Le compositeur de musique électronique, de free jazz, animateur de radio, commissaire audio et artiste en art actuel Érick d’Orion propose Forêt d’Ifs à LA CHAMBRE BLANCHE. L’œuvre précédente, l’installation Solo de musique concrète pour 6 pianos sans pianiste a été présentée à la galerie Oboro en 2007. Dans Forêt d’Ifs, l’artiste laisse de côté le jeu d’une référence directe aux objets tel que rencontré dans Solo de musique. L’intervention de l’artiste à LA CHAMBRE BLANCHE emprunte une approche formelle qui rappelle les expérimentations de Servaas ou encore les premières secondes de Sun in your head1 de Vostell du début des années soixante. En expérimentant avec les mouvements et les distorsions, d’Orion montre l’influence sur sa production sonore inspirée, par la forme, d’œuvres bruitistes et du Arte dei Rumori de Russolo (1913).2 Vostell travaillait le désordre par une structure, ou une narration, influencée par l’époque yéyé américaine. Forêt d’Ifs avance ici dans une direction plus subjective et individualiste, l’artiste utilise les formes de l’oeuvre abstraite avec les baguettes de la noise et entraîne avec lui le spectateur dans cet espace d’interprétation très vaste qu’offre l’installation d’art. Cette expérimentation hyperfluxienne aborde tant l’instantanéité «en direct puis revue en différé» d’une performance in situ (l’ailleurs de la forêt) que la manœuvre technique. Notons qu’ici, l’interactif redonne au linéaire: l’œuvre offre une projection vidéographique en boucle. Alors que dans Solo de musique l’artiste travaille avec des objets reconnaissables en ouvrant par cette approche une confrontation d’énoncés, soutenue par leur référant concret: l’objet piano, ici, les objets sont dans cet ailleurs, ancrés dans l’espace d’Orion et offert pour investigation. Nous apercevons cet aspect d’un volet visuel d’une recherche qui porterait, en quelque sorte, sur la «musique» des sons. Une lecture de l’installation de LA CHAMBRE BLANCHE par cet axe du travail d’exploration sonore donne des repères sur cette incursion dans les arts de l’image. Elle permet, entre autres, la question de cette possibilité que la mathématique bruitiste soit appliquée ici aux codes de l’installation vidéographique. L’oeuvre demande l’effort supplémentaire et inversé, d’un retour par l’image, quasi abstraite d’une part, et par le son transformé rendu objet, amplifié et intempérant d’autre part. Dans cette «vision sonore» d’une lecture formelle de l’installation Foret d’Ifs, se confirme l’abstraction et s’impose alors la recherche justifiée d’une interprétation dans le cyber historique: nous googlerons tous d’Orion.
Forêt d’Ifs est une installation disposée en deux sections distinctes: un vestibule sombre et sonore composé de minuscules haut-parleurs suspendus au plafond et que le visiteur doit invariablement traverser3 pour atteindre la seconde section composée d’une projection sur trois écrans. Ces haut-parleurs miniatures (ou microphone, ils sont réversibles) de la première section émettent des sons à peine audibles, dont seule une écoute attentive peut déceler les vibrations. Ces sons miniaturisés ne se laissent capter que dans les rares moments de silences offerts par la trame sonore très amplifiée de la pièce adjointe. Notons que l’assourdissante trame remplie tout l’espace, le son amplifié s’entend jusque dans la rue. Dès qu’on ouvre la porte, l’onde projetée des haut-parleurs est si forte qu’elle fait vibrer les murs du bâtiment. Pragmatiquement, l’œuvre se déchaîne, défonce et lorsque le visiteur franchi la porte et entre dans le vestibule de l’installation, dont les murs sont peints en noir et où est suspendue du plafond une multitude de fils, on comprend que le discours est celui de la confrontation: le silence parle dans le bruit. Ces fils suspendus sont-ils une représentation de la forêt? Est-ce dans ce coincement vestibulaire que se passe l’immersion annoncée? La première impression de confrontation se solidifie en poursuivant notre marche jusqu’à la projection. En effet, une fois passée l’antichambre, le spectateur se retrouve dans un face à face avec trois projections disposées en triptyque et qui ne laissent finalement que peu de place au recul. Ce vis-à-vis conflictuel et antinomique revient au centre du questionnement, car l’immersion présente est celle qu’on retrouve dans les premières rangées du cinéma, l’immersion de La Ciotat.4 L’image est collée au regard et les ondes acoustiques sont envahissantes, mêmes brutales, l’installation cherche par l’impact pragmatique à dévier le sens et le lien immersif avec les enjeux contemporains est évacué au profit d’un formalisme conceptuel. Ici l’immersion est prise au sens premier et non dans celui que lui donne l’art médiatique: c’est l’immersion au degré de l’altérité (nous sommes en immersion dans ce monde qui nous entoure). Cette immersion basique est brutale par la promiscuité de l’œil avec l’image et par l’impact du bruit, elle s’introduit par appréhension. L’image vidéographique est celle d’une promenade en forêt, le mouvement de la promenade fait fi des conventions cinématographiques, comme si la capture reste secondaire pour l’artiste, saccadée et balancée dans tous les sens, comme pendue au bout d’un fil, d’Orion laisse la parole à ce fil, et c’est ce fil qui nous parle. C’est le déséquilibre, les images arrivent en blocs et la lecture se fait par bribes: un chien entre des feuillages, le vert du feuillage. Où sont donc les ifs tant attendus? Ils apparaissent dans une pause rapide, et la boucle du cercle infernal reprend à l’infini, mais peut-on les reconnaître vraiment? De façon plus technique, les glissements de la caméra laissent de côté la distance physique étirée des extrémités des trois écrans, de toute évidence «ce fil» ne porte pas attention sur ce lien qui lie la capture à sa projection. De plus, la résolution est indéniablement contraignante, suffisamment qu’une première impression est celle d’une vidéo partageant les trois écrans, c’est-à-dire que les 720 pixels se divisent sur trois écrans. Cette impression se trouvera confirmée par l’artiste: effectivement, la projection est construite d’une seule capture. Un seul plan et peu de pixels sur une grande surface et le passage d’une extrémité à l’autre surprennent et brouillent toute narration. Cette volonté néo fluxienne est celle d’un art caractérisé par l’éphémère et l’instantanéité à l’ère du «tout est possible» numérique. Le rôle de l’artiste est celui du redirectionniste. L’artiste vous transporte dans une expérience qui demande un arrêt. Il vous faudra un temps de recherche pour accompagner celle de l’artiste qui suit en ce sens le mandat de la galerie: l’expérimentation d’œuvre in situ.
L’in situ offre aussi des pistes de lectures et tant qu’à y être, passons en revue le texte de l’artiste qui accompagne l’installation. La Forêt d’Ifs dont fait références le titre doit certainement être un élément de lecture, mais pour retrouver cette forêt et en faire référence il faudra pousser plus loin les recherches. L’artiste donne quelques indices de lectures, ces ifs proviennent d’une forêt située sur l’île d’Orléans. La confrontation se joue donc entre la tranquillité de la forêt de l’île d’à côté et les bruits de la ville d’ici. Si les indices sont nécessaires et bienvenus, allons chatouiller le site Internet de l’artiste et cherchons à aiguiser une nouvelle parallaxe réflexive. Nous apprendrons que le travail de l’artiste est celui d’un autodidacte, expérimentateur et dont, de toute évidence, les méthodes proviennent essentiellement d’un travail sonore. Continuons sur Google, et les références se multiplies: Érick parle d’écologies immédiates, de réunir des environnements, la forêt voisine et les abords de la galerie, l’artiste parle aussi d’intégrer le visiteur à l’œuvre. Mais l’expérience est in progress: tous les éléments n’y sont pas encore présents. Il y a une distance entre ce qui est présenté et la note en rubrique. Confrontation donc de forces opposées: nature et constructions, l’in situ et l’ailleurs, la noise et le silence, le dedans et le dehors, la présence et l’absence. Ce qui retient le plus mon attention c’est la première dialogique entre nature et construction. L’antinomie est à deux niveaux, l’urbanité à la nature et la représentation au vide sonore. Mais dans cette image, difficile d’y trouver le silence de la forêt. De plus, la caméra désordonnée questionne notre capacité à écouter, l’hyperactivité naturelle de notre regard. Les cognitivistes ont démontré comment la rapidité du regard construit notre modèle conscient. C’est l’action incarnée, celle qui scrute cherche à comprendre et qui construit, modèle et valide le monde dans lequel nous évoluons. Ici, même la tranquillité de la Forêt d’Ifs doit être lue par la vitesse. D’Orion, manipule une caméra et scrute pour nous. L’installation parle des technologies de l’image par la démonstration du contraire: elle pointe vers les technologies immersives qui laissent au spectateur le choix des regards. Loin à l’opposé de l’image de synthèse, entraîné par la main guide de la caméra, aucun choix ne subsiste autre que de laisser faire ou sortir. Impossible au visiteur d’arrêter le cycle, même si celui-ci se trouvait, comme le voudrait l’artiste, intégré à l’œuvre, il serait bien malgré lui capturé dans une boucle interactive contraignante.
On peut comprendre dans cette installation que l’autodidaxie ouvre la porte aux artistes qui peuvent explorer des chemins toujours plus larges et qui mènent toujours quelque part. L’autoformation est au centre de plusieurs intérêts actuels surtout lorsqu’on l’associe au terme très vague d’interdisciplinarité. Cet apprentissage par soi-même est presque une valeur sûre à l’heure d’Internet alors que d’un seul clic on devient géographe, économiste, légiste, vidéaste, musicien, et bien d’autres choses encore. D’Orion avoue construire une œuvre brute, c’est le travail de la noise, celle qu’on associe au circuit bending. La musique bruitiste, créée par des manipulations volontaires des circuits électroniques pour les faire dévier des intentions instrumentales. Les manipulations sont généralement aléatoires et subjectives. Reed Ghazala5 inventa ce terme lorsque deux sections d’un même circuit se furent accidentellement court-circuitées, déviant les flux électriques et produisant un son nouveau; la fameuse noise en question. Mouvement issu des années 50 et qu’on peut rapprocher directement de la fin de la pensée moderne, c’est-à-dire l’exploration par la déconstruction post-moderne. Cette volonté est toujours actuelle et se retrouve bien vivante dans l’art actuel. Il s’agit de suivre le chemin de l’erreur et se laisser glisser dans l’espace abyssal des possibles. Ce questionnement trouve-t-il toujours sa place dans l’immédiat des individus? La question ne cherche pas de réponse, tout le travail est nécessaire, toutes les œuvres prennent part à la discussion actuelle, qu’elles soient hyperréalistes, situationnistes ou simplement dé-constructives. D’où proviennent ces formes qu’on ne reconnaît pas et ces sonorités inaudibles? Il faut «surfer», voir ailleurs. Il faut lire les textes, réveiller Internet, s’instruire dans les archives des œuvres précédentes. Découvrir que l’œuvre bruitiste parle beaucoup à l’auteur de l’oeuvre, l’instrument dévié des intentions de son inventeur parle d’elle-même, elle fait le discours de l’ère du vide,6 d’un rapport purement formel, ce vide comporte plusieurs intérêts à commencer par l’étalage de valeurs ludiques.7 Ce cher Ned Ludd qui plaçait des cailloux dans les machines menaçant le travail fait main et dont dépendait son salaire. Le fantôme dans la machine effrayait jusqu’à lui préférer l’aliénation du travail à la chaîne. Cette peur s’effrite, personne ne veut plus du travail à la chaîne, ce sont les premiers pas de l’enfance et la joie d’une victoire sur soi-même, qui prend le dessus sur la peur de tomber, au point d’en oublier totalement les premiers instants d’angoisse. C’est la grande marche collective qui ne recule pas malgré les hésitations et retours post-modernes. C’est le pas qui cherche inlassablement l’objectif de l’Homme laissant l’individualisme devant son propre abysse, ce moment intergalactique construit par lui-même.
- Vostell, Wolf. 1963, Sun In Your Head. Allemagne: Fluxus, 07:08 minutes [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=z5krhw54oqs&gl=FR&hl=fr (page consultée le 28 septembre 2008).
- Russolo, Luigi. 1913, L’art des bruits: Manifeste futuriste. Italie: version française [en ligne]. http://luigi.russolo.free.fr/mani1.html (page consultée le 28 septembre 2008).
- C’est le guet-apens classique, le canyon adoré des Indiens de l’interactif, le spectateur ainsi pris doit nécessairement interagir dans le passage obligé sous le flux des senseurs.
- Lumière, Louis. 1896, L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat. France: Société Lumière, 50 secondes [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/L’Arriv%C3%A9e_d’un_train_en_gare_de_La_Ciotat (page consultée le 28 septembre 2008).
- Ghazala, Reed [en ligne]. http://www.anti-theory.com/ (page consultée le 28 septembre 2008).
- Lipovetsky, Gilles. 1983, L’ère du vide: essais sur l’individualisme contemporain. Paris: Éditions Gallimard, 246 p.
- Fox, Nicols. 2002, Against The Machine: Hidden luddite tradition in literature, arts and individual lives. San Francisco: Éditions Island Press, 240 p.