livre rouge?
Tous ces éléments mis en relations créaient une ambiance troublante; comme s’il y avait un décalage entre le spectateur et ce qui lui est donné à voir (tantôt les caméras, tantôt le masque, tantôt le voile rouge). Toutefois, en rendant visible le dispositif de captation et de diffusion, Wang révélait aussi le filtre à travers lequel ses gestes, ses actions, son identité et éventuellement son œuvre parvenaient aux regardeurs. C’était donc en pleine conscience, de manière résiliente et lucide, que l’artiste affirmait sa présence dans l’espace public. Il était alors possible de déceler dans ces gestes simples la manifestation d’une inquiétude, mais également d’une volonté de se faire voir, entendre, connaître et reconnaître.
- Certains experts, comme l’auteure et conférencière Madeleine O’Dea, considèrent même que le pays traverse présentement une période de retranchement caractérisé par un recourt de plus en plus fréquent à la censure. O’Dea, Madeleine. 2017, The Phoenix Years: Art, Resistance, and the Making of Modern China. New York: Pegasus Books, 360 p.
Coral Bone / La mer
Du 22 janvier au 4 mars dernier, dans le cadre du Mois Multi, LA CHAMBRE BLANCHE accueillait l’artiste montréalaise originaire du Sri Lanka Pavitra Wickramasinghe. Sa pratique multidisciplinaire gravite principalement autour du dessin, de la vidéo, de la sculpture et de l’installation. Le papier y occupe une place de prédilection et c’est précisément l’exploitation de ce médium que l’artiste est venu approfondir durant sa résidence. Tirant profit de la technologie et des outils mis à sa disposition, elle a sculpté, découpé au laser et transformé le papier afin de créer une vaste installation inspirée de la mer, symbole du voyage et de la découverte, où les spectateurs étaient invités à plonger.
En entrant dans la galerie, on découvrait d’abord une table sur laquelle étaient disposées plusieurs petites sculptures de papier, à l’instar d’origamis. Elles offraient alors aux spectateurs un avant-goût de l’étendue des possibilités de transformation de ce matériau: spirales, éventails, pliages… Puis, sur le mur de droite, on apercevait trois blocs anthracite sculptés de manière à évoquer des paysages accidentés, des cartes topographiques ou des vagues dans une mer sombre. Plus loin, au fond de la salle, le regard était attiré par un long ruban qui, accroché au mur, se déroulait doucement jusqu’au sol en dévoilant une prolifération de rhizomes découpés dans une matière d’un blanc diaphane. Enfin, le parcours du visiteur se terminait avec deux carrés de papier disposés côte à côte à ses pieds. Le premier ne tenait à presque rien: des découpages de formes organiques le transformaient en une dentelle si délicate qu’on aurait pu croire à un tissage complexe de fils de soie. Le second carré, sans traces de découpe, présentait quant à lui le motif encore intact à partir duquel on devinait que le premier avait été tiré.
S’intéressant tout particulièrement à la question de l’image et à la manière dont elle se donne à voir, la pratique de Wickramasinghe est guidée par la quête de l’émerveillement, le goût de l’intrigue et le plaisir de la découverte. D’ailleurs, lors d’une entrevue accordée dans le cadre de sa résidence1, l’artiste évoquait un souvenir qui, en apparence anecdotique, constitue une belle porte d’entrée sur sa démarche générale ainsi que sur l’installation présentée à LA CHAMBRE BLANCHE.
Lorsqu’elle était enfant, elle se rappelle avoir un jour surpris son père en train de démonter le téléviseur familial pour le réparer. Un état d’absolu étonnement l’avait alors envahie, car à l’époque, elle croyait que les émissions diffusées à la télévision existaient véritablement, en miniature, à l’intérieur de l’appareil. En dépit de l’explication rationnelle que lui avait fournie son père et du constat – sans équivoque – que le téléviseur ne contenait effectivement rien d’autre que des fils et des circuits électroniques, la jeune Pavitra était demeurée perplexe. Le fait de voir le mécanisme qui se cachait à l’intérieur de l’appareil ne lui avait pas permis de comprendre le processus par lequel les images prenaient forme, mais bien au contraire, cela lui semblait encore plus insondable.
Lors de sa résidence, c’est ce même état d’étonnement que l’artiste a voulu retrouver et qu’elle a cherché à susciter chez les spectateurs. Ainsi, à travers une recherche plastique d’une beauté indéniable, les dentelles de papier dispersées dans la salle d’exposition induisaient une réflexion qui allait bien au-delà des considérations strictement esthétiques. C’était plutôt le potentiel d’évocation du matériau qui était sublimé. L’installation se présentait donc comme le fruit d’un travail et d’un questionnement sur les conventions du regard. Elle invitait les spectateurs à observer autrement le monde qui les entoure; à voir un potentiel autre dans ces objets et ces images qui traversent leur quotidien. En effet: quoi de plus banal et de plus accessible qu’une feuille de papier? Pourtant, la grande malléabilité de ce matériau a permis à l’artiste d’explorer une pléiade de formes et de textures. Froissé, plié, découpé, percé, déchiré, brûlé… un monde de possibilités est né d’une matière fragile, somme toute assez banale et généralement sans grande valeur.
Ces dernières considérations nous permettent aussi de tisser des liens entre l’installation de Wickramasinghe et le thème de la dix-neuvième édition du Mois Multi, celui du réenchantement du monde. Après tout, c’était par la découverte et l’exploration d’un potentiel que l’artiste a réussi à capturer le regard des spectateurs et à piquer leur curiosité, suscitant surprise et ravissement. Toutefois, la question du réenchantement peut également se poser à un autre niveau. En effet, si l’objectif de départ de cette résidence reposait essentiellement sur l’exploration formelle des possibilités et des limites du papier, la démarche qui sous-tendait cet exercice découlait néanmoins d’une réflexion entamée il y a déjà plusieurs années autour du symbole de la mer. Étendue sublime, parfois calme et parfois déchainée, la mer est porteuse de vie; elle est une voie que l’on emprunte pour explorer le monde; elle inspire à la fois l’espoir et la crainte; le néant et l’absolu.
À travers ce symbole, l’artiste aborde une part importante de sa genèse personnelle, soit celle d’une enfant qui, à l’âge de 12 ans, a traversé l’océan avec sa famille pour venir s’établir au Canada. Depuis, n’ayant jamais cessé de voyager, la conception d’un «chez-soi» lui semble plutôt relative. En effet, comment définir ce «chez-soi» si elle ne se sent appartenir à aucune terre? Comment réconcilier le besoin de s’établir et l’envie de mettre les voiles? Comment assouvir sa soif de découverte tout en surmontant le manque qu’elle ressent lorsqu’elle est loin des siens? L’eau, la mer, cet entre-deux terres devient alors ce chez-soi; comme si dans l’exploration et le mouvement elle se sentait finalement revenir à la maison.
Sachant que la pratique de Wickramasinghe s’enracine dans une démarche intime et très personnelle, l’installation présentée à LA CHAMBRE BLANCHE proposait une réflexion sur cet «entre-deux». En effet, si rien ne bougeait dans la galerie, on pouvait néanmoins facilement imaginer que tous les éléments qui étaient exposés se trouvaient dans un état transitoire, en pleine métamorphose… un papier froissé peut être défroissé, un motif intact peut être découpé, un enchevêtrement de rubans peut éventuellement être délié… Une fois de plus, l’artiste semble inviter les spectateurs à explorer le monde qui les entoure, à se montrer curieux et à exploiter potentiel d’émerveillement qui, parfois, se cache dans le plus banal des quotidiens.
- Entrevue accordée à Anne-Sophie Blanchet le 17 août 2018.
City Sonorities
À chaque époque, ses utopies. Elles sont, en effet, les témoins manifestes des enjeux auxquels sont confrontées les sociétés d’hier et d’aujourd’hui. Ces utopies s’expriment parfois à travers l’architecture des villes, parfois dans les grands discours politiques, parfois au détour d’une conversation entre amis… et souvent dans les arts. Or, si depuis Thomas More ce sont principalement les questions sociales qui ont occupé les utopistes, c’est la question environnementale qui semble désormais être au cœur des préoccupations du XXIe siècle. Pour plusieurs artistes contemporains, la ville est alors envisagée comme un laboratoire d’exploration et d’expérimentation des possibles.
L’hiver dernier, en collaboration avec Seconde Nature, LA CHAMBRE BLANCHE accueillait les artistes Peter Sinclair et Owen Chapman dans le cadre du projet Future DiverCities. Au cours des quatre prochaines années, Future DiverCities réunira des créateurs ainsi que des organismes européens et québécois autour des questions de la mobilité en milieu urbain, de la diversité culturelle et de la participation citoyenne au sein de la société mondiale d’aujourd’hui et de demain. Il s’agira pour ces différents collaborateurs de promouvoir des initiatives artistiques qui explorent de nouveaux modèles de création et de diffusion dans une perspective d’inclusion et d’échange entre l’art, la science et les communications.
Réunissant un artiste français et un artiste québécois dont les chemins s’étaient déjà croisés à plusieurs reprises, mais jamais dans le cadre d’un projet commun de création, cette résidence a donné l’impulsion de départ1 à la conception d’une œuvre-dispositif, City Sonorities, dont la forme se modulait en fonction de la participation du public et de la fluctuation des données générées par ces derniers. Cette démarche visait, entre autres, l’exploration de différents degrés de participation des spectateurs dans la réalisation d’une œuvre immersive et évolutive. Il s’agissait également de proposer d’autres modes de représentation en utilisant le son comme un véritable matériau permettant de reconfigurer le monde sensible et de donner forme à une utopie de plus en plus désirée… celle d’une cité sans voiture.
Concrètement, City Sonorities proposait une expérience immersive se déployant à la fois dans les rues de Québec et dans le monde virtuel de New Atlantis, une plateforme web créée par Sinclair et Chapman. Dans un premier temps, chaque participant devait installer sur son téléphone une application spécialement conçue pour le projet. Il se voyait ensuite confier trois tâches. La première consistait à sortir de LA CHAMBRE BLANCHE et à marcher durant plus ou moins une quinzaine de minutes afin de s’en éloigner un peu.
Lorsque le marcheur estimait qu’une distance suffisante le séparait de la galerie, il devrait ensuite prendre une photo afin de se créer un avatar dans la plateforme New Atlantis. Il avait aussi pour mission d’enregistrer l’un des sons qu’il percevait autour de lui, mais pas n’importe lequel: un son qui ne devait pas être parasité par le bruit des voitures. Il s’agissait d’un défi de taille, puisque l’expérience se déroulait en plein cœur de la Basse-Ville de Québec. Toutefois, faisant preuve d’ingéniosité, certains ont capté le claquement d’une porte, le doux craquement de la neige sous leur pas, le cri d’un oiseau… Puis, par le biais de l’application, le participant devait transmettre aux artistes l’image de son avatar et le son qu’il avait enregistré.
Enfin, la dernière tâche consistait à appuyer sur le bouton Start tracking et à revenir tranquillement vers le centre d’artistes. La trajectoire et la vitesse des marcheurs étaient alors transformées en données numériques puis retransmises en temps réel à Sinclair et Chapman qui s’affairaient déjà à mettre en place la prochaine étape de l’expérience dans la galerie. En effet, durant les quinze précieuses minutes de déambulation des participants dans la ville, le duo d’artistes transformait les informations recueillies en une œuvre sonore inédite.
À leur retour à la galerie, les marcheurs étaient invités à prendre place à l’intérieur d’un dispositif constitué d’écrans d’ordinateurs et de haut-parleurs. Ils pénétraient alors dans le monde virtuel de New Atlantis. Scrutant les moniteurs autour d’eux, ils pouvaient observer leurs avatars se déplacer dans un paysage urbain schématisé et converger tranquillement vers un lieu de rassemblement qu’ils devinaient être LA CHAMBRE BLANCHE. Au même moment, ils étaient plongés au cœur d’un environnement sonore complètement nouveau, créé en temps réel par les artistes à partir des sons recueillis à peine quelques minutes plus tôt. Graduellement, l’audience découvrait une urbanité sans voitures, sans moteurs vrombissants, sans klaxons… en somme, une cité sans l’omniprésence sonore des automobiles où d’autres sonorités pouvaient être expérimentées.
Le projet s’est avéré un point de convergence entre des problématiques liées à la mobilité en milieu urbain et au traitement des données dans une perspective de création artistique. Toutefois, il ne s’agissait pas tellement de vérifier des concepts ou des théories en lien avec l’utopie d’une ville sans voiture, mais plutôt de réfléchir aux autres réalités possibles: ouvrir une brèche et lancer le débat. Sinclair et Chapman cherchaient peut-être davantage à offrir une multiplicité de points de vue, une pluralité de trajectoires et – en fin de parcours – un espace commun pour expérimenter quelque chose qui n’aurait pas pu prendre forme sans l’engagement et la collaboration de chacun. Ensemble, les artistes et le public ont donc vécu la possibilité d’une urbanité sans automobiles et cela leur a permis d’explorer de nouveaux paysages sonores. Ils ont également dessiné les contours d’une «ville numérique», dernier avatar de la relation entre la cité et les technologies, qui pose aujourd’hui de nouvelles questions sur l’engagement citoyen, le commerce, l’accessibilité aux services, l’étalement urbain…
Sur le plan de l’art sonore et de l’art numérique, ce projet a aussi permis de poser les jalons d’une réflexion à la fois conceptuelle et esthétique sur les relations son/espace et son/distance. Par la traduction des sons de la ville en données numériques, les artistes proposaient un autre langage et, de ce fait, une autre manière de communiquer/représenter/expérimenter l’environnement urbain. L’œuvre-dispositif développée dans le cadre de cette résidence a ainsi fait appel aux interactions, aux interférences et aux corrélations entre ce qui est proche et ce qui est loin; entre l’intérieur de la galerie et le milieu dans lequel elle s’inscrit; entre le monde virtuel et la réalité.
En somme, au-delà de la démonstration de techniques et de technologies de médiations de données, l’un des intérêts de cette expérience était d’exprimer – à l’aide de matériaux ancrés dans le réel – un autre possible, ou plutôt, une multitude de possibles. Se faisant, City Sonorities nous faisait prendre conscience de notre rôle et de la place que nous occupons, non seulement en tant qu’auditeurs et amateurs d’art contemporain dans la salle d’exposition, mais également en tant que citoyens dans la ville.
- En effet, la résidence a donné lieu à un deuxième volet en février 2018, mais cette fois au Centre National de Création Musicale de Marseille. Consulter l’article suivant pour plus de détails : City Without Cars, an utopian world between Québec and Marseille. [En ligne], http://futuredivercities.eu/index.php/portfolio/city-without-cars-an-utopian-world-between-quebec-and-marseille (page consultée le 11 janvier 2019).
10 000 façons de dire presque la même chose: une enquête sur le documentaire web et le cinéma interactif
Est-ce que la manière dont une histoire est racontée influence la façon dont elle est reçue? Est-ce que l’origine ethnique, l’âge, le sexe et la langue du récepteur peuvent aussi avoir un impact sur sa compréhension? On serait certainement tenté de répondre par l’affirmative… Alors, comment construire le récit? Par où commencer? Comment déterminer ce qui est essentiel et ce qui est superflu? Et comment articuler la trame narrative afin qu’elle soit aussi nuancée que les possibles modes de réception? Est-ce que l’histoire préserverait son essence ou s’exposerait-elle à des glissements de sens, voire une perte de sens? Ce sont là quelques-unes des questions soulevées par les recherches récentes de l’artiste catalan Quelic Berga.
M’inspirant de sa démarche et des travaux qu’il a réalisés lors de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, je vous propose, chers lecteurs, de vous raconter l’histoire de ma rencontre avec l’artiste et, ce faisant, de partager avec vous quelques pistes de réflexion. D’emblée, vous savez donc que la lecture qui suit ne sera pas totalement objective (le pourrait-elle, de toute façon?). Ce récit sera nécessairement teinté de ma subjectivité, car les mots, les événements relatés et la structure même de ce texte sont les reflets d’une série de choix bien personnels. Il sera également tributaire des limites du médium par lequel il vous est livré, à savoir celui de l’écriture. Tous ces facteurs influenceront forcément votre réception et votre compréhension du travail de Berga, mais c’est en toute connaissance de cause que vous accepterez, je l’espère, de vous prêter au jeu. Ainsi, je troquerai le fameux «on» des textes scientifiques et des critiques objectives pour le «je» et le «nous» du récit informel, celui d’une interlocutrice qui s’adresse à vous – personnellement – en espérant que cette version-ci de l’histoire sache capter votre attention et trouver en vous quelques échos.
La situation initiale
Afin de me préparer à l’entrevue que j’allais réaliser avec Berga, j’ai parcouru le web et le site Internet de l’artiste en quête d’informations sur son parcours et ses champs d’intérêt. J’ai appris qu’il est étudiant au doctorat et que ses travaux portent essentiellement sur le cinéma interactif et le documentaire web. Il se décrit comme un artiste post-média, un enseignant, un développeur multimédia, mais peut-être avant tout comme un chercheur. Dans ses travaux, il s’intéresse à la façon dont les technologies modèlent notre monde et la manière dont nous le percevons. Ses œuvres se présentent alors comme autant d’occasions d’explorer et de tester à la fois des limites et les possibilités qu’offrent ces technologies.
L’élément déclencheur
Lorsque je suis entrée dans la galerie, Berga s’y trouvait déjà, assis derrière l’écran de son ordinateur. Présentations d’usage effectuées, nous entrons rapidement dans le vif du sujet. Il m’explique qu’il a transformé la salle d’exposition en un laboratoire de recherche ouvert au public. Il y a aménagé différentes stations, chacune consacrée à une question abordée par ses travaux ou à une piste de réflexion sur la méthodologie qu’il doit développer pour mener à bien son projet. En somme, c’est un peu comme s’il ouvrait son carnet de notes et qu’il exposait ses idées au grand jour, au fur et à mesure qu’elles se présentaient à lui.
En tant que visiteuse, c’est donc en me promenant d’une station à l’autre que je peux réussir à me faire une idée d’ensemble. Chaque élément est à remettre en ordre, mais l’artiste – en aucun cas – n’impose un fil conducteur, et c’est sciemment que Berga m’incite à faire des aller-retour dans son laboratoire. Je comprends également que je me trouve au cœur d’un work in progress: les textes, les schémas, les vidéos qui sont présentés sont appelés à changer… certains éléments s’ajouteront au fil des jours et des semaines tandis que d’autres seront mis de côté.
Le nœud
Dès lors, je constate que sa méthode de travail reflète son propos et vice et versa. Ce que Berga est venu approfondir à LA CHAMBRE BLANCHE, ce sont des recherches qui, à terme, lui permettront de concevoir un logiciel de montage de film. Or, ce logiciel, plutôt que d’imposer à ses utilisateurs une structure de montage linéaire, proposera une interface sous la forme d’un rhizome ou, pour reprendre les mots de l’artiste: «sous une forme générative». Plus particulièrement, c’est sur le développement de cette nouvelle structure que Berga a consacré l’essentiel de sa résidence. Plusieurs options ont été explorées, mais c’est la forme de la spirale qui a finalement été retenue pour transposer visuellement cette conception féconde de la trame narrative.
Pour l’artiste, à l’ère du numérique et des flux incessants d’informations, le récit ne se construit plus en respectant un enchainement linéaire où chaque événement s’inscrit en corrélation directe et unique avec celui qui l’a précédé. La narration ne s’articule pas non plus en «circuit fermé», c’est-à-dire comme une boucle qui proposerait toujours un même schéma classique: la situation initiale, l’élément déclencheur, le nœud, le dénouement et la conclusion. Or, avec une structure narrative en forme de spirale, on se rapproche de l’idée d’une boucle tout en permettant au récit d’emprunter une trajectoire toujours légèrement différente. Autrement dit, tous les éléments de la narration sont présents, mais ils ne s’enchainent plus, ils se superposent. Dès lors, l’histoire devient un véritable palimpseste; elle s’appréhende comme un tout composé d’une accumulation de trames narratives qui, à chaque fois, conserve en elle les variations de la précédente et accueille les nuances de la prochaine itération. Dans cette perspective, un même film pourrait se décliner en une infinité de versions… à l’instar de la multiplicité des récepteurs.
Le dénouement
Comme la spirale, l’image de la corne d’abondance peut nous aider à comprendre la portée et les visées du projet développé par Berga. Dès le départ, l’artiste a voulu enrichir sa réflexion en allant à la rencontre du public et des autres chercheurs. Dans cette mise en commun des idées, certaines pistes d’exploration ont été abandonnées tandis que d’autres ont été développées davantage. Des choix ont été effectués et cela a engendré de nouvelles trajectoires de recherches qui, à leur tour, ont engendré d’autres hypothèses et d’autres expérimentations. Or, le logiciel de montage de Berga sera conçu selon cette même logique; c’est-à-dire de manière à intégrer la part de hasard et les influences extérieures (notamment celle de l’interface de montage) qui nourrissent et modifient la trajectoire du processus créatif. Dès lors, l’œuvre peut être comprise comme le point d’origine d’une corne d’abondance à partir duquel le récit pourra non seulement se déployer, mais aussi proliférer chaque fois qu’il sera transmis à un nouveau récepteur via le web.
En développant une structure de montage générative plutôt que linéaire et évolutive, Berga s’inspire des modes de fonctionnement de l’Internet et, se faisant, il perfectionne un langage de création et de diffusion qui correspond sans doute mieux à la réalité d’aujourd’hui. L’artiste révèle aussi aux utilisateurs de son logiciel les frontières parfois extrêmement poreuses qui distinguent leurs choix personnels de ceux effectués pour eux par la machine. En effet, lorsqu’une œuvre entre dans le domaine public, il s’opère toujours une médiation susceptible de modifier sa réception par le spectateur. Dans le cas d’une œuvre web, une part de cette médiation coïncide avec le moment où elle est codifiée pour être diffusée à travers le spectre de l’Internet. Pour Berga, il apparait alors essentiel d’éveiller les consciences par rapport aux relations d’interdépendance que nous entretenons avec les technologies et au rôle qu’elles jouent dans le processus de création et de diffusion.
La situation finale
La technologie et éventuellement l’art numérique ont indéniablement modifié la place de l’artiste dans le processus de création. En effet, lorsque l’œuvre découle de l’emploi d’outils technologiques conçus par d’autres que l’artiste lui-même, son rôle dans la création ne peut être le même que celui qu’il jouerait dans un travail traditionnel d’atelier. Cela déplace ailleurs la question de l’auteur et de ce que l’on pourrait désigner comme «l’aura de l’œuvre d’art»1.
Avec ce projet, Berga propose une autre manière de concevoir le temps du récit, en dehors du paradigme occidental où la temporalité est exprimée sous une forme linéaire. Cela modifie non seulement la conception du film, mais également sa diffusion et sa réception. En effet, l’usage du logiciel de montage qu’il est à mettre au point sera éventuellement à la portée de n’importe quel utilisateur. En quelque sorte, cela démocratisera le geste créatif et mettra en évidence les jeux d’influences exercés sur l’œuvre depuis sa conception jusqu’au moment où elle est diffusée. Se faisant, l’artiste s’intéresse à ces processus de création/diffusion où les rôles sont partagés et où la notion d’auteur (expression personnelle et unique) n’est plus forcément une question fondamentale. L’idée est plutôt de faire de cette recherche artistique un outil de réflexion critique sur le monde actuel, et peut-être encore plus sur les modes de production et de médiation de l’art à l’ère du numérique et de la création en réseau.
- Benjamin, Walter. [1939] 2007 : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Paris : Éditions Allia, 96 p.
Tonal Landscape Generator
Le paysage n’existe qu’à travers le regard de celui qui le contemple. C’est un point de vue, une construction de l’esprit et du regard sur la nature…une création. À preuve, le terme paysage n’apparait en Occident qu’avec l’avènement de l’humanisme, lorsque l’individu prend conscience de lui-même et de la place qu’il occupe dans le monde. C’est donc le spectateur qui fait le paysage, comme c’est lui qui fait le tableau, pour reprendre la jolie formule de Marcel Duchamp1.
Or, lors de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste italien Marco Casella exposait un paysage d’une tout autre nature. Ici, rien à contempler : seulement des sons et quelques objets qui, comme le souligne l’artiste2, sont des traces du processus de création – les témoins d’une démarche – et non pas l’œuvre en elle-même. Ainsi, lorsque les visiteurs franchissaient le seuil de la galerie, ils ne se retrouvaient pas devant un paysage, mais bien à l’intérieur de celui-ci. Un paysage de sons, un paysage à reconstruire, à expérimenter, à intérioriser.
La pratique de Casella s’articule autour de l’utilisation de sons et d’images issus du quotidien et du web pour concevoir des œuvres immersives. Ce contenu sonore et visuel est donc transformé, manipulé, muté à travers différents dispositifs technologiques afin de créer des environnements à la fois conceptuels et formels où le temps, l’espace et les données numériques sont utilisés comme un langage pouvant amener le spectateur au-delà de ce qui est d’abord perçu.
Dans le cadre de sa résidence, l’artiste a travaillé à la conception du projet Tonal Landscape Generator. Celui-ci consistait à créer un paysage à partir de sons captés aux quatre coins de la Ville de Québec. Muni d’un appareil photo, d’un microphone et d’un accordeur à guitare, Casella a exploré la Vielle Capitale à la recherche de lieux significatifs, c’est-à-dire des sites emblématiques/touristiques, mais aussi des endroits moins connus qui, à d’autres égards, contribuent à rendre la ville unique. Dans ces lieux, l’artiste a enregistré les sons ambiants. Puis, en les transmettant à l’accordeur de guitare, il a mis en évidence les changements de tonalité qui modulent l’environnement sonore de la cité.
En d’autres mots, le dispositif permettait d’appréhender les sons provenant de la trame urbaine comme un véritable matériau pouvant ensuite être manipulé et orchestré au sein d’une installation immersive où la ville était, en quelque sorte, synthétisée. Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, le son sculptait ainsi l’espace d’exposition, générant une ambiance ancrée dans la réalité de Québec, mais qui, paradoxalement, propulsait les auditeurs complètement ailleurs.
Concrètement, le dispositif Tonal Landscape Generator traduit des lieux en sons. Il les cartographie et les codifie de manière à générer un nouvel espace de représentation. Casella agit alors comme un directeur artistique ou un chef d’orchestre qui agence les sons et les données numériques afin de proposer un nouveau paysage, à mi-chemin entre la réalité et le virtuel, le tangible et le conceptuel.
À travers cette installation, Casella relativise l’influence qu’il exerce sur son environnement en démontrant que c’est avant tout le monde qui l’entoure qui transforme son regard, et non l’inverse. Il remet également en contexte l’importance de la technologie dans notre manière d’interagir avec la nature, les choses et les individus qui traversent notre quotidien. Ainsi, contrairement à ce que l’on avançait en introduction, ce n’est plus le paysage qui se construit à travers l’œil de celui qui le regarde – en l’occurrence l’artiste –, mais le contraire. Du moins, le paysage n’existe plus uniquement à travers sa seule interprétation. Il en résulte une toute nouvelle manière de concevoir l’espace dans lequel nous évoluons et, du même souffle, une toute nouvelle façon de percevoir et de cartographier la trame urbaine.
- Citation de Marcel Duchamp : «Ce sont les regardeurs qui font les tableaux» dans Marcel Duchamp. 1967 : Ingénieur du temps perdu / Entretiens avec Pierre Cabanne. Paris : Pierre Belfond, p. 122.
- Entrevue accordée à LA CHAMBRE BLANCHE dans le cadre de sa résidence. [En ligne] : www.vimeo.com/249209052 (page consultée le 11 janvier 2019).