En entrant dans la salle, au centre de la pièce, le spectateur est emporté par une étrange sensation de vertige; une perte d’équilibre et de contrôle. Mais le vertige ne vient pas de la hauteur: c’est plutôt l’impression que le corps est déjoué par les notions d’espace et de temps qui bouleverse l’univers habituel du visiteur. Car dans l’œuvre Box de Sombra, tout est à redéfinir. Même l’espace de la galerie, pourtant si familier, n’arrive plus à offrir un minimum de stabilité. Se libérant de sa fonction de lieu d’exposition, il devient, pour un instant ou infiniment, l’œuvre même.
Pour réaliser Box de Sombra (Boxe de l’ombre), l’artiste mexicain Miguel Monroy a disposé au sol quatre projecteurs. Sur chacun des murs, il projette l’image de ce même mur, où l’on peut voir l’artiste et les employés de LA CHAMBRE BLANCHE évoluer dans une ronde sans fin. Chacun leur tour, ils entrent dans l’espace d’exposition, comme si nous étions au moment du montage de l’œuvre. L’image de leurs corps se perd quelques secondes, soit le temps de traverser la pièce, puis réapparaît sur un mur, pour installer un des appareils de projection. Alors que le regard du spectateur est encore fixé sur l’image mobile, tentant de saisir le dédoublement de l’espace, un autre membre de l’équipe fait son entrée. Puis un autre, et ainsi de suite. Pris au milieu de cette chorégraphie, où il semble être le seul à ne pas savoir où se placer, le visiteur voudrait accrocher le regard de ceux qui continuent d’aller et venir. Car même si ce dernier est en tout temps conscient qu’il ne s’agit que d’un jeu de projections, il ne peut s’empêcher d’être constamment troublé par ce lieu où la fiction croise le réel. Ses repères ne cessent de glisser, le laissant dans le doute quant aux limites de l’œuvre.
C’est par un procédé complexe de mise en abyme, généralement décrit comme l’œuvre dans l’œuvre, que Monroy amène le spectateur à interroger la structure même de son travail. L’histoire de l’art connaît son lot d’œuvres célèbres utilisant ce procédé, pour ne mentionner que Le Portrait des époux Arnolfini de Jan Van Eyck (1434), où un miroir placé à l’arrière-plan permet de voir le peintre en train de réaliser le tableau. Ce retour sur l’œuvre – qui provoque «un repli sur le signifiant,»1 selon les termes employés par Christine Dubois dans son étude sur la mise en abyme – est reconnu pour son pouvoir réflexif, provocant chez le spectateur une prise de conscience et une interrogation sur la genèse même de l’œuvre.
Mais qu’en est-il de l’actualisation de ce procédé? Suivant les préoccupations de l’art contemporain et actuel, il semble que la mise en abyme tend à se tourner vers l’enjeu de la mise en exposition des œuvres et l’expérience immersive du spectateur.
Il est à ce sujet intéressant de faire un parallèle entre Box de Sombra et les Museum Photographs de Thomas Struth, où ce dernier s’emploie à exposer des photographies de spectateurs en train de regarder des tableaux.2 Devant ces œuvres qui réitèrent l’action du moment, le visiteur est directement interpellé, presque forcé à s’interroger sur son propre comportement et sa situation dans l’espace d’exposition. Si le même genre de réflexion se produit avec Box de Sombra, c’est toutefois avec une densité quelque peu différente, puisque celui-ci est directement enjoint à l’action. Qu’il le veuille ou non, le spectateur est au cœur de l’œuvre de Monroy. Plus encore, on peut dire qu’il est littéralement sous les projecteurs. Les faisceaux lumineux diffusés par les appareils de projection dessinent son ombre et dédoublent son corps, le propulsant dans cet espace où deux réalités distinctes s’emboîtent. Tout en apprivoisant l’œuvre, celui-ci peut jouer avec les ombres et leurs différences d’échelles en se déplaçant dans la salle, accédant ainsi à l’aspect plus ludique de l’œuvre, qui est une caractéristique récurrente dans la pratique de l’artiste.
Fort de son approche multidisciplinaire, Monroy a d’abord travaillé avec l’idée du ready-made, en détournant le sens des objets du quotidien et en changeant les conditions de leur présentation. Dans ses œuvres, l’artiste pousse parfois le jeu jusqu’à toucher au registre de l’absurde, comme dans Walking Machine (2008), où il expérimente la possibilité de faire de la trottinette sur un tapis roulant. Box de Sombra se situe dans la continuité de cette démarche, même si l’artiste y explore un nouveau territoire et de nouvelles dimensions, en ne questionnant non plus le sens des objets, mais celui de la galerie. Inspiré par le projet de résidence de LA CHAMBRE BLANCHE, qui lui offrait la chance d’investir le lieu pendant plusieurs mois, Monroy a décidé de déplier l’expérience in situ en se concentrant sur les spécificités du centre d’artiste mis à sa disposition, soit son matériel, son espace et son personnel. En fait, toute la force de sa mise en abyme se trouve dans cette proximité de l’œuvre avec les éléments du réel, créant un véritable brouillage entre l’espace d’exposition et l’œuvre, de même qu’entre le moment de son installation et celui de sa présentation.
Mais au-delà de la confusion qui entoure les paramètres de lieu et de temps, le vertige ressentit devant Box de Sombra se construit à travers la répétition de l’action, faisant chavirer l’œuvre vers l’ivresse de l’infini. En fait, le rythme de la projection en boucle provoque une impression de suspension du présent, comme si l’œuvre n’en finissait jamais d’être installée. Toutefois, comme la sensibilité de Monroy nous le suggère, ce genre de système est bien souvent imparfait. L’artiste en avait brillamment fait la démonstration en changeant des pesos en dollars, puis en faisant l’opération inverse, encore et encore. Suivant le principe de l’équivalence des valeurs, les transactions auraient dû se poursuivre indéfiniment, mais bien vite, il ne restait plus rien. Alors qu’en est-il de Box de Sombra? La répétition de ce même geste – celui de l’installation de l’œuvre – ne trahit-elle pas la nature même de l’œuvre exposée? Si la mise en abyme nous fait voir la genèse de l’œuvre, elle nous rappelle aussi que cette œuvre in situ, tissée à même le lieu où elle est exposée, ne pourra pas s’éloigner éternellement du moment où elle sera désinstallée. Il semble y avoir quelque chose de prédéterminé pour cette œuvre, mais aussi, peut-être, pour les spectateurs qui errent entre les quatre murs de la galerie.
Box de sombra. Boxe de l’ombre.3 Tels les boxeurs qui s’entraînent en solitaire, en imaginant la réaction de leur adversaire à travers leur propre ombre, le visiteur de l’œuvre de Monroy est confronté à une sorte de vide. Malgré tous ces gens, ces ombres et ces projections qui viennent et repartent, la solitude semble régner dans l’espace dénudé de la galerie. Monroy, en questionnant ce lieu de rencontre entre les visiteurs et les œuvres, fait-il référence à un combat dont l’issue est déjà déterminée?
- Dubois, Christine. 2006, «L’image «abymée»». Dans Images Re-vues, No. 2, Document 8, p. 2. Site internet [en ligne]: http://imagesrevues.revues.org/304 (page consultée le 28 novembre 2012).
- Schmickl, Silke. 2005, Les Museum Photographs de Thomas Struth: Une mise en abyme. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005. 77 p.
- L’expression «boxe de l’ombre» fait référence au shadowboxing, un exercice d’entraînement utilisé dans les sports de combat.