Alexandre David, bien qu’il déteste les catégorisations disciplinaires, se considère comme quelqu’un qui fait de la sculpture. Il a diverses pratiques qu’il dit secondaires, mais ses préférences vont aux installations sculpturales. Or, ses objets sont aussi des espaces: son travail porte sur la compréhension de l’espace, de l’objet, et leurs rapports complémentaires. Quelquefois, sa sculpture revêt un aspect pictural très fort, mais ses dessins, dit-il, sont davantage des dessins d’architecture.
Pendant cinq semaines, David a transformé l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE en atelier de menuiserie: le bois est un matériau agréable à manipuler dit-il, et que l’on peut également récupérer. Les portes ouvertes sur la rue laissaient échapper une fine poussière et des parfums de forêt.
La première semaine fut occupée à tendre des fils dans l’espace pour tracer une esquisse en trois dimensions. L’artiste est perfectionniste et vingt fois sur le métier il a remis ses idées. En un endroit par exemple, pour éviter de juxtaposer la coupe impeccable du bois à la ligne irrégulière et potentiellement agaçante du plafond, il a préféré laisser un léger espace entre les deux. Au début, la plate-forme finale devait former un L et, conçue en tant qu’objet, elle devait permettre une circulation alentour. Ce concept fut abandonné. Des caissons construits au plafond furent aussi démolis à mi-chemin, après une semaine de réflexion:
«Je les ai enlevés, j’avais l’impression de simplement reproduire le cloître traditionnel, avec son toit et son centre vide. C’était trop connoté. Ça brisait le registre, ça devenait un seul espace alors que je voulais des espaces très différents. Si j’avais un autre six semaines, je les ferais et j’emplirais tout l’espace. Pour voir. Mais il faut toujours des choix.»
«Quand je suis arrivé à LA CHAMBRE BLANCHE, j’ai vu ici deux systèmes; l’un, parallèle à la rue, est constitué de deux murs avec les poutres au centre, et l’autre est autonome, indépendant par rapport à la rue. Il y a donc deux directions que j’ai voulu exploiter: mettre à profit les poutres, la séparation et une distinction entre deux moitiés.»
Impossible d’apprécier l’installation d’Alexandre David sans effort. Non pas qu’elle soit hermétique, ce dont se défend l’artiste dont le travail ne se veut pas conceptuel, mais plutôt expérientiel. Pour saisir l’intention derrière l’œuvre, il faut donc grimper dessus. J’ai refait avec l’auteur le parcours qu’il nous propose. Je lui laisse la parole.
«Une fois que nous sommes dessus, cela dirige un peu notre trajet, car quand on voit que c’est un sol, qu’il n’y a aucun accès à nulle part. On peut redescendre ou on peut monter. Si on monte, il se produit quelque chose: on réalise qu’il y a vers le fond une courbe qu’on ne voit pas réellement. Ce n’est pas une courbe visuelle, mais une courbe au niveau du sol, qu’on ressent en marchant. Pourquoi cette courbe ? J’ai voulu faire une sorte d’environnement architectural, mais pas dans le sens d’un design, d’un aménagement intérieur où mon installation deviendrait un genre de loft. Il s’agit plutôt de mettre en relation différents types de sensation pour créer quelque chose de singulier, de neuf.»
«Les sensations dont il est question, comme marcher sur un sol ou gravir une pente, sont des sensations architecturales extérieures. Quand on monte une côte, il arrive un point où on ralentit: l’angle devient moins fort, la montée s’aplanit au sommet avant de redescendre. Alors on arrête, on se retourne et on regarde de l’autre côté. De la même manière, ma courbe recrée une sensation extérieure qui incite les gens à se retourner, à voir l’autre côté de l’espace. Cet élément illustre bien mon approche. Je prends appui sur des choses ordinaires du quotidien pour créer des événements.»
«On ressent également que la pente est ronde dans les deux sens, ce qui nous pousse vers les coins, toujours en une sorte de ralenti. Je ne voulais pas que ce soit agressif, que les gens montent en ligne droite et se heurtent sur les caissons. On peut même venir s’asseoir ici, sous le caisson, comme dans une grotte, ou encore protégé par des arbres ou un toit. Diverses sensations architecturales se mélangent. Comme si nous voulions nous protéger du soleil, des intempéries: il y a donc des éléments d’architecture extérieure dans mon installation. En même temps, par la façon dont les murs sont tapissés de contreplaqué, que les formes s’imbriquent dans l’espace et sont pensées en fonction de ce dernier, on revient à une architecture intérieure.»
«En plus des sensations, je mise sur la familiarité des éléments architecturaux comme une hauteur de marche, de banc. Par exemple, à l’endroit où l’on monte dans l’installation, la marche, elle est plus haute que la norme. Mais de l’autre côté, près du mur, cela se rapproche davantage d’une grosse marche dans un parc, ou d’un banc. De plus, l’espace délimité par cette marche (ou ce banc) forme un corridor. Cet environnement est ainsi constitué d’éléments qui rappellent des éléments architecturaux connus. Sauf que la finalité pour moi n’est pas d’évoquer un bâti qu’on connaît déjà. Cela me sert à proposer quelque chose qui, dans sa singularité spatiale, n’est pas vraiment de l’architecture.»
«Enfin, une particularité de mon approche est de faire un objet qui, tranquillement, devient un espace. La transition se fait doucement dans les deux sens. Ici en bas, la plate-forme ne touche pas le mur, elle agit fait fonction d’objet. Puis elle avance et rejoint le mur, le rencontre et alors se transforme en un lieu. Cela accentue la sensation de tourner un coin, incite à tourner le coin, d’où le titre de ma résidence.»
«Mon travail n’a pas de valeur symbolique, ne dit rien sur le monde. On n’y découvre rien d’autre que ce qu’on éprouve. Au contraire, ces choses-là sont en deçà du travail, c’est le fondement à partir duquel on peut faire l’expérience spatiale. Une fois l’expérience faite, elle n’a pas d’autre signification pour moi. Elle peut cependant être mise en relation avec notre quotidien, notre connaissance de l’architecture, nous inciter à réfléchir sur notre espace, et peut-être alors acquérir une valeur critique à l’instar de tout art qui nous rebranche sur la vie. Mais il n’y a rien à décoder.»
«On pourrait parler d’expérience formelle à la limite. Mais je n’aime pas trop ce mot qui évoque souvent un décalage par rapport à la réalité de tous les jours. Je dirais une expérience perceptuelle, sensorielle, événementielle, mais certes pas intellectuelle même si je peux l’intellectualiser pour réfléchir.»
«Une chose demeure importante, ce ne doit pas être uniquement une expérience visuelle. C’est une rencontre du visuel et de l’usage. Il ne s’agit pas simplement de regarder ou à l’inverse de seulement s’asseoir. C’est une rencontre des deux. Il faut qu’on ne puisse plus les séparer, sinon seulement au niveau du langage. L’œuvre n’est pas qu’un objet fonctionnel. Il faut faire usage de l’espace que l’on voit et pour cela, il faut prendre appui sur notre connaissance essentielle de l’architecture. C’est notre connaissance de tous les jours, par exemple nous hisser sur une chaise quand on est jeune, ou grimper dans une échelle. Il y a bien sûr des moments plus visuels, des images. Lorsqu’on monte, ici, on a une expérience plus frontale, visuelle, qui est remplacée par une sensation lorsque la courbe dans le plancher est ressentie. J’ai modifié cette pente en cours de route, justement afin d’éviter qu’elle ne soit visuellement trop apparente.»
Personnellement, je suis davantage intriguée par l’aspect formel de l’œuvre. Mon corps ne capte pas les subtiles variations que David a induites dans le bâti au prix de manipulations et de calculs extrêmement rigoureux. Je suis plutôt attirée par l’impossibilité logique, la fusion improbable et néanmoins visible de deux dénivellations juxtaposées sur le sol. Ou encore par le fait que la montée ne conduit nulle part. Et simultanément, je suis tentée par le corridor qui semble plus convivial, fait pour circuler parmi d’autres passants.
J’ai voulu, précise David, faire une sorte de symétrie, d’équivalence entre les deux espaces. Il y a en bas un creux pour déambuler et en haut un creux pour s’asseoir. Si tu te lèves, tu te frappes la tête ou sinon tu dois marcher accroupi. C’est donc un espace statique (à partir duquel du peux observer un centre vide) versus un espace déambulatoire (à partir duquel tu peux observer quelque chose qui se transforme en image). Les vides sont des genres de ponctions dans objet. Dans le haut et le bas de la pente, il y a inversion des volumes. J’aime cette notion d’inversion, de volume négatif.
Lorsqu’il entre à LA CHAMBRE BLANCHE, Alexandre David y voit une sorte de place publique, un centre vide (un centre-ville peut-être?) cerné de caissons, avec des murs. Son projet est en continuité avec une tendance qui se développe dans son travail: dans sa démarche comme dans sa pratique, l’objet devient un lieu. Il s’intéresse de plus en plus à l’architecture et réalise de moins en moins des objets circonscrits. Un prochain projet/espace, à Montréal, consistera en une place publique mobile sur roues, avec des caisses ouvrantes en plastique.
Il s’est toujours préoccupé d’espace public architectural, sans savoir pourquoi. Progressivement, ce dernier lui est apparu sous l’aspect d’un nœud, un point focal à partir duquel on prend des décisions collectives. Cet espace public collectif est extrêmement important pour lui: l’agora physique et matérielle infléchit notre façon de travailler ensemble, de construire une communauté. L’architecture, dit-il, participe d’une vision holistique du monde. Elle rejoint toutes les facettes de la vie. C’est une question d’éthique: être généreux avec le monde, aller au-delà de l’individualisme en créant ou en collaborant à la création et à la réflexion critique d’un espace collectif. Ce dernier semble rétrécir constamment, constate l’artiste: «On nous le vend en des termes spectaculaires: voici une nouvelle gare, un nouvel aéroport, un nouveau musée…»
Il préfère travailler à quelque chose de différent, de singulier: «Cela peut être éphémère, car je ne désire pas que mes projets soient installés en permanence sur une place publique.» David souhaite réaliser à petite échelle une réflexion sur l’architecture, qui influencerait le monde et contribuerait à un partage des idées, du sensible. Donc, même s’il prétend que son travail n’est ni politique ni symbolique, il est conscient qu’il se situe dans un espace politique.
«La pratique de l’art, conclut-il, nous entraîne dans la sphère collective puisque l’on s’adresse à l’autre. Cela est encore plus vrai quand l’œuvre s’inscrit dans l’espace public, un lieu qui concerne le public.» Bref, il veut susciter une réflexion sur ce point. Et cela n’exclut pas l’espace rural, même si ses préférences vont à l’urbanité.