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Réflexion sur les Fantômes de Pablo Rasgado

Invité à LA CHAMBRE BLANCHE, Pablo Rasgado choisit non pas de se produire simplement entre ses murs, mais de se tourner d’abord vers l’épaisseur historique accumulée dans ces murs mêmes. Il explore ainsi les archives du centre de documentation pour découvrir toute l’histoire dont est traversée cette vaste salle blanche qui, de ses rencontres précédentes avec tant d’artistes, ne révèle rien au premier regard. Il en retrouve pourtant les traces, pour les ramener à la lumière à même la salle d’exposition, à même sa matérialité.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Sous la peinture blanche, il dévoile, entassées les unes sur les autres, les peintures murales laissées par d’autres et recouvertes ensuite. Au centre de la salle, là où une cloison a parfois été installée, une structure se dresse comme l’ossature d’un mur dont les proportions obéissent non aux contraintes de la construction, mais, comme une échelle du temps, aux moments où un mur y fut présent. Un morceau de mur, enfin, planté au fond de la pièce est arrangé en caisse de résonnance destinée à vibrer par les interventions sonores et musicales présentées en performance.

Rasgado donne à son installation le titre évocateur de «Fantômes». Ce sont, en somme, les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE qui ressurgissent sous ses mains et se manifestent sous une forme éthérée, spectrale. Apparition du lointain dans le proche, du passé dans le présent. En cela, on retrouve ce que le penseur Walter Benjamin appelle l’aura. Les œuvres dites reproductibles en sont dépouillées, leur lien avec leur histoire individuelle n’étant plus essentiel alors qu’elles se détachent de leur origine pour se rapprocher du spectateur (que l’on utilise telle copie plutôt que telle autre ne change rien à l’expérience que l’on fait d’un film, par exemple). L’aura, ultimement liée à l’ancienne fonction cultuelle de l’art, est propre à une œuvre unique qui, dans sa présence, porte avec elle son épaisseur historique, et tout ce qui fait que cet objet-là ne trouvera son équivalent dans aucune reproduction qui en serait produite, si conforme soit-elle. L’œuvre in situ acquiert une telle unicité en prenant racine dans un lieu auquel elle se lie. Ici, c’est à l’aura de LA CHAMBRE BLANCHE elle-même, à la fois comme bâtiment et comme institution, que Rasgado vient donner un visage.

crédit photo: Ivan Binet

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C’est en effet l’unicité de l’institution comme lieu matériel, comme arène de l’événement artistique que l’artiste met en scène. LA CHAMBRE BLANCHE, le nom le dit si bien: espace vierge, rendu disponible à des interventions artistiques libres. Toujours de nouveau blanche pour accueillir de nouvelles œuvres, de nouvelles rencontres, de nouveaux événements, elle n’est pourtant pas véritablement vierge. Elle est grosse de son histoire. Celle-ci peut être recouverte par la matière: couches de peinture, réaménagements de l’espace, etc. Mais elle n’en peut être effacée que par l’oubli.

Or une galerie se consacrant aux œuvres in situ se consacre aussi, nécessairement, à l’éphémère. Les œuvres y passent sans rester… À ceci près que, alors qu’une œuvre disparaît pour faire place à une autre, elle laisse derrière elle un souvenir, et des traces qui s’en font le garant. En convoquant son histoire dans la matérialité, l’artiste dévoile ce passé caché. Il extrait les murs de la passivité dans laquelle ils l’accueillent, et les transfigure en les amenant eux-mêmes à la parole (ce que la performance sur «mur préparé» réalise de manière très concrète, puisque c’est le mur qui produit ses propres résonnances).

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

C’est que le passé est lui aussi présent, mais sous une forme différente: sa présence passe par la mémoire. Nous pouvons nous rappeler Saint Augustin, qui dans ses Confessions interroge la nature du temps pour y trouver non pas trois temps, mais trois types de présent, ou de présence. Le passé est ainsi le présent de la mémoire – qui diffère du présent de l’attention correspondant à ce que nous appelons «le présent», et de celui de l’attente correspondant à l’avenir. Or cette mémoire est fragile, et pour persister, elle cherche à se fixer à des supports plus stables qu’elle-même: les récits que l’on transmet des événements passés, les documents textuels, photographiques et vidéographiques, les monuments, etc. D’où les archives conservées à LA CHAMBRE BLANCHE. Celles-ci incarnent l’espace de continuité faisant contrepoids à l’espace d’éphémère que constitue la salle d’exposition elle-même.

Ce sont donc deux pôles de LA CHAMBRE BLANCHE que Rasgado met en dialogue, en passant par la matérialité du bâtiment, pour dévoiler, à même les murs de la salle, la durée de l’institution. Voilà les fantômes qu’il convoque. Dans ses installations, le passé se présente de manière fantomatique, il se manifeste, pour ainsi dire, dans une présence d’un autre type que celle du présent. Cela nous renvoie à l’origine du mot «fantôme», dérivé du grec phantasma, qui désigne une apparition, une image ou une illusion, l’apparition ayant en ce sens un caractère d’irréalité, voire d’immatérialité. C’est dire qu’en faisant apparaître les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste ne se contente pas de dévoiler des œuvres et structures qui réapparaîtraient, intactes, sous leur forme originelle. Elles apparaissent à la fois de nouveau, et sous une forme nouvelle, qui manifeste autant la présence antérieure de ces œuvres que le passage du temps qui nous en sépare. L’imaginaire actuel du fantôme a aussi cet aspect: présence d’un autre type, immatérialité, lumière, reflet… Plus qu’irréel, il est d’une réalité autre, plus diffuse, plus instable aussi. Néanmoins, le fantôme circule dans le réel, et sa présence y intervient, ne serait-ce que par le fait d’être perçu. Comme le passé qui, sous la forme vaporeuse du souvenir, circule entre nous sans être toujours aperçu, et se manifeste en plein jour lorsqu’il se fixe au support approprié.

La zone murale sablée ― fresque qui, comme une gravure, émerge de ce que l’artiste enlève et non de ce qu’il ajoute ― révèle sous les couches de peinture récentes les œuvres murales réalisées antérieurement, notamment par Robbin Deyo (2009), Brad Buckley (2005) et les participants de Residence Story (2005). Il en résulte une surface visuellement très poétique, où se rencontrent, fragiles, les formes et les teintes de ces œuvres minutieusement ramenées à la lumière. L’image n’est pas sans évoquer cette scène spectaculaire du film Roma de Fellini, relatant les découvertes archéologiques advenues lors de la construction de métro de Rome, où le groupe d’archéologues convoqué découvre sous terre une salle ornée de fresques antiques admirablement préservées, et qui presque aussitôt découvertes, s’effritent au contact de l’air pénétrant avec eux dans la salle. Comme si le passé ne se préservait qu’à l’abri des regards, comme si la trace menaçait toujours de s’évaporer. Dilemme terrible: ou bien laisser les œuvres à leur secret et les préserver en renonçant à les voir, ou bien les voir à condition d’accepter pleinement leur caractère éphémère. Dilemme orphique, en somme. Orphée est autorisé à ramener sa bien-aimée Eurydice des Enfers à condition de ne pas la regarder avant d’en être sorti, sans quoi il la perdra irrémédiablement. Orphée succombe à la tentation, et pose sur Eurydice le regard amoureux mais fatal. Qu’est-ce à dire? Sans doute, que l’on ne peut retrouver ce qui est perdu, c’est-à-dire qu’on ne peut réveiller le passé sans le transformer. Et précisément, Rasgado fait resurgir les œuvres passées dans un geste qui les dévoile en frôlant leur destruction, dans un mouvement qui révèle le passé en même temps que sa fragilité.

L’ossature murale évoque autrement des thèmes semblables: on ne sait, en le regardant, s’il est du côté de la construction inachevée ou de la ruine. Il est sans doute à la fois l’un et l’autre, construction dont les éléments appartiennent d’emblée au passé, montage de morceaux d’histoire, sous une forme symbolique cette fois. Il se dresse ainsi comme un monument complexe, offert à la mémoire des visages antérieurs du lieu, à un mur qui s’est parfois dressé précisément à cet endroit, et qui en est autant de fois disparu. Et le monument lui-même se présente comme une structure non permanente, destinée à disparaître à son tour. Encore une fois, le passé est manifesté dans sa fragilité, fragilité du souvenir et de la trace elle-même.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette fragilité, du reste, est entièrement consommée alors que les installations de Rasgado disparaissent à leur tour. Son œuvre de mémoire était-elle d’emblée vouée à l’échec par son propre destin? Songeons plutôt qu’elle s’insère à son tour dans l’histoire de LA CHAMBRE BLANCHE, et dépose dans ses archives les marques de l’éphémère lui-même, caractère de toutes les œuvres accueillies sur place. L’œuvre de Rasgado inscrit dans l’âme de LA CHAMBRE BLANCHE la conscience de sa propre temporalité. Mais celle-ci ne résonnera qu’aux oreilles de ceux qui assumeront la responsabilité qu’engage la mémoire. Voilà, enfin, l’une des impressions fortes que laisse l’installation: le passé est un objet délicat. Pour n’être pas mutilé, perverti ou perdu, il exige une étude sérieuse, des manipulations minutieuses et patientes, un regard à la fois disponible et engagé. Cela, Rasgado est parvenu à le communiquer non seulement conceptuellement, mais aussi esthétiquement. Son travail sur le temps vient résonner jusqu’au sentiment, et par là reconduit le spectateur à la fragilité de sa propre existence. C’est l’une des qualités de son œuvre. En quittant LA CHAMBRE BLANCHE après cette visite, on y laisse derrière soi l’installation, mais on reste habité par ses fantômes.