L’espace de LA CHAMBRE BLANCHE semblait vide. La lumière était éteinte, à première vue il n’y avait personne. À première vue seulement puisqu’à l’instant où nos yeux cessaient de chercher, nos oreilles repéraient quelques présences: les pas d’une enfant tambourinant au-dessus de nos têtes, la voix gentille de sa maman, un homme descendant l’escalier. LA CHAMBRE BLANCHE n’était pas vide, y habitaient des artistes qui, plutôt que d’investir d’images et d’eux-mêmes l’espace de la galerie, travaillaient dans la rue en s’intéressant aux gens, aux lieux et aux bruits qui l’environnent. Ainsi, dans le cadre d’un échange avec le centre Open Space de Colombie-Britannique, les artistes Kristen Roos et Daniel Joliffe venaient en résidence au Québec, développer des projets autour du thème La Transmission des savoirs.
Kristen Roos est un artiste audio, artisan de sculpture sonore, sculpteur de son et protagoniste du radio art. Entre ses mains et le colimaçon de son oreille, les objets servant à transmettre une certaine information voient leur fonction et leur forme détournées. Par ses structures temporaires, il cherche à transformer nos façons de percevoir les choses qui nous entourent.
Durant son séjour à LA CHAMBRE BLANCHE, il s’est intéressé au cœur de la ville. Il y a glané bruits et témoignages afin de nous les faire redécouvrir à sa manière par l’entremise d’émissions radio. Il en a enregistré le pouls: démarrage de voiture, camion qui recule, passage du train, spectacle au bar du coin, bambins dans les parcs. Inspiré par le retentissement régulier des carillons des nombreuses églises de Saint-Roch, il a réalisé des entrevues avec le curé Réal Grenier qui lui a raconté l’origine du patronyme, et avec l’historien Réjean Lemoine qui lui a tracé l’évolution du quartier.
Nous pouvions donc assister le 2 juin au soir, lors du lancement de La Transmission des savoirs, à une performance de Roos au cours de laquelle était diffusé un extrait du collage sonore résultant de ses expérimentations. L’artiste s’avance portant un petit appareil radio d’où s’échape un écho abyssal retrouvant peu à peu sa forme originale: le signal intermittent d’un véhicule en marche arrière. À l’autre extrémité de la galerie, Lorraine Plouffe, sa conjointe, syntonise un poste radio sur lequel Réjean Lemoine raconte Saint-Roch: époque industrielle, sommet commercial, déchéance économique, présence des artistes et revitalisation. Ces épisodes sont ponctués d’interventions sonores. Nous devinons le sifflement d’une locomotive qui se transmute en chant semblable à celui d’une baleine. Des alchimies électroniques métamorphosent le tumulte ferroviaire en langueur aquatique. Contrairement aux pétarades futuristes du siècle dernier, Roos fait entendre la plainte des machines, empreinte de lyrisme et de nostalgie.
Quoique trop brève, cette performance introduisait bien au travail de l’artiste en résidence. L’inventaire du matériel utilisé pour sa prestation était évocateur: une petite console, un haut-parleur et quatre appareils radiophoniques désuets visiblement trouvés dans une secondhand shop; l’un affichant encore un prix écrit à la main, l’autre éventré, victime évidente d’une opération de «bidulage». La transmission d’une fréquence radio à basse puissance démontre une volonté d’user d’un équipement minimal, low-tech même. Nonobstant l’outillage vieillot, les préoccupations demeurent actuelles, touchant des problématiques telles la multiplication et le déplacement des sources sonores dans l’espace. Pour son projet, Roos a travaillé en équipe. Sa conjointe, diplômée en géographie sociale, s’est vivement engagée, notamment en effectuant les entrevues. L’artiste s’est ainsi effacé laissant entendre la voix des autres; celles des experts comme celles des hommes, et des femmes, de la rue.
Dès le lendemain de la performance, et tous les soirs de la semaine suivante, différents montages audio furent diffusés sur les ondes du 97,5 FM, une fréquence radio généralement vacante. Lors de l’introduction de l’émission Micro-radio, une fillette fuyait le microphone, Roos et Plouffe ajustaient les derniers morceaux du collage sonore de la soirée, puis on faisait l’hagiographie de Saint-Roch, patron des chiens et des lépreux. Étonnamment, les noms des intervenants n’étaient aucunement mentionnés: ni ceux des artistes, ni ceux de l’historien et du curé. L’anonymat de l’œuvre bousculait nos habitudes des titres, des signatures et des commandites.
Par ailleurs, le projet Micro-radio se distingue par son mouvement constant, déterminé par le contexte de développement (cette fois, le quartier Saint-Roch). Pour la diffusion, Roos avait apporté un Laptop, une console, un transmetteur radio à basse puissance et une antenne qu’il avait posée sur le toit de l’édifice. Il s’agit d’une structure temporaire. Le processus de création l’emporte ici sur le résultat final. Des caractéristiques que nous retrouvons également dans l’œuvre de Daniel Joliffe.
Tout comme celui de Roos, le projet de Joliffe est mobile et accorde une place prépondérante aux sons. Aussi, il mise sur l’écoute de l’autre, permettant aux témoins de l’art d’en devenir les protagonistes. Ses méthodes sont cependant différentes. Avec One Free Minute, Joliffe invitait tous et chacun à laisser un message sur sa boîte vocale. Les consignes demeuraient simples: les interventions d’une minute devaient être libres, improvisées et anonymes. Elles ne subissaient par la suite aucune modification ou censure, à l’exception des messages haineux, puisque illégaux au Canada.
Les expériences artistiques que Joliffe nous a fait vivre antérieurement témoignent bien de son intérêt pour l’interactivité. Il crée des dispositifs participatifs qui démontrent comment les technologies peuvent affecter notre perception de l’espace et nos habitudes de communication. Quant à lui, le projet One Free Minute proposait un environnement interactif «en ligne» par l’utilisation du téléphone et d’Internet. Chaque soir du 9 au 15 juin, l’espace public de l’agora extérieure de la bibliothèque Gabrielle-Roy était investi. Lorsque l’établissement fermait ses portes, l’artiste stationnait sa bicyclette munie d’un système de diffusion: à la caisse conique d’un jaune signalétique était fixé un grand amplificateur sonore, espèce de trompette en fibre de verre semblable aux cornets acoustiques des premiers gramophones. Le tout était relié à un téléphone cellulaire ou à un petit MP3. Au beau milieu de la place et dans les rues avoisinantes, nous entendions alors les messages reçus sur la boîte vocale.
Cette action n’est pas sans rappeler la performance de Martin Dufrasne qui, lors de l’événement Émergence à l’Ilot Fleurie en 2002, rassemblait les plaintes des passants pour ensuite les diffuser au cœur de la ville à l’aide d’un haut-parleur. Néanmoins, il ne s’agit pas ici d’entendre les récriminations de la population. L’œuvre de Joliffe a évité la tournure populiste qu’elle risquait de prendre et qui est fréquente dans les médias. Nous avons pu entendre diverses prises de parole allant de la publicité pour le prochain Reclaim The Street jusqu’au son de la scie d’un artisan du bois, en passant par des messages chantés, des cours de langues, des citations philosophiques et une classique mais touchante minute de silence. Parce qu’il n’est pas coutumier d’écouter des inconnus s’exprimer publiquement et sans interdit, l’ensemble des messages semblait «en bout de ligne» extraordinaire. Évidemment, un tel brouhahas ne laissait personne indifférent. Plusieurs curieux s’approchaient. Des adolescents répondaient aux vocalises issues de l’appareil. Pendant que la sculpture sur roulettes propageait les messages, l’artiste donnait des cartes d’affaires en invitant les gens à composer son numéro ou à visiter son site. Les uns trouvaient le tout hilarant, les autres étaient dérangés: un policier n’appréciait pas qu’une personne anonyme l’envoie paître en différé; un habitué des lieux aurait préféré prendre sa dose tranquillement sans ce chahut. Un apôtre du «gros bon sens» se creusait la tête afin de comprendre la pertinence de cette trame sonore: «Pourquoi se réapproprier un espace public qui par définition nous appartient déjà? Pourquoi donner la parole à n’importe qui? Ne devrait-on pas offrir ce dispositif à l’élite plutôt qu’à la racaille basse-villoise?» Et cette racaille de répondre: «Pourquoi les autorités tolèrent cette patente hurlante tout en me contraignant de baisser le volume de mon système de son?» Au-delà des problèmes esthétiques, l’œuvre suscite maintes discussions et stimule des interrogations d’ordre légal et éthique.
Les technologies modifient nos habitudes de communication et transforment par le fait même nos modes d’apprentissage. Il est aujourd’hui possible de lire des essais sur Internet. Parmi ceux-là, celui d’Hakim Bey à propos du concept de Temporary Autonomous Zone (TAZ) jette une lumière nouvelle sur les œuvres de Kristen Roos et Daniel Joliffe. L’auteur estime que toute révolution réussie est un piège, car elle devient rapidement une simulation d’elle-même. Toutefois, afin de contrer l’engourdissement des consciences dans «une époque où la vitesse et le fétichisme de la marchandise ont créé une fausse unité tyrannique qui tend à brouiller toute individualité et toute diversité culturelle»1 il suggère l’existence des Zones autonomes temporaires, c’est-à-dire des zones d’activités nomades dont la mouvance et la temporalité permettent d’éviter la normalisation et la réification. Soubresauts anticonformistes, elles se présentent en quelque sorte comme des soulèvements tactiques visant à déjouer «l’État de l’information méga-entrepreneuriale, l’empire du spectacle et de la simulation.»2
Par leurs aspects événementiels et non-conventionnels, les œuvres de Roos et Joliffe ne sont pas sans rappeler les TAZ de Hakim Bey. Ce dernier note également: «Nous avons remarqué que le caractère de la TAZ (Zones autonomes temporaires) la prive des avantages de la liberté, laquelle connaît la durée et la notion de lieu plus ou moins fixe. Mais le Web offre une sorte de substitut; dès son commencement il peut «informer» la TAZ par des données subtilisées qui représentent d’importantes quantités de temps et d’espace compactés.»3 C’est justement le rôle joué par les sites Internet de Roos et Joliffe. Selon l’auteur toujours, la plus grande force de la TAZ est son invisibilité, et c’est pourquoi que dès qu’elle «est nommée, elle doit disparaître»4. Quant à savoir si les TAZ peuvent prendre une forme artistique, il semble que c’est bien le cas des projets Micro-radio et One Free Minute. Hakim Bey écrit encore: «La TAZ est dans un certain sens une tactique de disparition […]. La disparition de l’artiste EST, en termes situationnistes, la suppression et la réalisation de l’art.»5
En donnant la parole aux gens de Québec, en proposant des formes et des discours en mouvances, en les diffusant anonymement et à la limite de la légalité, les artistes Kristen Roos et Daniel Joliffe ont bel et bien fait de Saint-Roch une zone audio autonome et temporaire. En ce qui concerne la thématique de La Transmission des savoirs, laissons Hakim Bey conclure: «La clé n’est pas le niveau de technologie, mais l’ouverture et l’horizontalité de la structure.»6
- Bey, Hakim. 2011, T.A.Z: zone autonome temporaire. Traduit de l’anglais par Christine Tréguier, Paris: Éditions de l’Éclat. p. 24.
- Ibid., p. 13.
- Ibid., p. 28-29.
- Ibid., p. 14.
- Ibid., p. 62 et p.67
- Ibid., p. 29.