À l’automne 2014, l’artiste Nancy Samara Guzmán Fernández, accompagnée de son coéquipier Rodrigo Frías Becerra, amorçait une résidence de recherche portant sur le système bureaucratique de la ville de Québec. L’Édifice Marie-Guyard sur Grande Allée, soit la tour de bureaux la plus élevée de la ville, fut le lieu de leur prospection. Abritant différents ministères (Ministère de l’Éducation, du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques) cet immense gratte-ciel qui surplombe la colline Parlementaire est un lieu où chaque jour différentes strates de la vie politique évoluent. Dans son exposition Not Wild, But Still Life, Samara invite le regardeur à la découverte de cette architecture administrative par le biais d’une interprétation personnelle de notre appareil diplomatique.
Le travail de Samara interroge la place qu’occupe l’individu dans le système politique. Un travail qui s’articule non seulement dans la ville de Québec, lieu de production de sa résidence de recherche à LA CHAMBRE BLANCHE, mais aussi dans sa ville natale Mexico. Dans sa tentative d’articuler une réflexion sur la bureaucratie de divers pays et d’en faire une configuration, le résultat de son travail au Québec est empreint d’une ambiance onirique étrange ou subsiste une note de tristesse. Cette impression de mélancolie provient de la désolation de Samara face à une affaire ayant eu lieu au Mexique en septembre 2014: elle laisse planer dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, le deuil et la peine qu’elle ressent face à la disparition de 43 étudiants de son pays et du détachement du gouvernement dans la situation. La recherche qu’elle a entreprise dans l’Édifice Marie-Guyard la nuit, prend la forme d’une performance à l’intérieur de laquelle elle rend hommage aux étudiants disparus. Elle nous indique, par la noirceur dans laquelle elle nous plonge, l’absentéisme du système judiciaire et le manque d’intérêt du gouvernement dans l’évolution des dossiers. Simultanément, elle capture différents symboles et images présentant le parcours de son expérience à l’intérieur de notre bureaucratie.
Dans un premier temps, ce que son immersion dans notre réalité politique révèle, n’est pas uniquement son organisation rationnelle, mais aussi la façon dont on ordonne la vie humaine de manière à rendre «habitables» nos établissements. Samara traduit la fragilisation du mécanisme étatique par l’intégration du «vivant» à son projet: Not Wild, But Still Life. La bureaucratie, cette fraction inhérente du dispositif gouvernementale, est un lieu d’organisation de la société, un endroit de traduction de l’existence en document, en chiffre et en mot. Le «vivant» devient apparent dans son exposition par le déploiement d’un écosystème particulier qui s’anime dans une ambiance décalée: des représentations de plantes décorent l’environnement et donnent vie à un lieu de travail fonctionnel, la photocopie en noir et blanc d’une horloge semble arrêter le temps comme un rêve suspendu, les stores verticaux reflètent les néons la nuit et créent des ombres ou l’on imagine des êtres enfermés dans des cubicules. Cet état sauvage dénaturé par le contexte dans lequel il se trouve, nous interroge sur la place de la bureaucratie et de l’impact de son fonctionnalisme sur l’existence. Dans la galerie de LA CHAMBRE BLANCHE, remodelée en un bureau réinventé, le stéréotype du fonctionnaire robotisé se transforme en une vision troublante par la dualité entre la nature sauvage représentée et l’automatisation d’un système complexe construit. Des failles, des effritements, s’immiscent dans la structure en place, la questionne, la fragilise.
La symbolisation de la bureaucratie dans l’œuvre de Samara porte à réfléchir sur les méthodes de gouvernance et l’orientation du dispositif ministériel dédié à l’édification de lieux affectés à l’organisation de la société. Elle poursuit la réflexion sur l’application de législation servant à gérer l’existence humaine (les lois et les normes) ainsi que sur l’exploitation de systèmes technologiques et médiatiques (télévisions, radios, internet) qui sont désormais intégrés à nos vies privées, à nos habitats et à nos loisirs. Michel Foucault nomme cet exercice du pouvoir sur le citoyen, le biopouvoir. Ce glissement du gouvernement dans la réalité s’installe dans des structures «bureaucratiques» qui servent à quantifier, qualifier, gérer et capturer les caractérisations d’un peuple afin de faciliter sa gouvernance, mais aussi de le laisser dans l’ignorance dû à la complexité administrative. Selon Samara, le système politique semble sécuriser le peuple, toutefois il le maintient dans un monde réglementaire lourd et difficilement accessible au citoyen. Le dispositif gouvernemental est composé d’un système de justice, de lois, de normes, d’institutions scolaires, de médias, de ministères en tous genres, de disciplines et de codifications internes qui complexifient la bureaucratie par la lourdeur procédurale.
Plusieurs journalistes ont comparé le travail de Samara aux œuvres littéraires de Kafka. Dans ses livres existentialistes, l’auteur nous transporte dans un monde ou le réalisme et l’ironie se côtoient. La bureaucratie apparaît comme une mascarade étrange à l’intérieure de laquelle les personnages principaux, souvent des citoyens ingénus devant le fonctionnement du pouvoir, vivent des situations absurdes et sans issue face à une justice aux allures burlesques. Le travail de Samara nous transporte dans un monde similaire, aux abords de l’absurdité, ou il existe une dualité entre l’aspect primitif et l’aspect prédéterminé de l’être vivant en société. Nous sommes plongés dans une nuit sans fin avec l’impression de ne voir qu’une partie de la réalité bureaucratique, celle que l’on veut nous montrer. Samara nous invite à nous questionner sur l’aspect que peut emprunter la justice tout comme Kafka dans son livre le Procès, qui traduit le pouvoir trompeur qu’elle a sur le citoyen: «La justice a une étrange puissance de séduction, ne trouvez-vous pas ?».1
- Kafka, Franz. 2000, Le Procès. Paris : Éditions Gallimard, p.52.