Dans ce 36e numéro du bulletin, les quatre artistes sélectionnés ont transformé de différents paysages et ambiances l’environnement de LA CHAMBRE BLANCHE. La saison débute avec l’artiste Silvia Camporesi qui s’intéresse à la nature en sillonnant la ville de Québec. Les paysages qu’elle nous présente prennent diverses formes qui juxtaposent la nature à la technologie numérique. La temporalité des médiums employés (le temps de l’image fixe et le temps de la séquence filmique) dévoile des panoramas complexifiés par la transformation qu’en a faite l’artiste. L’idée de la temporalité est aussi présente dans le travail de Pablo Rasgado, second artiste présenté ici, qui explique, dans une brève vidéo, la recherche qu’il a entreprise afin de faire « sortir les fantômes du passé » des archives et des murs du Centre d’artistes. L’auteure Dominique Lepage nous transporte dans une réflexion portant sur l’expérience de l’artiste dans l’enceinte de la galerie. Dans sa réflexion, il est question de la manière dont l’artiste utilise les murs qui deviennent les artéfacts des anciennes expositions, révélant ainsi le passé par les traces retrouvées. Il s’agit là d’une présence temporelle particulière, reliée à l’histoire et à la mémoire du lieu. Takao Minami nous invite, quant à lui, à l’intérieur du road movie en mettant en scène sa propre réalité de marcheur sur la rue Christophe-Colomb qui borde LA CHAMBRE BLANCHE. Il entreprend de nous faire parcourir cette rue de manière à ce que la vidéo prenne la forme de sa démarche, de sa cadence, comme une musique. À travers différents référents cinématographiques, l’auteur Guillaume Lafleur nous interroge sur les rapports que nous entretenons avec le territoire traversé, évoquant les superpositions du trajet parcouru par l’artiste. Pour clore ce bulletin, l’entrevue de Marc Dulude par Pascale Bédard nous laisse entrevoir l’espace idéel de l’artiste. Nous rencontrons sa vision de l’art et de la création. Nous entrons dans un état d’esprit ou le temps de la production et de la réflexion se rencontre en un seul lieu; l’atelier expérimental mis en place par l’artiste lors de sa résidence.
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La vie, c’est jamais le même récit: entretien avec Marc Dulude
Invité par LA CHAMBRE BLANCHE, Marc Dulude a passé six semaines en résidence de création à Québec au printemps 2012. Afin de reconstituer son terreau de création habituel, il a converti la grande salle de la rue Christophe-Colomb en un atelier éphémère: structures de bois et de cordes, tables couvertes de diverses matières, socles temporaires, machines… Un laboratoire typique de sa pratique artistique où les objets se trouvent mis en mouvement, mis en formes et mis en images, transformés par des phénomènes naturels comme le ruissellement d’un liquide ou l’oxydation, manipulés par des structures portantes leur donnant des aspects inattendus ou captés dans l’instant de leur explosion, comme ces «ballounes d’eau» qui éclatent jour après jour devant l’appareil photo au nom du processus expérimental. Pour Marc Dulude, l’objet d’art semble le fruit d’un assidu travail de recherche à la fois technique et signifiante, où s’articulent manipulation et pensée.
Sa résidence, Marc Dulude l’avait placée sous le signe de l’expérimentation. Nous en avons profité pour nous entretenir avec lui de choses et d’autres, de l’art et de la vie, de sa vision de la création et de la réalité contemporaine de l’artiste. Extraits d’un entretien riche et passionnant, qui en dit beaucoup sur ce qu’est, aujourd’hui, la pratique de création en arts visuels.
La façon dont tu travailles ici depuis quelques semaines, c’est ton modus operandi habituel…
… je trouve un filon, je cherche un filon et je travaille aussi dans mon univers parallèle, sur mon ordinateur. D’habitude, je ne l’amène jamais à l’atelier, sauf si j’en ai besoin pour des questions de calcul. Quand j’apporte l’ordinateur à l’atelier, un moment donné j’arrête de travailler, comme si j’atterrissais dans mon ordinateur. Un moment donné, tu n’as plus envie de travailler, parce que travailler c’est une question physique aussi, c’est un rythme, si tu perds ce rythme-là… oublie ça.
J’ai remarqué que les pratiques ont tendance à se modifier, parce qu’on est tous devant un écran, et le changement dans la pratique artistique, je pense que pour certains, c’est de délaisser l’atelier, de l’occuper plutôt comme un espace de réalisation, de production. L’espace d’atelier se déroule plutôt à l’intérieur d’un écran, d’une sphère virtuelle.
La pratique artistique, est-ce que c’est un métier, est-ce que c’est une profession?
C’est une vocation. C’est la vie. Quelqu’un me disait: «on te sent comme un poisson dans l’eau, ici.» Comme un poisson dans l’eau parce que j’ai l’impression que pour moi, il n’y a rien de nouveau dans ce que je fais ici, dans le sens d’être en résidence, de travailler au quotidien, parce que c’est quelque chose que je vis au quotidien, depuis 15 ans.
Qu’est-ce que tu veux dire par vocation?
Un peu comme un religieux.
Tu ne choisis pas, d’une certaine façon? Et tu y crois?
Ah, tu sais, on est dans une vie de bipolaire, les artistes. En fait, on n’est pas bipolaire, mais on a une vie de bipolaire. Des bonheurs fous et des moments creux. Les artistes qui fonctionnent, c’est probablement ceux qui ont le plus leur tête sur leurs épaules. On est très terre à terre en même temps, on est capable de faire la part des choses, en tout cas, ceux qui réussissent à fonctionner, à percer après tant d’années.
La pratique c’est ça, c’est quelque chose qui se fait au quotidien. C’est pour ça que c’est une vocation. Tu es trois jours à l’atelier, mais tu n’es pas payé pour faire ça. Tu le fais parce que tu y crois, mais tu crois en quoi? Tu crois en: «OK, je m’en vais à l’atelier.» Ce n’est pas comme gagner une médaille, ce n’est pas sportif! C’est narcissique, c’est croire en une idée que TU as.
À l’extérieur du travail d’atelier, j’imagine que tu entretiens aussi un travail constant de documentation, des carnets…
Oui, je me promène toujours avec mon appareil photo. En fait, l’idée c’est de chercher ce qu’on ne voit pas. Je marche beaucoup aussi, à Montréal. Quand tu passes par le même chemin, le défi c’est toujours de regarder où tu n’as jamais regardé. C’est comme un moment contemplatif, c’est chercher l’éveil, en fait. Je ne sais pas si on peut chercher l’éveil ou si l’éveil vient… je me mets disponible à ce qu’il soit là.
Est-ce que tu penses que c’est un peu ça le travail spécifique de l’artiste au coeur de la vie sociale, de faire ressortir ces choses-là, de montrer…
…montrer ce qu’on ne voit pas, oui, je pense que oui. On dit que les artistes doivent dire quelque chose, que ce soit un engagement politique ou social. Je pense que l’engagement de l’artiste peut prendre une autre forme, cette forme-là. C’est comme des jumelles, en fait. On est ceux qui surlignent en fluo pour dire: regardez, il y a quelque chose qui se passe, savez-vous qu’on peut faire ça et ça?
Est-ce que tu as trouvé ton public pour ce que tu fais par rapport à ça, est-ce que tu es satisfait de la réception de ton travail?
La question du public… Je ne fais pas une oeuvre pour faire plaisir à quelqu’un, mais j’ai la préoccupation de l’autre dans ce que je fais. Je n’essaie pas de rendre mon art accessible à tous et à toutes, mais les codes qui sont là, les gens, s’ils font un peu l’effort, ils vont pouvoir s’y retrouver, mais dans un monde auquel ils ne sont pas habitués! Je pense que c’est ça la magie des arts visuels.
Ça me fait penser à une anecdote. Les arts visuels c’est un langage universel: tu peux parler une autre langue, avoir une autre culture, et tu vas comprendre. Quand je suis allé en Afrique à Niamey,1 j’avais ma sculpture avec de l’eau qui bougeait. Le soir du vernissage, il y avait des touaregs, quatre personnes, des madames qui semblaient plus âgées qu’elles ne l’étaient. J’étais à côté de l’oeuvre, je parlais, et c’est clair qu’elles savaient que c’est moi qui avais fait l’oeuvre. Elles viennent me voir, me pointent du doigt en disant: c’est vous ça? Elles me parlaient une langue que je ne comprenais pas, et elles se sont mis les quatre autour de moi à danser… Je me suis dit, OK, là j’ai fait quelque chose qui a dépassé les frontières seules de mon espace à moi. Comme mon professeur de maîtrise me disait: tu sais que ton oeuvre fonctionne quand une autre culture te dit «je comprends ce que tu fais.» C’est abstrait, là…! Ce n’est pas un paysage! C’est une table, c’est de l’eau qui vibre… il y a tout cet imaginaire-là qui se construit dans la tête!
J’ai toujours aimé joué sur les frontières de l’abstraction, être capable d’aller chercher cette limite où je ne vais pas représenter l’objet: à quoi ça sert? J’aime mieux aller jouer dans l’imaginaire des gens. Mais l’imaginaire des gens aujourd’hui peut prendre une forme autre que la tache de couleur, ou l’abstraction, je pense que c’est, là je le dis et je le pense en le disant, c’est quelque chose qui n’a pas encore été hyper exploré cette espèce de rapport, d’association entre l’objet et l’image mentale…
C’est vrai, je pense que c’est quelque chose de particulier qu’on peut explorer, peut-être même que c’est une recherche spécifique à notre époque, en art, parce qu’on a défoncé les limites de la figuration et de l’abstraction pure.
Oui. Comment on fait pour pouvoir… pas transgresser, mais jouer avec cette espèce d’association là? Dans ta tête, quand tu fais quoi que ce soit, qu’est-ce qui fait en sorte que c’est une pièce qui fonctionne ou une pièce qui ne fonctionne pas? C’est ça la limite. Présentement, je travaille sur des feuilles de papier au sol. Je te jure, dans ma tête, ça ne marche pas, ça ne clique pas, ce n’est pas encore là. Des trucs comme ça. Vois-tu la pièce qui est là en blanc, c’est un geste que j’ai fait rapidement, et pour moi, il y a quelque chose là-dedans…
…oui, il y a quelque chose là-dedans, je suis d’accord, ça m’a attiré tout de suite, j’ai le goût d’y toucher! Il y a une relation qui s’installe, possiblement en tout cas…
Pour toi, tu fais de la sculpture?
Je fais de l’objet. L’objet, parce que l’objet, ça peut être l’installation aussi. Je considère que la photographie aussi c’est de l’objet: c’est une photographie! En fait, c’est tout nouveau la façon dont je nomme ça, parce que je trouve ça plus court que de dire que je fais de la sculpture, de l’installation, de la photographie, et de temps en temps de la vidéo. Je trouve que faire de l’objet, ça regroupe tout ça. Ça nomme un peu plus qu’est-ce que je fais, c’est-à-dire de la sculpture en fait.
On pourrait dire qu’il y en a qui font de l’objet, d’autres qui font de l’image et d’autres qui font de l’action.
C’est ça, mais moi je ne travaille pas l’image, je ne suis pas un spécialiste de l’image.
Tu travailles dans le volume.
C’est ça, même quand je fais de la photographie, même dans ce cas-ci
C’est encore la question du volume…
Oui, c’est encore l’objet. Je travaille avec l’idée de requalification: je requalifie l’objet, je le reprends, je joue avec, je vais même sur le terrain où les artistes ne vont généralement pas, qui est celui du métier d’art.
Et tu assumes ça complètement, dans ton travail d’artiste, la question du savoir-faire?
La question du savoir-faire, elle est importante, parce que ça fait partie de l’apprentissage de l’objet. Quand je parle de matière, la matière c’est une façon de comprendre physiquement ce que c’est, ce qui est là.
Moi je trouve que ton travail est proche de cette préoccupation-là. C’est la propriété de la matière elle-même qui est amenée dans un autre chemin ou détournée par une petite intervention. En regardant ton site internet, je me faisais cette réflexion que ce sont vraiment ces propriétés qui sont exploitées dans ton travail. Pour aller chercher l’intérêt…
Oui oui, il est là l’intérêt, pis en fait c’est de le relever, c’est toujours ça que j’ai aimé, c’est comme le geste poétique dans l’objet: «Ah! Y’a quelque chose de beau là-dedans.»
Hier, je présentais mon site web, il y avait des gens qui me disaient: «c’est fascinant, Marc, tu vas dans toutes les directions, le noyau est là, mais c’est éclaté.»
Toi, as-tu cette impression-là sur ton propre travail?
Non, c’est ça… Dans toutes les directions, probablement plus dans la façon dont j’aborde les choses, mais le coeur du travail est toujours là. Pour moi, la lignée… Il y a bien des artistes dont on va encore reconnaître le style dans dix ans, reconnaître que c’est leur travail. Pour mon travail, ça ne sera pas nécessairement le cas. Moi je trouve ça intéressant: la vie, ce n’est jamais le même récit!
- Marc Dulude a représenté le Québec dans le cadre des Jeux de la Francophonie en 2005 et a remporté la médaille d’argent en sculpture. L’installation présentée, a pu être vue également chez Verticale en 2007 et chez Circa en 2008 sous le titre Œuvre sur toile.
Takao Minami: la route immatérielle
Le road-movie est l’occasion de traverser des routes en suscitant une appréhension du territoire. Depuis entre autres les romans de Jack Kerouac, la représentation intérieure des protagonistes et leurs cheminements initiatiques trouvent aussi une extériorisation et une figuration par le biais des paysages bordant la voie de circulation. Lorsque Takao Minami s’approprie cette puissante forme de récit fictionnel américain, il ajoute à la représentation d’une vérité subjective celle du spectateur actif, ayant le dernier mot et qui doit, en bout de course, puiser dans la fiction des autres, comme un embrayeur foncièrement impersonnel, par lequel il devient pourtant possible de montrer son histoire.
Partir de l’impersonnel pour aller à soi serait donc le propos du travail récent de Takao Minami. À la suite de sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE, à l’hiver 2012, l’artiste japonais basé à Paris donne à voir un processus d’accélération et de décélération dans la diffusion de films emblématiques du genre, tels que Easy Rider, réalisé par Dennis Hopper en 1969. À l’aide de technologies numériques comme le GPS, l’illustration de la multitude des parcours de l’artiste, à pied, en bus, en taxi dans la période de création de son projet en vient à se juxtaposer au déroulement du film, reproduisant la vitesse de ses parcours urbains récents. Autrement dit, la superposition des trajets de l’artiste cannibalise doucement le contenu du film. Ce faisant, il s’applique également à un détournement des modalités d’usage d’accélération et de décélération, simple fonction de base d’un lecteur DVD et fait de même avec le GPS, dont l’utilité est mise au service d’un principe inédit de représentation de trajectoires personnelles, intimes.
La question du trajet connote la résidence de l’artiste, dont l’espace de création consiste en l’investissement d’un lieu auquel il s’adapte, en dominant les spécificités et en appréhendant ses marques. En ce sens, il est logique que Minami, à l’instar les compositeurs n’a aussi pour sujet que la musique elle-même, puisque le rythme du trajet est là où il situe son apport principal. L’appropriation d’un espace, tenant lieu de signature est problématique, elle ramène l’auteur à son confinement intrinsèque et il est vrai qu’il y a une forme d’humour dans la critique implicite de cet autre film relu par Takao Minami, road-movie historique cette fois, dont le propos annonce tous les road-movies du cinéma sur le continent américain, soit la découverte de l’Amérique par Colomb. La représentation emphatique par Ridley Scott, pour les commémorations du 500e anniversaire de cette expédition folle, dans sa version remaniée, impliquant toujours l’alliage de la vitesse modifiée et du rythme, montre l’aspect dérisoire du processus d’appropriation. L’artiste, en déniant les faux-semblants de son stratagème développe une forme de commentaire libérateur, lui permettant de négocier avec un tact teinté d’ironie les enjeux et objectifs qu’il s’est imposé pour sa résidence.
Mais encore, Takao Minami s’applique à mettre au point un récit sur soi sous influence des plateformes médiatiques avancées. On sait à quel point le cinéma peut affirmer l’énonciation de la route pour elle-même, dans le cinéma qui s’est intéressé à reprendre le genre du road-movie au tournant des années 2000 (David Lynch, Vincent Gallo). Le brouillage identitaire y est avéré, la représentation de soi s’immisçant subrepticement dans la représentation de la route, jusqu’à ce que fusionnent l’état d’esprit et la disposition propres au spectateur et au créateur. Cette confusion des points de vue laisse tout loisir de vérifier ce qui se cache derrière la logique d’enchaînement des images en mouvement, dont le road-movie serait l’une des manifestations les plus pures.
En quoi le défilement de la route nous concernerait d’une quelconque manière? En quoi celui-ci NOUS regarde? L’abstraction du mouvement, mis au profit d’un rapport à soi, montre combien le travail de Takao Minami prend acte des spécificités de l’ère numérique. Déjà, David Lynch avait démontré dans son Inland Empire combien cette interrelation entre le spectateur et l’individualité relevait aussi de l’interface, soit du contexte d’expression propre au numérique. Ce faisant, il est dorénavant possible d’être à la fois dedans et dehors.
Autrement dit, un saut psychique se met en place avec la représentation en art depuis le web, relevant d’une indissociation sublime entre la soi-disant «passivité» associée au spectateur qui à tout moment devient «réactive». Interrogeant de la sorte les formes traditionnelles d’énonciation, l’écoulement du temps n’est plus inévitable et fatal mais offre l’occasion d’une prise en main, où le monde des représentations (même les plus célébrées, les plus cultes) n’est que l’envers d’une même image de soi.
Réflexion sur les Fantômes de Pablo Rasgado
Invité à LA CHAMBRE BLANCHE, Pablo Rasgado choisit non pas de se produire simplement entre ses murs, mais de se tourner d’abord vers l’épaisseur historique accumulée dans ces murs mêmes. Il explore ainsi les archives du centre de documentation pour découvrir toute l’histoire dont est traversée cette vaste salle blanche qui, de ses rencontres précédentes avec tant d’artistes, ne révèle rien au premier regard. Il en retrouve pourtant les traces, pour les ramener à la lumière à même la salle d’exposition, à même sa matérialité.
Sous la peinture blanche, il dévoile, entassées les unes sur les autres, les peintures murales laissées par d’autres et recouvertes ensuite. Au centre de la salle, là où une cloison a parfois été installée, une structure se dresse comme l’ossature d’un mur dont les proportions obéissent non aux contraintes de la construction, mais, comme une échelle du temps, aux moments où un mur y fut présent. Un morceau de mur, enfin, planté au fond de la pièce est arrangé en caisse de résonnance destinée à vibrer par les interventions sonores et musicales présentées en performance.
Rasgado donne à son installation le titre évocateur de «Fantômes». Ce sont, en somme, les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE qui ressurgissent sous ses mains et se manifestent sous une forme éthérée, spectrale. Apparition du lointain dans le proche, du passé dans le présent. En cela, on retrouve ce que le penseur Walter Benjamin appelle l’aura. Les œuvres dites reproductibles en sont dépouillées, leur lien avec leur histoire individuelle n’étant plus essentiel alors qu’elles se détachent de leur origine pour se rapprocher du spectateur (que l’on utilise telle copie plutôt que telle autre ne change rien à l’expérience que l’on fait d’un film, par exemple). L’aura, ultimement liée à l’ancienne fonction cultuelle de l’art, est propre à une œuvre unique qui, dans sa présence, porte avec elle son épaisseur historique, et tout ce qui fait que cet objet-là ne trouvera son équivalent dans aucune reproduction qui en serait produite, si conforme soit-elle. L’œuvre in situ acquiert une telle unicité en prenant racine dans un lieu auquel elle se lie. Ici, c’est à l’aura de LA CHAMBRE BLANCHE elle-même, à la fois comme bâtiment et comme institution, que Rasgado vient donner un visage.
C’est en effet l’unicité de l’institution comme lieu matériel, comme arène de l’événement artistique que l’artiste met en scène. LA CHAMBRE BLANCHE, le nom le dit si bien: espace vierge, rendu disponible à des interventions artistiques libres. Toujours de nouveau blanche pour accueillir de nouvelles œuvres, de nouvelles rencontres, de nouveaux événements, elle n’est pourtant pas véritablement vierge. Elle est grosse de son histoire. Celle-ci peut être recouverte par la matière: couches de peinture, réaménagements de l’espace, etc. Mais elle n’en peut être effacée que par l’oubli.
Or une galerie se consacrant aux œuvres in situ se consacre aussi, nécessairement, à l’éphémère. Les œuvres y passent sans rester… À ceci près que, alors qu’une œuvre disparaît pour faire place à une autre, elle laisse derrière elle un souvenir, et des traces qui s’en font le garant. En convoquant son histoire dans la matérialité, l’artiste dévoile ce passé caché. Il extrait les murs de la passivité dans laquelle ils l’accueillent, et les transfigure en les amenant eux-mêmes à la parole (ce que la performance sur «mur préparé» réalise de manière très concrète, puisque c’est le mur qui produit ses propres résonnances).
C’est que le passé est lui aussi présent, mais sous une forme différente: sa présence passe par la mémoire. Nous pouvons nous rappeler Saint Augustin, qui dans ses Confessions interroge la nature du temps pour y trouver non pas trois temps, mais trois types de présent, ou de présence. Le passé est ainsi le présent de la mémoire – qui diffère du présent de l’attention correspondant à ce que nous appelons «le présent», et de celui de l’attente correspondant à l’avenir. Or cette mémoire est fragile, et pour persister, elle cherche à se fixer à des supports plus stables qu’elle-même: les récits que l’on transmet des événements passés, les documents textuels, photographiques et vidéographiques, les monuments, etc. D’où les archives conservées à LA CHAMBRE BLANCHE. Celles-ci incarnent l’espace de continuité faisant contrepoids à l’espace d’éphémère que constitue la salle d’exposition elle-même.
Ce sont donc deux pôles de LA CHAMBRE BLANCHE que Rasgado met en dialogue, en passant par la matérialité du bâtiment, pour dévoiler, à même les murs de la salle, la durée de l’institution. Voilà les fantômes qu’il convoque. Dans ses installations, le passé se présente de manière fantomatique, il se manifeste, pour ainsi dire, dans une présence d’un autre type que celle du présent. Cela nous renvoie à l’origine du mot «fantôme», dérivé du grec phantasma, qui désigne une apparition, une image ou une illusion, l’apparition ayant en ce sens un caractère d’irréalité, voire d’immatérialité. C’est dire qu’en faisant apparaître les fantômes de LA CHAMBRE BLANCHE, l’artiste ne se contente pas de dévoiler des œuvres et structures qui réapparaîtraient, intactes, sous leur forme originelle. Elles apparaissent à la fois de nouveau, et sous une forme nouvelle, qui manifeste autant la présence antérieure de ces œuvres que le passage du temps qui nous en sépare. L’imaginaire actuel du fantôme a aussi cet aspect: présence d’un autre type, immatérialité, lumière, reflet… Plus qu’irréel, il est d’une réalité autre, plus diffuse, plus instable aussi. Néanmoins, le fantôme circule dans le réel, et sa présence y intervient, ne serait-ce que par le fait d’être perçu. Comme le passé qui, sous la forme vaporeuse du souvenir, circule entre nous sans être toujours aperçu, et se manifeste en plein jour lorsqu’il se fixe au support approprié.
La zone murale sablée ― fresque qui, comme une gravure, émerge de ce que l’artiste enlève et non de ce qu’il ajoute ― révèle sous les couches de peinture récentes les œuvres murales réalisées antérieurement, notamment par Robbin Deyo (2009), Brad Buckley (2005) et les participants de Residence Story (2005). Il en résulte une surface visuellement très poétique, où se rencontrent, fragiles, les formes et les teintes de ces œuvres minutieusement ramenées à la lumière. L’image n’est pas sans évoquer cette scène spectaculaire du film Roma de Fellini, relatant les découvertes archéologiques advenues lors de la construction de métro de Rome, où le groupe d’archéologues convoqué découvre sous terre une salle ornée de fresques antiques admirablement préservées, et qui presque aussitôt découvertes, s’effritent au contact de l’air pénétrant avec eux dans la salle. Comme si le passé ne se préservait qu’à l’abri des regards, comme si la trace menaçait toujours de s’évaporer. Dilemme terrible: ou bien laisser les œuvres à leur secret et les préserver en renonçant à les voir, ou bien les voir à condition d’accepter pleinement leur caractère éphémère. Dilemme orphique, en somme. Orphée est autorisé à ramener sa bien-aimée Eurydice des Enfers à condition de ne pas la regarder avant d’en être sorti, sans quoi il la perdra irrémédiablement. Orphée succombe à la tentation, et pose sur Eurydice le regard amoureux mais fatal. Qu’est-ce à dire? Sans doute, que l’on ne peut retrouver ce qui est perdu, c’est-à-dire qu’on ne peut réveiller le passé sans le transformer. Et précisément, Rasgado fait resurgir les œuvres passées dans un geste qui les dévoile en frôlant leur destruction, dans un mouvement qui révèle le passé en même temps que sa fragilité.
L’ossature murale évoque autrement des thèmes semblables: on ne sait, en le regardant, s’il est du côté de la construction inachevée ou de la ruine. Il est sans doute à la fois l’un et l’autre, construction dont les éléments appartiennent d’emblée au passé, montage de morceaux d’histoire, sous une forme symbolique cette fois. Il se dresse ainsi comme un monument complexe, offert à la mémoire des visages antérieurs du lieu, à un mur qui s’est parfois dressé précisément à cet endroit, et qui en est autant de fois disparu. Et le monument lui-même se présente comme une structure non permanente, destinée à disparaître à son tour. Encore une fois, le passé est manifesté dans sa fragilité, fragilité du souvenir et de la trace elle-même.
Cette fragilité, du reste, est entièrement consommée alors que les installations de Rasgado disparaissent à leur tour. Son œuvre de mémoire était-elle d’emblée vouée à l’échec par son propre destin? Songeons plutôt qu’elle s’insère à son tour dans l’histoire de LA CHAMBRE BLANCHE, et dépose dans ses archives les marques de l’éphémère lui-même, caractère de toutes les œuvres accueillies sur place. L’œuvre de Rasgado inscrit dans l’âme de LA CHAMBRE BLANCHE la conscience de sa propre temporalité. Mais celle-ci ne résonnera qu’aux oreilles de ceux qui assumeront la responsabilité qu’engage la mémoire. Voilà, enfin, l’une des impressions fortes que laisse l’installation: le passé est un objet délicat. Pour n’être pas mutilé, perverti ou perdu, il exige une étude sérieuse, des manipulations minutieuses et patientes, un regard à la fois disponible et engagé. Cela, Rasgado est parvenu à le communiquer non seulement conceptuellement, mais aussi esthétiquement. Son travail sur le temps vient résonner jusqu’au sentiment, et par là reconduit le spectateur à la fragilité de sa propre existence. C’est l’une des qualités de son œuvre. En quittant LA CHAMBRE BLANCHE après cette visite, on y laisse derrière soi l’installation, mais on reste habité par ses fantômes.
Dévisager la nature
Nous partageons le même ciel. S’éparpillent au-dessus de nos têtes des astres, des contes, les miettes du commencement de la vie. Autour de nous, multiples paysages, mais toujours les mêmes éléments: l’eau, la terre, le feu et l’air qui participent à captiver notre imaginaire, à le fasciner de matières informes et changeantes. S’ajoute à cette fascination une certaine contemplation, état qu’inspire assurément le travail de l’artiste d’origine italienne Silvia Camporesi et qui constitue, en conjonction avec un engouement pour l’onirisme, sa marque distinctive.
Se décrivant comme une conteuse, Silvia Camporesi crée des images qui trouvent leurs origines dans des extraits d’histoires tirées de mythes, de la littérature, de la philosophie, de la religion ou des sciences. À travers une exploration photographique qui procède des choses environnantes, l’artiste fait apparaître des réalités inattendues. Se présentant sous une forme inhabituelle, ce qui tantôt semblait être factuel devient une invitation à réfléchir, une invitation à envisager avec de nouveaux sens, de nouvelles justifications, ce qui compose notre théâtre quotidien. Lors de son séjour de création à LA CHAMBRE BLANCHE, ce fut au tour de Québec de se transformer sous la vision de Silvia Camporesi qui a savamment insufflé une part de fiction aux phénomènes artificiels et naturels rencontrés sur son passage. Au coeur d’une collection d’images fixes et en mouvement compilée par l’artiste, se racontent des paysages imaginés, enveloppés d’une lumière liquide.
Vous entrez dans la galerie. Le blanc immaculé de l’espace d’exposition vous aspire vers le mur du fond où une composition picturale formée de trente-six photographies se déploie progressivement du noir au blanc, de l’apparition à la disparition. D’abord, un effet d’apesanteur. Dans les ténèbres de l’eau dormante, des poissons peuplent le ciel. En effet, le singulier agencement des images photographiques «donne l’oiseau à l’eau profonde et le poisson au firmament»1 en rappelant le trompe-l’oeil d’un ciel étoilé se réfléchissant sur la surface d’une masse aqueuse. Cette organisation de clichés photographiques embrouille l’appréhension de leurs contenus. Les profondeurs du monde aquatique et la vaste étendue céleste deviennent un même espace; tantôt sombre et lourd comme un velours épais et tantôt aussi diaphane qu’un voile. Dans cette installation qui nous rend étrangers à nos propres paysages, l’infiniment grand et l’infiniment petit se fréquentent. Ramenés à un format similaire, ils donnent l’impression d’une étude romantique du vivant avec des associations formelles aussi inusitées que celle d’un animal marin à l’éclosion d’un feu d’artifice. Puis enfin, des instantanés de terre, de dunes, d’une forêt, d’un pré et, parmi ces clichés, le manteau laineux des flots puissants apparaissant à répétition. À première vue, on pourrait croire à une mosaïque exempte de traces d’humanité. Il n’en est pourtant pas ainsi. Se fondant dans les éléments naturels, une bâche recouvrant des buttes de ce que l’on devine être du sel d’épandage fait l’effet d’un imposteur et suggère que nous sommes bel et bien en territoire connu. Balayant de gauche à droite ce minutieux assemblage photographique s’offrant à la vue, on devine, sous un brouillard opaque, une usine emblématique de la Ville de Québec et finalement, le drapeau du Canada. Si d’emblée l’ensemble suscite une émotion esthétique, elle révèle, au fil de sa découverte, une trame narrative silencieuse et éminemment onirique. Silvia Camporesi juxtapose avec une aisance déconcertante des éléments urbains à un fourbi naturel, s’amusant du même coup à nous donner l’impression d’un monde inhabité, d’un Nouveau Monde, tout en y décalquant des indices de présence humaine. L’artiste réussit à mettre en scène des contrastes visuels et discursifs qui invitent à se dissoudre dans une temporalité hétérogène, disloquée, comme pour nous préparer à la suite de son œuvre.
Repue de lumière blanche, la pièce où se trouve l’installation photographique est adjacente à un espace clos, plongé dans l’obscurité. Tel «un nouvel astre artificiel participant à la fois au jour et à la nuit,»2 le travail vidéo de Silvia Camporesi inaugure cette matière de pixels avec une chorégraphie de particules lumineuses créées par l’explosion décélérée de feux d’artifice. Devant ce spectacle décomposé et recomposé par l’artiste, on a l’impression d’assister à la formation de l’univers, à un big bang imaginé et mystique. Ces irruptions de lumières intermittentes qui émergent du chaos pourraient, en s’évanouissant dans la noirceur enfumée, nous laisser sur l’idée de dispersion: il en est pourtant autrement. Leur déplacement lent et concentrique tend plutôt à simuler quelque chose en voie de constitution, comme l’organisation du vivant. Ceci s’accompagne de sons qui semblent provenir du lointain; des pulsations et des voix, sur un fond de vibrations graves, font du spectateur un promeneur du cosmos ou encore le positionnent in utero dans ce monde en gestation. Le temps est en suspension jusqu’à l’absorption complète de ces astres factices dans la nuit. Succède à cette vision un bruit sourd, comme le premier souffle de la terre, et la blancheur d’une bruine qui s’agite derrière un rocher. Cette deuxième partie de la vidéo semble constituer, dans un rapport antinomique, une suite à la première. L’eau est le personnage principal de la séquence. Des flots déferlent avec vigueur sur des pentes rocailleuses. Grâce à un travail de distorsion par l’artiste, la force de cet élément est mise en lumière. Les réversions de mouvements opérés par le truchement vidéographique donnent l’impression d’une respiration, comme si la terre aspirait le courant en remplissant ses poumons. Le son de réverbération juxtaposé au bruit des chutes laisse libre cours à cette rêverie alimentée par des paysages impossibles qui se décuplent. Dans ce jeu de déconstruction s’inscrit une fine recherche picturale où les compositions et les textures cèdent à la séduction. En effet, des plans d’eau troubles qui traversent la surface lisse d’une paroi rocheuse suivent à ceux de remous qui forment des bouillons épais sous l’effet dynamique des fluides. À d’autres moments, l’eau se sépare en deux et se réfléchit sur un axe vertical, comme pour nous révéler son visage dans une symétrie parfaite. Cette stratégie d’assemblage d’images se retrouve d’ailleurs dans un corpus antérieur de l’artiste intitulé Le Ragioni del Peso (2009), où un site d’enfouissement fait tanguer le sujet photographique entre la transfiguration esthétique et la véracité documentaire. Les images produitent rappellent celles d’un test de Rorschach et exercent un rôle parent: celui d’un espace de projection où le regardeur élucide une abstraction. Grâce à des manipulations simples de l’image, Silvia Camporesi fait basculer le réel vers l’imaginaire et s’en prend à l’apparente immuabilité des éléments.
Nous partageons le même ciel, certes, mais sa poésie n’est pas semblable pour chacun. Dans le travail de création réalisé lors de son passage à LA CHAMBRE BLANCHE, Silvia Camporesi s’est approprié des parcelles du paysage et des éléments rencontrés lors de sortie quasi touristique pour en faire une sublime allégorie qui transcende de loin le vernaculaire. Au contact des œuvres qui composent le projet À perte de vue, le temps est devenu réversible, décalé. Nous invitant à regarder au-delà de l’apparente banalité des choses, son travail fait l’effet d’une révélation, d’une confidence. Œuvrant à partir d’éléments connus, l’artiste appuie ses créations sur des distorsions et discontinuités qui sculptent la réalité et offrent une narration ouverte. Cette mystérieuse réécriture du monde, livrée lors de cette résidence à Québec, s’inscrit dans un corpus où l’eau est partie intégrante des recherches de l’artiste. En effet, dès 2004 Silvia Camporesi commence à travailler avec cet élément dans la série Ofelia; elle y personnifie la célèbre héroïne qui, se languissant de l’amour d’Hamlet, trouve la mort dans une rivière. Cette image saisissante sera à maintes reprises citée à l’intérieur des différentes productions de l’artiste, notamment dans sa très récente série La Terza Venezia (2011) réalisée dans le cadre d’une résidence à Venise. Donnant naissance à des images énigmatiques et surréelles d’inondations de monuments, de paysages embrumés et d’objets typiquement vénitiens installés dans des lieux anonymes de la célèbre ville sur l’eau, Silvia Camporesi s’entraîne soigneusement à cultiver l’ambiguïté. Tantôt lourde et étouffante, tantôt duveteuse ou encore limpide, l’eau se montre comme un être tout-puissant dans l’ensemble de son travail. Si la terre a un visage et que l’eau, comme l’affirme Paul Claudel,3 est le regard de la terre, Silvia Camporesi la sonde au plus profond d’elle-même, les yeux dans les yeux.
- Bachelard, Gaston. 2005, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière. Paris: Éditions José Corti. p. 64 sur un extrait de Le cottage Landor d’Edgar Allan Poe.
- Mèredieu, Florence de. 2008, Histoire matérielle et immatérielle de l’art contemporain et actuel. Paris: Éditions Larousse. p. 85.
- Claudel, Paul. 1929, L’oiseau noir dans le soleil levant. Paris: Éditions Gallimard. p. 229.