Archives de l’auteur : Marie-Lucie Crépeau

Québec: observations sur le familier et l’exotique

Chaque résidence d’artiste est un rendez-vous. Pour le Brésilien Frederico Câmara, ce rendez-vous a lieu en janvier et février 2006 à Québec, ville francophone, très peu multiethnique, terrain propice à alimenter ses réflexions sur la façon dont lui-même et les gens composent et perçoivent leur environnement naturel, culturel et social.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La vie d’errance qu’il a choisi de mener comme artiste séjournant pour des périodes plus ou moins longues aux quatre coins du monde l’a rendu sensible à l’impact de l’urbanisation sur les paysages. De plus en plus menacé par des intérêts centrés sur l’économie et la mondialisation, le cachet des villes se perd au profit d’une uniformisation les amenant à toutes se ressembler.

Ce qui l’attire donc, dans toutes ces villes où il séjourne, c’est ce qui leur est singulier, ce qui en fait l’authenticité. Le regard attentionné qu’il porte sur les choses et les êtres qu’il croise en arpentant les lieux se traduit par une installation qui donne à voir de l’exotisme dans ce qui nous semblait pourtant familier. Cela est tellement vrai que lors de la présentation de l’installation, nombreuses sont les personnes qui se sont interrogées sur la provenance des images: toutes provenaient pourtant de ses observations à Québec et n’étaient pas retouchées numériquement.

Ayant rapidement compris que les caprices de l’hiver sont une des réalités inhérentes à Québec, plusieurs de ses images, prises à l’extérieur, y font référence et montrent la volonté de notre marcheur de vouloir s’imprégner de cette réalité. Travailleurs détachant les glaçons accrochés en bordure des toits, détails d’éléments architecturaux des maisons qui ont pour fonction de composer avec la neige, pancarte signalétique indiquant «Danger: chute de glace», bouées d’hiver sur le fleuve, équipement mobile de déneigement, murets et abris d’automobiles érigés pour quelques mois, arbres emmaillotés et sculptures de glace aux devantures des commerces. Mais aussi, des gros plans sur des visages aux joues rougies par le froid et le vent, des mitaines de laine tout incrustées de neige, des traces de pas après une tempête, le pont dont la silhouette se devine sous le brouillard. Il y a aussi toute une sélection d’images relatant divers moments de festivité du Carnaval d’hiver de Québec. Les captations visuelles et sonores qu’il a faites des défilés, danses et chansons traditionnelles autochtones ou issues du folklore québécois viennent insister tant sur les différences que sur les affinités de ce carnaval avec celui de Rio de Janeiro, plus près de ses racines brésiliennes.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Qu’il s’agisse de photographie ou de vidéo, Frederico Câmara possède un sens aigu du cadrage de l’image (au moment de la prise de vue) et de son rendu (diffusion en galerie). Au cours de sa résidence d’artiste d’une durée de six semaines, il bonifie régulièrement la présentation de son installation par de nouvelles images: il choisit d’en enlever certaines, d’en ajouter d’autres, de modifier leur séquence tout en faisant appel à différents supports et formats. Comme ces images sont projetées à divers endroits en salle d’exposition, cela incite le spectateur à se déplacer, et il devient extrêmement difficile de toutes les visualiser, à moins d’y passer un nombre d’heures considérable. Cela fait partie des tenants et des aboutissants de cette œuvre qui, curieusement, demeure épurée malgré son nombre impressionnant d’images, et la présence sonore qui joue un rôle très important.

Il semble que, plongé dans un environnement francophone dont il ne comprend ni ne parle la langue, Frederico Câmara se soit montré attentif à la musicalité des mots plutôt qu’à leur sens. Cette préoccupation est présente dans l’installation: outre les chansons évoquées précédemment, les bribes de conversations, les chants d’oiseaux et les bruits urbains forment une trame sonore dynamique. Cette superposition des diverses composantes sonores avec les nombreuses images présentées dans la salle d’exposition transforme notre façon de les percevoir et de les intérioriser: car, si certains sons ont un lien cohérent avec l’image, d’autres créent des associations plus inusitées. À ce chapitre, la mise en rapport d’images faisant référence à des ambiances typiquement hivernales et d’autres issues de ses visites dans les jardins luxuriants de la serre indo-australienne du zoo vient amplifier les effets de contraste. Le dispositif visuel et sonore mis en place par Frederico Câmara s’appuie ainsi sur des changements de rythme, marquant des pauses de silence ici pour mieux repartir là, en permettant au spectateur d’éprouver des sensations continues, mais sans le brusquer. Car son approche est plutôt contemplative: elle est un éloge à la lenteur. Plutôt que de provoquer les choses, il leur laisse le temps de se manifester. Il photographie avec discernement et filme généralement en plan fixe.

Le résultat, en salle d’exposition, traduit par ailleurs cette notion de lenteur qui nous incite à la concentration d’autant plus que la semi-obscurité qui y règne favorise un rapport intimiste avec l’œuvre. On se souviendra sûrement de cette séquence où on voit évoluer des méduses tout en entendant en filigrane le déferlement de voix rieuses et cristallines d’enfants. Les images vidéo de ces langoureux déplacements aquatiques jouissent d’une ambiguïté remarquable: d’apparence floue et monochrome, elles sont pourtant en couleurs et c’est la noirceur et la profondeur de l’eau, mêlées à l’évanescence de ces animaux marins, qui provoquent ces effets intrigants. Jouant sur plusieurs registres d’échelles et de textures des images (projection plein mur ou délimitée par le format du moniteur TV, ou même parfois directement de la caméra numérique installée sur un trépied), l’artiste partage avec nous les sujets de prédilection qu’il développe dans ce projet: des scènes urbaines et d’autres provenant du parc aquarium et du jardin zoologique. Il s’intéresse aux choses disponibles que lui procurent ces trois thèmes et se pose toute une série de questions à leur égard.

Bien qu’au moment de sa visite à Québec une forte controverse entourant la fermeture du Jardin zoologique du Québec ait occupé largement la place médiatique, ce n’est pas ce qui l’a incité à l’intégrer au centre de sa réflexion. Certains de ses projets artistiques antérieurs démontrent que ces lieux, conçus pour sauvegarder les espèces animales, végétales et marines, avec toute la charge d’exotisme qui se dégage des collections de zoos, aquariums, jardins botaniques et autres musées, sont pour lui une source d’inspiration. Dénaturées de leur milieu d’origine, ces diverses espèces sont conservées en captivité dans des conditions où l’on recrée un environnement artificiel, écosystème fragile pouvant à tout moment basculer, à l’instar des cités.

Une des séquences filmiques prépondérantes est celle de l’oiseau dans la serre indo-australienne du jardin zoologique, qui est filmé durant une vingtaine de minutes en plan fixe. Seul sur son perchoir, il fait des vocalises, n’interrompant que rarement ses trilles pour pencher nerveusement la tête, interroger du regard, changer de position en sautillant et secouant ses ailes. Cette séquence est retransmise dans un moniteur TV, telle une nouvelle cage lumineuse enfermant cet oiseau dont on ne sait pas si son chant exprime la plainte ou la joie, l’inquiétude ou l’appel léger et enjôleur. Ce rendez-vous en tête-à-tête avec l’oiseau (un tabouret est placé juste en face du moniteur) a peut-être pour but de confronter le spectateur à sa propre condition existentielle où il lui arrive de se sentir plus captif que libre, seul avec les gens, exposé aux regards, confiant ou hésitant, triste ou heureux.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ce ne serait pas la première fois que Frederico aborde cette thématique comme en fait foi cette autre installation-performance artistique intitulée «Habitat» qui s’est déroulée en 2003 à Stuttgart, en Allemagne. S’inspirant du récit des gens qui font de l’escalade et se voient souvent contraints de passer la nuit à flanc de montagne, il a installé le tronc d’un chêne, tel un perchoir, fut installé à cinq mètres de hauteur du sol dans son atelier. Durant dix nuits consécutives, sous le regard des visiteurs ayant accès au lieu durant ce temps, il s’est donné comme défi de dormir sur ce lit de fortune, sous lequel était érigée une montagne de foin, dont à chaque jour une quantité était prélevée jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus du tout, accentuant ainsi l’extrême vulnérabilité de l’artiste en cas de chute.

Son travail souligne aussi la précarité de la condition d’artiste en général et de la sienne en particulier, lui qui, depuis près de dix ans, vit comme résident dans divers pays. Car s’il faut déjà une bonne dose de courage pour être un artiste, il en faut peut-être encore plus pour être un artiste vivant ailleurs que dans son pays d’origine.

En réalisant ainsi des résidences artistiques à travers le monde, c’est chaque fois un nouvel apprentissage du regard qui s’impose à lui par la découverte de nouveaux endroits, publics et privés, et des personnes qui y évoluent. Cette vie d’errance est le miel qui nourrit ses œuvres qui, à leur tour, nous emmènent loin, ailleurs.

Mais l’art de Frederico Câmara n’est pas nécessairement autobiographique, ni revendicateur, et encore moins moralisateur. S’il y avait à chercher la plus grande forme d’engagement de ce travail, ce serait du côté d’une lutte subtile, mais tenace, à l’usure des expériences sensorielles, à celle de l’effritement du regard qui nous conduit subrepticement, un jour, à ne plus voir ou remarquer les choses et les personnes qui nous entourent.

Je conserve en moi les souvenirs heureux de mes visites de l’exposition de cet artiste, chaque fois y découvrant une version nouvelle, plus approfondie, des préoccupations lui tenant à cœur. Cela m’incite à donner en conclusion cette citation de Rainer Maria Rilke:

«J’apprends à voir. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais tout pénètre plus profondément en moi et ne reste pas à l’endroit où, d’habitude, cela venait toujours s’achever. J’ai un intérieur dont je ne savais rien. Tout s’y dirige. […] Je n’avais par exemple jamais pris conscience du grand nombre de visages qui existent. Il y a une foule de gens, mais beaucoup plus de visages encore, car chaque individu en a plusieurs.»1

  1. Rilke, Rainer Maria. 1995, Les carnets de Malte Laurids Brigge. Traduction nouvelle de Claude Porcell, Paris: Éditions Flammarion. p. 25.