Archives de l’auteur : Julie Théberge

Louis-Robert Bouchard (Québec) et Franck Soudan (Belgique) – In [di] visible

Plus nos appareils technologiques de communication deviennent conviviaux, plus leur fonctionnement nous est étranger. Quel est notre rapport à la technologie et à son utilisation au quotidien dans notre manière de communiquer? Telle est la question abordée lors de la résidence de Louis-Robert Bouchard et Franck Soudan, duo formé par un projet de résidence croisée de LA CHAMBRE BLANCHE et de l’organisme belge Transculture. Artiste multidisciplinaire, Louis-Robert Bouchard fusionne l’électronique, la musique, l’art audio, la vidéo, l’installation et la scène. Franck Soudan, quant à lui, est artiste-programmateur et chercheur dans le domaine des arts et des humanités numériques à l’Université de Savoie en France. Chacun s’intéresse à la rencontre des disciplines. Pour Soudan, cela se manifeste par «faire des machines qui font des œuvres plutôt que des œuvres qui sont des machines»1. Pour sa part, Bouchard s’intéresse «à la manière dont la multidisciplinarité peut bonifier chacune des disciplines à l’œuvre»2. Ensemble, ils ont créé, en deux temps, le prototype d’une machine à générer des poèmes à l’infini.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le premier volet de cette résidence s’est déroulé en Belgique et a servi à amorcer une recherche conceptuelle conjointe en matière de télécommunication et d’art numérique. Les investigations menées ont produit des documents concernant divers modèles de télégraphes électriques complexes, dont le télégraphe de Sömmering, ainsi qu’à une anthologie de textes (poèmes et nouvelles) échangés par les télégrapheurs de l’époque. Ces derniers deviennent non seulement les pistes à suivre pour la continuité de la réflexion, mais aussi des matériaux à amalgamer afin d’interroger la relation de l’humain avec ses appareils de télécommunication en constante évolution et le besoin fondamental de communiquer avec ses semblables.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Le deuxième volet de la résidence consistait à construire un dispositif prototypique de télécommunication inspiré du télégraphe, qui créerait des poèmes grâce à un processus d’encodage numérique et à un système de requête circonscrit. Soudan et Bouchard rendent volontairement l’interface et les processus de ce dispositif visibles en ralentissant le flux d’information en lui donnant une qualité sensible par le son et la lumière. Le seul aspect invisible de la proposition de fin de résidence est le processus du transfert du codage et de l’encodage.

crédit photo: Ivan Binet

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Soudan s’est chargé de la programmation de la banque de données et du moteur de recherche. Comme le mentionne l’artiste-codeur «pour faire des poèmes, ça prend des poèmes». Il s’est servi de la banque de données Guttenberg.org, où il a eu accès à des poèmes et courts textes que les opérateurs de télégraphes, jadis, s’envoyaient dans leur temps libre. La programmation a ensuite permis d’assembler aléatoirement ces poèmes et d’en générer des nouveaux. Bouchard était pour sa part responsable de la conception des dispositifs en bois ainsi que de la mécanique de ralentissement et de perceptibilité du flux d’information.

À la fin de ce deuxième volet de résidence, la machine et ses composantes se trouvent sur une table, installée sur une nappe noire, dans la grande salle de LA CHAMBRE BLANCHE. On y voit des fils, des câbles, le dispositif de télécommunication, l’imprimante et un ordinateur d’où part la recherche de textes et qui affiche les codes de programmation. L’ordinateur est relié au dispositif de télécommunication responsable de ralentir et de rendre visible les flux d’information par le truchement de huit ampoules stroboscopiques. Il est également relié à une mini-imprimante installée dans une petite boîte en bois. C’est de là que sortent, imprimés sur un rouleau de tickets de caisse, les poèmes générés par la recherche. Avec son amalgame de construction en bois réalisée avec soin, de technologie moderne et de structures de transmission visibles, la machine de Bouchard et de Soudan est un merveilleux mélange de modernité et d’archaïsme, de raffinement et de rusticité. In [di] visible interroge l’interstice entre le fini/matériel et l’infini/immatériel: le codage permettant des combinaisons à l’infini est limité par les aspects physiques de son incarnation.

  1. Entrevue accordée à LA CHAMBRE BLANCHE dans le cadre de sa résidence. [En ligne] : https://vimeo.com/333770585 (page consultée le 27 novembre 2020)
  2. Ibid.

Amélie Laurence Fortin (Québec) – 10x (Puissance de 10)

Quand on entre dans la galerie, l’atmosphère est froide et séduisante. Il y règne un climat de raffinement aride, généré par l’intensité de la lumière du néon suspendu au plafond et par le blanc de la salle, contrastant avec les formes noires, grises et jaunes disposées dans l’espace. Un drapeau noir et l’autre jaune bordent un large socle. Juste en face, trois drapeaux noirs suspendus au mur bougent aléatoirement dans la galerie. Les drapeaux sont brillants et enduits d’un produit qui les fige dans un mouvement provoqué par un vent invisible. Une trame sonore à deux temps se partage l’espace. La première, un son vertigineux, participe à la création d’une ambiance futuriste de film de science-fiction apocalyptique. L’artiste explique qu’il s’agit d’une roche glissant sur un cours d’eau gelé de l’Arctique. Ce son, exempt de manipulation, est la manifestation la plus fidèle de ce moment issu du bout du monde. Se mêlant à ces sonorités, une autre pierre de l’Arctique glisse en rotation sur le socle noir bordé des drapeaux. Le son est strident, agressant même. Avec ce mouvement, la pierre creuse et transforme son sillon, provoquant des changements dans la nature du son produit au fil des résolutions. Rotations, orbites, temps, vibrations, toutes les pièces de l’installation fonctionnent telles des portes d’entrée pour explorer la relation entre l’humain, l’infiniment petit et l’infiniment grand. Ce sont précisément ces questions relatives à la position de l’humain entre le microscopique et l’univers que l’artiste polydisciplinaire Amélie Laurence Fortin aborde au cours de sa résidence 10 x.

crédit photo: Ivan Binet

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Sa résidence s’est déroulée dans le cadre de la neuvième Manif d’Art à Québec. Son travail rejoint naturellement les thèmes proposés par le commissaire Jonathan Watkins, soient les questionnements sur les relations de l’humain avec la nature, son environnement, ses semblables et son avenir sur terre. Pour Fortin, le contexte de la résidence à LA CHAMBRE BLANCHE est particulier: «Ma pratique des arts visuels est le plus souvent basée sur la traduction de nouveaux affects, concepts et percepts produits par des expériences diverses impliquant un défi. [Avec la résidence], je voulais vérifier ma capacité à performer dans un contexte oppressant composé des facteurs suivant: aucune idée en amont, temps réduit, financement inexistant, prestation dans le cadre d’une biennale internationale scrutée par le milieu professionnel des arts visuels.»1 C’est donc dans ce contexte, bien familier à l’artiste, que la résidence a pris forme. Fortin cherche, crée et trouve des contextes de création où ses limites physiques et émotives sont mises à l’épreuve par le biais de défis d’adaptation au milieu. Que ce soit une expédition en kayak, une retraite sur un bateau en Arctique ou une résidence d’artiste.

crédit photo: Ivan Binet

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Amélie Laurence Fortin est entrée dans sa résidence avec comme matériau de base des enregistrements sonores et des images captées lors de sa résidence du Arctic Circle Residency Program, de la Farm Foundation for Art and Science, alors qu’elle faisait partie, en 2017, d’un équipage de chercheurs provenant de divers domaines scientifiques ou artistiques. Avec 10x, elle quitte la planète Terre pour s’intéresser au Cosmos. S’apparentant à un vortex temporel, le temps passé à LA CHAMBRE BLANCHE sert d’amorce à de nouvelles préoccupations par le biais de projets passés; à la fois élargissement et spécialisation d’une pratique, le territoire se transforme en espace.

  1. Correspondance privée entre Julie Théberge et Amélie Laurence Fortin le 28 septembre 2019.

Anna Mitjà Comas (Catalogne) – Exhibiting Cinema Collage

C’est dans le cadre d’un échange avec Bòlit Centre d’Art Contemporain de Catalogne, et grâce au soutien de l’Institut Ramon Llull que LA CHAMBRE BLANCHE reçoit l’artiste Anna Mitjà Comas de la ville de Gérone. Diplômée en communication audiovisuelle, elle poursuit des études de deuxième cycle en art contemporain et travaille son premier long métrage: Les Pedres / Stones. Pour son temps de résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, elle a utilisé la matière de ce long métrage afin d’explorer le film en tant que matériel vidéo et cinématographique et d’en développer le propos et le récit. Ainsi, la galerie devient un espace renouvelé de préproduction cinématographique et c’est par la rencontre des processus du cinéma et du collage que l’artiste a parcouru la narration de son long métrage. Mitjà Comas a provoqué un désordre d’explorations matérielles et conceptuelles. Elle a utilisé la pratique artistique comme moyen de recherche dans le but de développer une nouvelle voix narrative. Cette façon d’appréhender son travail de recherche s’apparente au glanage proposé par Agnès Varda dans son documentaire Les glaneurs et la glaneuse.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Au moment de la présentation publique, la salle se transforme en scénarimage immersif: projection grand format de la bande-annonce sur le mur, stations avec un, deux, trois écrans d’ordinateur, où des scènes du film à venir sont présentées. Au plafond, une structure de bois ressemblant à un échiquier crée des jeux d’ombres sur le plancher. L’intention derrière cette pièce installée devant la projection de la bande-annonce est de recréer un espace rappelant une salle de théâtre où les places sont définies d’avance. Cette structure évoque, selon l’artiste, «les chemins rigides que nous avons et que nous suivons en tant que société»1.

crédit photo: Ivan Binet

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À mi-chemin entre la fiction et l’autofiction, Les Pedres /Stones interroge la figure de l’artiste en relation à la société. L’œuvre raconte le passage critique de l’adolescence à la vie adulte du personnage principal, qui trouve éventuellement sa voie/voix par la rencontre de l’art. Tout comme Mitjà, le personnage principal de la bande-annonce réalise des collages. Ces mêmes collages se retrouvent étalés sur une table ou posés au mur dans la galerie. Ils deviennent une sculpture, une projection, un possible moment du film à venir. Reposant sur un socle, un buste blanc incarne dans une même forme les trois personnages du film. Stratégiquement positionné, il capte la projection et y crée un ombrage. L’objectif ici est de décliner le matériel existant et d’en intégrer du nouveau. Fragments, collages papier, montages cinématographique et installatifs: la salle traduit le travail de réflexion et d’exploration de l’artiste. En transcendant la feuille de papier ou l’habituel Post-it comme outil de découpage et de construction narrative, l’artiste déploie son laboratoire dans la galerie. Un laboratoire qui oscille entre les possibles du chaos et de l’organisation formelle nécessaire à la création d’une œuvre.

  1. Entrevue accordée à LA CHAMBRE BLANCHE dans le cadre de sa résidence. [En ligne] : https://vimeo.com/370564410 (page consultée le 27 novembre 2020).

Michela Mariani (Italie) – Photosociality

Avec Photosociality, Michela Mariani aborde la relation entre l’image sociale et l’intimité à l’heure des réseaux sociaux. L’artiste remet en question ici la propension actuelle à partager sans économie les moments qui jettent sur nous une lumière favorable et à garder pour soi les moments de vulnérabilité. Cet écart entre la réalité et ce qui est partagé sur les réseaux sociaux engendre un rapport mensonger, une fausse représentation de l’existence humaine.

Diplômée de l’Académie des beaux-arts de Bologne, spécialisée en esthétique, Mariani est également photographe publicitaire. Sa démarche artistique utilise la photographie comme moyen de comprendre le monde et de provoquer des rencontres, afin de laisser tomber ces masques de convenances sociales, ces images contrôlées de quasi-perfection, fabriquée et mise en scène, qui réduisent l’existence humaine à un produit de consommation à promouvoir. On constate donc une mise en opposition entre la photo de publicité, contrôlée, manipulée, techniquement forte, dans un but de vente, et la photographie du quotidien, de tous les quotidiens. Une photographie portée par le processus de la prise de vue. Une photographie de non-photographe, ou ce que l’artiste nomme l’erreur photographique, soit «ces moments imparfaits d’où surgit l’étonnement»1.

crédit photo: Ivan Binet

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Tout au début de la résidence, Mariani souhaitait créer une «cartographie émotionnelle»2. Pour ce faire, elle a provoqué des moments de rencontres avec des bénévoles, soit par le biais de contacts de LA CHAMBRE BLANCHE, ou d’interactions informelles avec des personnes croisées dans la rue ou dans des lieux publics de la ville de Québec. Elle a ensuite proposé à ces personnes de mener une recherche sur l’idée de l’intimité. Selon Mariani, l’intimité est «ce que nous aimons et que nous ne voulons pas que les autres voient»3. L’intention de l’artiste est d’abord d’entrer dans l’intimité des personnes rencontrées, de causer une intrusion voyeuse de manière respectueuse et humaine avec l’AUTRE, puis d’amener les bénévoles à réfléchir sur leur propre définition de l’intimité par le truchement de la photographie. Une fois les clichés recueillis, elle redonne un sens aux images telle une metteuse en scène, en les retravaillant et en les disposant dans l’espace selon sa signature artistique.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

La proposition finale de cette recherche à la fois personnelle et collective est composée des clichés des huit participantes et de ceux de Michela. Dans la salle, sur un des murs, les photos intimes sont disposées à la manière d’une cartographie des rencontres de l’artiste. À gauche de la cartographie, une projection fait défiler des photos provenant des comptes Instagram des bénévoles, révélant l’antinomie entre la photographie du quotidien et de l’intime et la photographie contrôlée, trafiquée, mise en scène. Ici, les clichés du quotidien sont fixes, collés au mur en de petits formats. Ils ne peuvent pas se cacher, affirmant leur présence dans l’espace. Le visiteur doit s’en approcher afin de bien en apprécier le contenu. Les images révèlent juste ce qu’il faut d’intime et de mystère. Une fois près du cliché, un certain malaise peut s’installer, causé par cette curiosité envers un secret volontairement partagé. Les images des comptes Instagram, quant à elles, défilent à l’infini tel un flux interminable d’images interchangeables. Dans la galerie, seuls ces deux murs sont investis, laissant planer l’idée que ce qui est présenté n’est en fait que la pointe de l’iceberg.

  1. Entrevue accordée à LA CHAMBRE BLANCHE dans le cadre de sa résidence. [En ligne] : https://vimeo.com/365197034 (page consultée le 27 novembre 2020).
  2. Ibid.
  3. Ibid.