Archives de l’auteur : Dominique Lepage

Autour de Lighthouses d’Alice Jarry et Vincent Evrard

Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, de multiples sources lumineuses sont appareillées à des compositions de verres et de prismes dichroïques, de miroirs et de lentilles photographiques. Certains éléments sont arrimés à des moteurs réglés aléatoirement pour amener, dans un mouvement imprévisible, à la fois implacable et délicat, la lumière à se déployer en des irisations changeantes, accompagnées du son des moteurs et de l’entrechoque des matériaux à l’œuvre. Plongée dans la pénombre, la galerie s’illumine de cette série d’installations projetant sur toutes les surfaces du lieu des rayonnements polychromes, qui parcourent la pièce sans l’envahir et en redessinent continuellement les contours, en même temps qu’ils réagissent à la configuration de l’espace.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Alice Jarry et Vincent Evrard mettent ainsi les matériaux de constitution de l’image cinématographique au service d’un jeu diffractif à plusieurs niveaux, composant cette constellation irisée significativement nommée Lighthouses. Le phénomène de diffraction de la lumière est ici convoqué au premier rang. Plus encore, la logique de la diffraction, comme mode d’interprétation et d’interaction avec le réel, imprègne l’ensemble de l’œuvre. La lumière elle-même est ainsi intégrée à une dynamique d’interactions matérielles et sémantiques suggérée par ses propriétés ondulatoires. Elle ne sert pas à montrer une image ou d’un objet à montrer: mais plutôt, chacun de ces petits phares est source de déploiements lumineux et sonores advenant les uns à travers les autres, transigeant et interférant d’emblée avec toutes les composantes de l’environnement, et plongeant le participant au cœur de ses modulations.

Diffractions

La diffraction est le phénomène optique par lequel les rayons lumineux sont déviés et diffusés en rencontrant les bords d’un obstacle, ce qui permet notamment de séparer la lumière en faisceaux de couleur distincts et de les recomposer en lumière blanche. Les technologies actuelles de projection de l’image exploitent les propriétés diffractives des verres et des prismes dichroïques, conjointement à des assemblages de miroirs et de lentilles. Ces composantes sont ici reprises à nouveaux frais, pour être assemblées de manière inusitée, ouverte et dynamique. L’installation se présente ainsi comme une série de petits projecteurs déconstruits mais fonctionnels, chaque pièce intervenant selon sa logique propre dans une composition nouvelle et imprévisible.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Le processus de diffraction est ainsi au centre d’une installation qui travaille la lumière en la délestant de sa fonction mimétique ou représentative, pour la laisser agir dans sa matérialité propre, à même les composantes qui quotidiennement l’orientent vers nos écrans. L’installation, en outre, ne se limite pas à la juxtaposition d’une série de petits phares répartis dans l’espace. L’ensemble est solidaire, non selon une orchestration spécifique, mais parce que les déploiements lumineux qui circulent dans l’espace et les sons produits par les installations se croisent et interfèrent. Ultimement, la rencontre même des artistes se laisse comprendre en ces termes: la lumière entrant dans LA CHAMBRE BLANCHE par l’intervention de Jarry et d’Évrard s’y manifeste en des points de rencontre résultant de l’interaction de leurs démarches. Rencontre, notamment, d’une sensibilité tournée vers l’événementialité et le pouvoir d’action de la matière, et d’un souci des processus de constitution du sens et du récit.

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

crédit photo: Carol-Ann Belzil-Normand

Cette approche s’inscrit dans la méthode de lecture diffractive développée au cours des deux dernières décennies, particulièrement par Donna Haraway et Karen Barad. Alors que le phénomène optique de la réflexion structure le paradigme classique de la connaissance, selon lequel la vérité d’une représentation dépend de sa ressemblance avec l’original, l’approche diffractive propose d’apprendre à penser suivant la logique de la déviation et de la diffusion des ondes lumineuses. Celles-ci produisent en effet des interférences révélatrices, autant des objets rencontrés que des mouvements de la lumière même. Au discours portant sur la matérialité, la lecture diffractive préfère l’enchevêtrement de la matérialité et du discours. À la connaissance comprise comme reflet adéquat d’objets maintenus à distance, elle préfère la connaissance vécue comme pratique concrète d’engagement dans le monde. Elle cherche à rendre compte des points de rencontre significatifs entre la matérialité des choses et le sens dont elles sont investies1.

La réalité de l’image

Dans cet esprit, les matériaux de la projection cinématographique sont ici mis en action d’une manière qui dissout la frontalité habituelle de l’image. Cette dernière relève de la logique réflexive: l’image doit être un miroir de l’original; soit la plus parfaite représentation d’une idée, l’imitation fidèle d’une réalité ou du moins des traits de la réalité au profit de la réussite d’une illusion. Or ultimement, et paradoxalement peut-être, l’illusion réussie – donc l’image ressemblant au réel – tend à dissoudre l’identité du spectateur. Celui-ci, absorbé par le spectacle visuel et sonore déployé devant lui, s’y perd et s’y oublie. Il n’y a pas que cela, bien sûr, mais force est de constater que la toute-puissance contemporaine du cinéma et de la vidéo sont de cet ordre: ils catalysent le renoncement du spectateur à son engagement dans le réel. L’image, dès lors, sert à ne pas voir, à ne pas se positionner.

Ici, au contraire, le spectateur devient nécessairement participant en rencontrant les matériaux de constitution de l’image elle-même. La lumière mise en scène n’intervient pas comme un agent neutre s’effaçant dans la révélation des objets qu’elle rend visibles. Bien plutôt, elle se révèle et se montre en même temps que les corps qu’elle illumine, et qui à leur tour en modulent les trajectoires. Les ombres, en revanche, n’incarnent pas la simple négativité de l’absence du visible. Le corps qui fait obstacle agit non seulement comme un arrêt de la lumière, qui dessine en négatif la silhouette obscurcie de l’objet rencontré, mais aussi, par la diffraction, comme un révélateur de ses propriétés ondulatoires et polychromatiques. De même, les cliquetis et les chocs soulignent la matérialité de l’image souvent associée à une sorte d’immatérialité de la lumière. La lumière même, au-delà de son caractère éthéré, paraît ainsi dans le travail d’une matérialité qui agit sur les corps qui eux se montrent en la réfléchissant, en l’absorbant, en la bloquant, etc. De plus, les dispositifs techniques mis en œuvre sont visibles. Autant que les mouvements des participants, l’intervention des artistes est apparente: fils et moteurs font partie de l’ensemble. Présents dans ces traces, ils se retirent pourtant au dernier moment pour laisser le hasard décider des mouvements des moteurs.

Crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Le jeu de projections ainsi déployé ne favorise pas la dissolution du spectateur dans l’image. Dans cette dynamique où lumière, matériaux, ombres et personnes se meuvent ensemble, aucune posture ne permet au participant d’ignorer sa position. Celle-ci est toujours immédiatement et visiblement agissante. La passivité du spectateur assigné à une position de réceptivité est défaite pour le pousser dans la co-constitution des formes déployées dans l’espace. Il est en effet impossible d’accéder à l’installation sans l’affecter. Nécessairement, les faisceaux lumineux rencontrent les corps des participants, dont les ombres s’immiscent entre les formes projetées sur les murs. De même, le son de leurs pas, le bruit de leurs respirations, voire de leurs paroles rencontrent celui des cliquetis de verre résonnant dans l’espace. Le spectateur devient ainsi participant alors qu’il rencontre la matérialité de l’image cinématographique, d’une manière qui le contraint à réinterpréter et à recomposer son rapport à celle-ci, à réagir aux mouvements dans lesquels elle se travaille elle-même autour de lui et à travers lui.

La petite lumière

En même temps qu’il prend part à l’installation par son corps et ses gestes, le participant pénètre aussi des zones d’intériorité. L’installation, par la séparation de la lumière et le jeu du clair-obscur, crée un espace intimiste et rassurant le ramenant à lui-même en même temps qu’elle l’oriente dans l’espace. Ici se croisent l’extériorité du spectacle et l’intériorité de la conscience. L’effet n’est pas sans rappeler les pages de Gaston Bachelard sur ce qu’il appelait les rêveries de la petite lumière. Celles-ci sont avant tout, pour l’auteur, inspirées par la flamme d’une chandelle, parcelle chancelante de feu portant l’observateur dans la familiarité d’une rêverie tranquille: « En somme, le clair-obscur du psychisme, c’est la rêverie, une rêverie calme, calmante, qui est fidèle à son centre, éclairée en son centre, non pas resserrée sur son contenu, mais débordant toujours un peu, imprégnant de sa lumière sa pénombre. »2 Les installations rappellent bien une telle description: les sources lumineuses répandent autour d’elles leurs douces irisations, exerçant une sorte de force d’attraction et fascination.

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

crédit photo: Pierre-Luc Lapointe

Pour Bachelard, en fait, l’électrification de l’éclairage avait entraîné la perte de cette intimité avec la lumière que fournissait la chandelle. Pourtant, voilà que l’effet regretté de la flamme chancelant dans la nuit d’un temps préindustriel est rencontré par le biais de la technique elle-même. Les vecteurs matériels de la fuite dans l’image ramènent ainsi le participant du lointain vers le proche, de l’extériorité du monde représenté à la proximité d’un monde habité – ou à habiter.

Horizons…

Si les Lighthouses de Jarry et Evrard nous guident, ce n’est pas de manière à indiquer une destination. Cette constellation technologique mouvante et déployée à même l’espace que nous parcourons n’offre pas de point de repère stable et lointain dictant la direction à prendre. Elle nous accompagne plutôt dans nos mouvements d’une manière qui les inscrit à tout instant dans la matérialité du visible: à tout instant nous est montrée notre place dans la configuration changeante de l’espace. Lighthouses nous fait ainsi rencontrer les traces de notre participation à la réalité de l’image cinématographique, précisément là où nous avons l’habitude de nous oublier. À travers ces chemins se consolide une expérience révélant que l’illusion cinématographique n’est pas dans l’image projetée, mais dans la séparation du spectateur passif qui resterait un observateur neutre.

  1. Barad, Karen. 2007, Meeting the Universe Halfway. Durham et Londre : Duke University Press, p. 86 et suiv.
  2. Bachelard, Gaston. 1961, La Flamme d’une chandelle. Paris : Les Presses Universitaires de France, p. 17.

Réflexion sur les Fantômes de Pablo Rasgado

Invité à LA CHAMBRE BLANCHE, Pablo Rasgado choisit non pas de se produire simplement entre ses murs, mais de se tourner d’abord vers l’épaisseur historique accumulée dans ces murs mêmes. Il explore ainsi les archives du centre de documentation pour découvrir toute l’histoire dont est traversée cette vaste salle blanche qui, de ses rencontres précédentes avec tant d’artistes, ne révèle rien au premier regard. Il en retrouve pourtant les traces, pour les ramener à la lumière à même la salle d’exposition, à même sa matérialité.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Sous la peinture blanche, il dévoile, entassées les unes sur les autres, les peintures murales laissées par d’autres et recouvertes ensuite. Au centre de la salle, là où une cloison a parfois été installée, une structure se dresse comme l’ossature d’un mur dont les proportions obéissent non aux contraintes de la construction, mais, comme une échelle du temps, aux moments où un mur y fut présent. Un morceau de mur, enfin, planté au fond de la pièce est arrangé en caisse de résonnance destinée à vibrer par les interventions sonores et musicales présentées en performance.

Rasgado donne à son installation le titre évocateur de «Fantômes». Ce sont, en somme, les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE qui ressurgissent sous ses mains et se manifestent sous une forme éthérée, spectrale. Apparition du lointain dans le proche, du passé dans le présent. En cela, on retrouve ce que le penseur Walter Benjamin appelle l’aura. Les œuvres dites reproductibles en sont dépouillées, leur lien avec leur histoire individuelle n’étant plus essentiel alors qu’elles se détachent de leur origine pour se rapprocher du spectateur (que l’on utilise telle copie plutôt que telle autre ne change rien à l’expérience que l’on fait d’un film, par exemple). L’aura, ultimement liée à l’ancienne fonction cultuelle de l’art, est propre à une œuvre unique qui, dans sa présence, porte avec elle son épaisseur historique, et tout ce qui fait que cet objet-là ne trouvera son équivalent dans aucune reproduction qui en serait produite, si conforme soit-elle. L’œuvre in situ acquiert une telle unicité en prenant racine dans un lieu auquel elle se lie. Ici, c’est à l’aura de LA CHAMBRE BLANCHE elle-même, à la fois comme bâtiment et comme institution, que Rasgado vient donner un visage.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

C’est en effet l’unicité de l’institution comme lieu matériel, comme arène de l’événement artistique que l’artiste met en scène. LA CHAMBRE BLANCHE, le nom le dit si bien: espace vierge, rendu disponible à des interventions artistiques libres. Toujours de nouveau blanche pour accueillir de nouvelles œuvres, de nouvelles rencontres, de nouveaux événements, elle n’est pourtant pas véritablement vierge. Elle est grosse de son histoire. Celle-ci peut être recouverte par la matière: couches de peinture, réaménagements de l’espace, etc. Mais elle n’en peut être effacée que par l’oubli.

Or une galerie se consacrant aux œuvres in situ se consacre aussi, nécessairement, à l’éphémère. Les œuvres y passent sans rester… À ceci près que, alors qu’une œuvre disparaît pour faire place à une autre, elle laisse derrière elle un souvenir, et des traces qui s’en font le garant. En convoquant son histoire dans la matérialité, l’artiste dévoile ce passé caché. Il extrait les murs de la passivité dans laquelle ils l’accueillent, et les transfigure en les amenant eux-mêmes à la parole (ce que la performance sur «mur préparé» réalise de manière très concrète, puisque c’est le mur qui produit ses propres résonnances).

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

C’est que le passé est lui aussi présent, mais sous une forme différente: sa présence passe par la mémoire. Nous pouvons nous rappeler Saint Augustin, qui dans ses Confessions interroge la nature du temps pour y trouver non pas trois temps, mais trois types de présent, ou de présence. Le passé est ainsi le présent de la mémoire – qui diffère du présent de l’attention correspondant à ce que nous appelons «le présent», et de celui de l’attente correspondant à l’avenir. Or cette mémoire est fragile, et pour persister, elle cherche à se fixer à des supports plus stables qu’elle-même: les récits que l’on transmet des événements passés, les documents textuels, photographiques et vidéographiques, les monuments, etc. D’où les archives conservées à LA CHAMBRE BLANCHE. Celles-ci incarnent l’espace de continuité faisant contrepoids à l’espace d’éphémère que constitue la salle d’exposition elle-même.

Ce sont donc deux pôles de LA CHAMBRE BLANCHE que Rasgado met en dialogue, en passant par la matérialité du bâtiment, pour dévoiler, à même les murs de la salle, la durée de l’institution. Voilà les fantômes qu’il convoque. Dans ses installations, le passé se présente de manière fantomatique, il se manifeste, pour ainsi dire, dans une présence d’un autre type que celle du présent. Cela nous renvoie à l’origine du mot «fantôme», dérivé du grec phantasma, qui désigne une apparition, une image ou une illusion, l’apparition ayant en ce sens un caractère d’irréalité, voire d’immatérialité. C’est dire qu’en faisant apparaître les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste ne se contente pas de dévoiler des œuvres et structures qui réapparaîtraient, intactes, sous leur forme originelle. Elles apparaissent à la fois de nouveau, et sous une forme nouvelle, qui manifeste autant la présence antérieure de ces œuvres que le passage du temps qui nous en sépare. L’imaginaire actuel du fantôme a aussi cet aspect: présence d’un autre type, immatérialité, lumière, reflet… Plus qu’irréel, il est d’une réalité autre, plus diffuse, plus instable aussi. Néanmoins, le fantôme circule dans le réel, et sa présence y intervient, ne serait-ce que par le fait d’être perçu. Comme le passé qui, sous la forme vaporeuse du souvenir, circule entre nous sans être toujours aperçu, et se manifeste en plein jour lorsqu’il se fixe au support approprié.

La zone murale sablée ― fresque qui, comme une gravure, émerge de ce que l’artiste enlève et non de ce qu’il ajoute ― révèle sous les couches de peinture récentes les œuvres murales réalisées antérieurement, notamment par Robbin Deyo (2009), Brad Buckley (2005) et les participants de Residence Story (2005). Il en résulte une surface visuellement très poétique, où se rencontrent, fragiles, les formes et les teintes de ces œuvres minutieusement ramenées à la lumière. L’image n’est pas sans évoquer cette scène spectaculaire du film Roma de Fellini, relatant les découvertes archéologiques advenues lors de la construction de métro de Rome, où le groupe d’archéologues convoqué découvre sous terre une salle ornée de fresques antiques admirablement préservées, et qui presque aussitôt découvertes, s’effritent au contact de l’air pénétrant avec eux dans la salle. Comme si le passé ne se préservait qu’à l’abri des regards, comme si la trace menaçait toujours de s’évaporer. Dilemme terrible: ou bien laisser les œuvres à leur secret et les préserver en renonçant à les voir, ou bien les voir à condition d’accepter pleinement leur caractère éphémère. Dilemme orphique, en somme. Orphée est autorisé à ramener sa bien-aimée Eurydice des Enfers à condition de ne pas la regarder avant d’en être sorti, sans quoi il la perdra irrémédiablement. Orphée succombe à la tentation, et pose sur Eurydice le regard amoureux mais fatal. Qu’est-ce à dire? Sans doute, que l’on ne peut retrouver ce qui est perdu, c’est-à-dire qu’on ne peut réveiller le passé sans le transformer. Et précisément, Rasgado fait resurgir les œuvres passées dans un geste qui les dévoile en frôlant leur destruction, dans un mouvement qui révèle le passé en même temps que sa fragilité.

L’ossature murale évoque autrement des thèmes semblables: on ne sait, en le regardant, s’il est du côté de la construction inachevée ou de la ruine. Il est sans doute à la fois l’un et l’autre, construction dont les éléments appartiennent d’emblée au passé, montage de morceaux d’histoire, sous une forme symbolique cette fois. Il se dresse ainsi comme un monument complexe, offert à la mémoire des visages antérieurs du lieu, à un mur qui s’est parfois dressé précisément à cet endroit, et qui en est autant de fois disparu. Et le monument lui-même se présente comme une structure non permanente, destinée à disparaître à son tour. Encore une fois, le passé est manifesté dans sa fragilité, fragilité du souvenir et de la trace elle-même.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette fragilité, du reste, est entièrement consommée alors que les installations de Rasgado disparaissent à leur tour. Son œuvre de mémoire était-elle d’emblée vouée à l’échec par son propre destin? Songeons plutôt qu’elle s’insère à son tour dans l’histoire de LA CHAMBRE BLANCHE, et dépose dans ses archives les marques de l’éphémère lui-même, caractère de toutes les œuvres accueillies sur place. L’œuvre de Rasgado inscrit dans l’âme de LA CHAMBRE BLANCHE la conscience de sa propre temporalité. Mais celle-ci ne résonnera qu’aux oreilles de ceux qui assumeront la responsabilité qu’engage la mémoire. Voilà, enfin, l’une des impressions fortes que laisse l’installation: le passé est un objet délicat. Pour n’être pas mutilé, perverti ou perdu, il exige une étude sérieuse, des manipulations minutieuses et patientes, un regard à la fois disponible et engagé. Cela, Rasgado est parvenu à le communiquer non seulement conceptuellement, mais aussi esthétiquement. Son travail sur le temps vient résonner jusqu’au sentiment, et par là reconduit le spectateur à la fragilité de sa propre existence. C’est l’une des qualités de son œuvre. En quittant LA CHAMBRE BLANCHE après cette visite, on y laisse derrière soi l’installation, mais on reste habité par ses fantômes.