Dans son exposition in situ intitulée Jetables, où se mêlent le sculptural et le pictural, l’utilitaire et le décoratif, Mariana Gullco associent divers types d’objets dans l’espace pour créer en les accumulant des ensembles très aérés, suggérant à la fois le vaste et le léger. L’artiste venue du Mexique à LA CHAMBRE BLANCHE pour un échange à visée artistique, s’inspire entre autres de son intégration ponctuelle à un nouveau milieu et de son observation de quelques-unes des habitudes domestiques et culturelles des Québécois. De ces observations naissent ses œuvres, élaborées à partir de matériaux usuels comme des récipients en carton ciré ou encore des filtres à café.
Tout au fond de la salle d’exposition, des gobelets à café blancs inutilisés sont étalés sur le plancher, puis grimpent sur le mur et jusque au plafond. Petits dômes collés les uns aux autres, ils forment des amoncellements et semblent se multiplier à l’infini tout en produisant l’impression d’un mouvement perpétuel. La forme engendrée par cet assemblage évoque de nombreux volumes naturels : des molécules agglutinées, de la mousse répandue sur le sol d’un sous-bois, une avalanche de boules de neige, un ciel ennuagé, des glaciers partant à la dérive ou des sommets immaculés… La quantité impressionnante des gobelets ainsi combinés renvoie vite à l’idée de surplus, de dépotoir.
Sur un autre mur de la salle, des filtres à café usagés en papier de couleur écrue, tachés par un marc d’un brun un peu plus foncé, sont cousus par petits groupes. Une mince ligne très discrète d’un bleu turquoise, brodée avec du fil sur chacun des filtres, sert à délimiter les deux teintes de brun du papier. La finesse de cette trace microscopique, apposée comme une signature sur chaque filtre, témoigne de l’attention et de l’observation minutieuse à laquelle se prête Mariana Gullco pour poétiser l’objet. L’élégance et la délicatesse, contrastant avec l’aspect brut des matériaux initiaux, des rebuts, font immédiatement surgir l’idée du paradoxe.
La sculpture en bas-relief résultant de cette composition essentiellement monochrome et d’apparence organique rappelle une masse de champignons s’agglutinant sur l’écorce d’un tronc d’arbre. En réunissant ces simples artefacts, portant encore la marque de leur usage en un magnifique essaim de fibres, Mariana Gullco simule la nature vivante, tant par le rappel de l’origine végétale du matériau que par celui d’un rituel domestique répandu, la préparation du café.
Des agrandissements photographiques de quelques-uns des filtres utilisés par l’artiste sont présentés sur le mur adjacent à la sculpture. Ces détails de l’œuvre recréent la cartographie de paysages imaginaires, reproduits en grand format, suggérant le parcours sinueux d’un ruisseau, traversant les sables d’un désert, comme une fissure dans un erg.
Voilà que, devant la talle de gobelets à café champignonnant tel de la mousse en forêt et la masse de filtres usagés, détournés de leur fonction initiale pour être enjolivés, nous éprouvons la sensation physique et bien réelle d’un envahissement. Nous suffoquons face à la somme des objets jetables réunis par l’artiste en l’espace de quelques jours seulement, un poids plume de matière, mais qui pèse lourd lorsqu’on en constate l’abondance. Une impression d’étouffement nous envahi, comme l’écho d’un essoufflement planétaire. L’accumulation et l’empilement d’artefacts ou de simples produits dérivés du pétrole nous reconduit (ramène) presque inévitablement aux concepts d’expansion et d’invasion. Et, cette mince ligne bleue d’une finesse étonnante au sein de l’amas d’objets homogène disposé sur presque toutes les surfaces de la galerie, devient comme un brillant brin d’espoir, la trace d’une crue, d’une éclaircie. Elle trace une limite, elle cite la marque, le passage, le quotidien de l’autre, du consommateur, de celui qui a pris le café. Elle est signe d’humanité, trait lumineux sur la monotonie, expression subjective à travers la série.
Par l’entremise des travaux d’aiguille, Mariana Gullco tend à concilier les métiers d’artiste et d’artisan tout en réaffirmant le potentiel fertile du métissage à tous les niveaux. Unissant les procédés, alliant divers matériaux industriels au sein d’ensembles esthétiques, elle rehausse, transforme et redonne de la volupté à des motifs décoratifs commerciaux. Ainsi, à l’entrée de la salle d’exposition de LA CHAMBRE BLANCHE, elle fixe au mur quatre supports en plastique blanc. Sur chacun est posé un rouleau, soit de papier hygiénique, soit d’essuie-tout. Des motifs, d’inspiration florale ou marine, sont brodés à la main sur le papier, de manière à nous révéler une autre facette du travail de l’artiste, beaucoup plus raffinée, plus élaborée. Le même fil bleu, qui sert aussi à relier les filtres à café entre eux, est cousu sur le papier sous la forme de minuscules vagues spiralées ou encore de petites fleurs subtiles et se superposent aux dessins ornementaux gaufrés du produit manufacturé comme de légères touches de couleurs chaudes et éclatantes.
Trouver des matières textiles dans l’atelier d’une artiste n’a rien d’étonnant. Mais, la spécificité du travail de Mariana Gullco réside justement dans ce qu’elle récupère avec splendeur ces papiers si quelconques dont nous disposons tous les jours. En les agrémentant, elle les singularise. En les métamorphosant, elle les rend rares. Elle engendre une tension permanente, un jeu de glissements perpétuel, entre le commun et le précieux, l’ordinaire et le fantaisiste, l’essentiel et le futile.
Tout comme de nombreux artisans, Gullco semble aborder la substance du point de vue du savoir-faire, de la fabrication. Nous pouvons déceler dans son travail des références à l’art populaire mexicain et l’influence de la longue tradition artisanale indigène, récupérée aujourd’hui par le commerce touristique, voire par l’industrie. Dans le cadre d’une exposition antérieure, Té, l’artiste travaillait à partir de pochettes usagées d’infusions d’herbes médicinales et de feuilles de thé. Elle les avait recueillies par milliers, avec l’aide de plusieurs amis et parents. Elle s’en servait pour créer par assemblage de nouveaux objets utilitaires telle une immense couverture, presque démesurée. Là encore, elle procédait à partir de techniques de fabrication artisanales comme la couture. Pour une autre pièce inspirée du principe taoïste du yin et du yang, c’est le crochet qu’elle privilégiait.
Il y a dans les «jetables» de Mariana Gullco la marque d’une réactualisation des techniques ancrées depuis des siècles dans les moeurs des peuples de l’Amérique tropicale. Que ce soit sans les transformer, par souci de permettre au public de les identifier d’un premier coup d’œil, ou en les enjolivant, Mariana Gullco fait des objets de récupération de véritables souvenirs, des vestiges. Devant ces objets communs formant un univers quasi vivant, l’artiste nous convie à voir, à saisir autrement. Elle stimule notre attention à des notions comme l’infime et l’infini. Nous nous positionnons alors face aux choses, rassemblées dans ces œuvres que l’artiste bâtit, dans un rapport qui n’est pas strictement intellectuel, mais aussi physique et conscient. Un rapport qui nous rappelle la magnifique force d’attraction et d’interdépendance existant entre l’individu et la matière.
L’artiste mexicaine fait aussi souvent appel aux membres de son environnement immédiat pour l’élaboration d’une exposition. Elle les invite à prendre part à son processus de création en les incitant notamment à récupérer des objets du quotidien auxquels elle donne un second souffle. Qu’elle se soit vraiment intéressée à l’humanité, en voilà l’évidence. Ses rebuts portent en eux la faculté d’atteindre l’universel, car c’est la sensibilité de l’humain en chacun de nous qu’ils mettent à l’épreuve. Si elles ne soulèvent pas toujours les débats, ses œuvres poussent du moins le regardeur à se ressaisir de sa responsabilité, de sa liberté et à revisiter son rapport à la matière, au quotidien. L’art permet chez Gullco toute une réflexion sur les ressources infinies, sur l’inscription de l’homme dans l’espace, sur ce qu’Alain Cotta appelait «notre intention à l’égard du monde». En restituant aux objets leur force poétique, l’œuvre nous replace inévitablement devant le problème de l’érosion de la beauté du monde.
Ce qui marque chez Mariana Gullco est l’intégrité éblouissante et la sensibilité humaine immanente. Par sa prédilection pour les matières usuelles, Gullco a su elle-même créer, en récupérant le cérémonial de l’aiguille, sa propre langue, son «langage pour parler directement au spectateur», comme elle le dit elle-même. Ses inquiétudes sont un moteur de création, là où l’urgence de la création est indissociable de l’importance d’«agir». Rencontrer Mariana Gullco, c’est peut-être se souvenir que l’on témoigne de son propre passage dans un univers que l’on signe par les traces qu’on y laisse, des traces qui prolifèrent. Le monde et la conscience alors, tout comme l’œuvre d’art, restent toujours à refaire.