Nous partageons le même ciel. S’éparpillent au-dessus de nos têtes des astres, des contes, les miettes du commencement de la vie. Autour de nous, multiples paysages, mais toujours les mêmes éléments: l’eau, la terre, le feu et l’air qui participent à captiver notre imaginaire, à le fasciner de matières informes et changeantes. S’ajoute à cette fascination une certaine contemplation, état qu’inspire assurément le travail de l’artiste d’origine italienne Silvia Camporesi et qui constitue, en conjonction avec un engouement pour l’onirisme, sa marque distinctive.
Se décrivant comme une conteuse, Silvia Camporesi crée des images qui trouvent leurs origines dans des extraits d’histoires tirées de mythes, de la littérature, de la philosophie, de la religion ou des sciences. À travers une exploration photographique qui procède des choses environnantes, l’artiste fait apparaître des réalités inattendues. Se présentant sous une forme inhabituelle, ce qui tantôt semblait être factuel devient une invitation à réfléchir, une invitation à envisager avec de nouveaux sens, de nouvelles justifications, ce qui compose notre théâtre quotidien. Lors de son séjour de création à LA CHAMBRE BLANCHE, ce fut au tour de Québec de se transformer sous la vision de Silvia Camporesi qui a savamment insufflé une part de fiction aux phénomènes artificiels et naturels rencontrés sur son passage. Au coeur d’une collection d’images fixes et en mouvement compilée par l’artiste, se racontent des paysages imaginés, enveloppés d’une lumière liquide.
Vous entrez dans la galerie. Le blanc immaculé de l’espace d’exposition vous aspire vers le mur du fond où une composition picturale formée de trente-six photographies se déploie progressivement du noir au blanc, de l’apparition à la disparition. D’abord, un effet d’apesanteur. Dans les ténèbres de l’eau dormante, des poissons peuplent le ciel. En effet, le singulier agencement des images photographiques «donne l’oiseau à l’eau profonde et le poisson au firmament»1 en rappelant le trompe-l’oeil d’un ciel étoilé se réfléchissant sur la surface d’une masse aqueuse. Cette organisation de clichés photographiques embrouille l’appréhension de leurs contenus. Les profondeurs du monde aquatique et la vaste étendue céleste deviennent un même espace; tantôt sombre et lourd comme un velours épais et tantôt aussi diaphane qu’un voile. Dans cette installation qui nous rend étrangers à nos propres paysages, l’infiniment grand et l’infiniment petit se fréquentent. Ramenés à un format similaire, ils donnent l’impression d’une étude romantique du vivant avec des associations formelles aussi inusitées que celle d’un animal marin à l’éclosion d’un feu d’artifice. Puis enfin, des instantanés de terre, de dunes, d’une forêt, d’un pré et, parmi ces clichés, le manteau laineux des flots puissants apparaissant à répétition. À première vue, on pourrait croire à une mosaïque exempte de traces d’humanité. Il n’en est pourtant pas ainsi. Se fondant dans les éléments naturels, une bâche recouvrant des buttes de ce que l’on devine être du sel d’épandage fait l’effet d’un imposteur et suggère que nous sommes bel et bien en territoire connu. Balayant de gauche à droite ce minutieux assemblage photographique s’offrant à la vue, on devine, sous un brouillard opaque, une usine emblématique de la Ville de Québec et finalement, le drapeau du Canada. Si d’emblée l’ensemble suscite une émotion esthétique, elle révèle, au fil de sa découverte, une trame narrative silencieuse et éminemment onirique. Silvia Camporesi juxtapose avec une aisance déconcertante des éléments urbains à un fourbi naturel, s’amusant du même coup à nous donner l’impression d’un monde inhabité, d’un Nouveau Monde, tout en y décalquant des indices de présence humaine. L’artiste réussit à mettre en scène des contrastes visuels et discursifs qui invitent à se dissoudre dans une temporalité hétérogène, disloquée, comme pour nous préparer à la suite de son œuvre.
Repue de lumière blanche, la pièce où se trouve l’installation photographique est adjacente à un espace clos, plongé dans l’obscurité. Tel «un nouvel astre artificiel participant à la fois au jour et à la nuit,»2 le travail vidéo de Silvia Camporesi inaugure cette matière de pixels avec une chorégraphie de particules lumineuses créées par l’explosion décélérée de feux d’artifice. Devant ce spectacle décomposé et recomposé par l’artiste, on a l’impression d’assister à la formation de l’univers, à un big bang imaginé et mystique. Ces irruptions de lumières intermittentes qui émergent du chaos pourraient, en s’évanouissant dans la noirceur enfumée, nous laisser sur l’idée de dispersion: il en est pourtant autrement. Leur déplacement lent et concentrique tend plutôt à simuler quelque chose en voie de constitution, comme l’organisation du vivant. Ceci s’accompagne de sons qui semblent provenir du lointain; des pulsations et des voix, sur un fond de vibrations graves, font du spectateur un promeneur du cosmos ou encore le positionnent in utero dans ce monde en gestation. Le temps est en suspension jusqu’à l’absorption complète de ces astres factices dans la nuit. Succède à cette vision un bruit sourd, comme le premier souffle de la terre, et la blancheur d’une bruine qui s’agite derrière un rocher. Cette deuxième partie de la vidéo semble constituer, dans un rapport antinomique, une suite à la première. L’eau est le personnage principal de la séquence. Des flots déferlent avec vigueur sur des pentes rocailleuses. Grâce à un travail de distorsion par l’artiste, la force de cet élément est mise en lumière. Les réversions de mouvements opérés par le truchement vidéographique donnent l’impression d’une respiration, comme si la terre aspirait le courant en remplissant ses poumons. Le son de réverbération juxtaposé au bruit des chutes laisse libre cours à cette rêverie alimentée par des paysages impossibles qui se décuplent. Dans ce jeu de déconstruction s’inscrit une fine recherche picturale où les compositions et les textures cèdent à la séduction. En effet, des plans d’eau troubles qui traversent la surface lisse d’une paroi rocheuse suivent à ceux de remous qui forment des bouillons épais sous l’effet dynamique des fluides. À d’autres moments, l’eau se sépare en deux et se réfléchit sur un axe vertical, comme pour nous révéler son visage dans une symétrie parfaite. Cette stratégie d’assemblage d’images se retrouve d’ailleurs dans un corpus antérieur de l’artiste intitulé Le Ragioni del Peso (2009), où un site d’enfouissement fait tanguer le sujet photographique entre la transfiguration esthétique et la véracité documentaire. Les images produitent rappellent celles d’un test de Rorschach et exercent un rôle parent: celui d’un espace de projection où le regardeur élucide une abstraction. Grâce à des manipulations simples de l’image, Silvia Camporesi fait basculer le réel vers l’imaginaire et s’en prend à l’apparente immuabilité des éléments.
Nous partageons le même ciel, certes, mais sa poésie n’est pas semblable pour chacun. Dans le travail de création réalisé lors de son passage à LA CHAMBRE BLANCHE, Silvia Camporesi s’est approprié des parcelles du paysage et des éléments rencontrés lors de sortie quasi touristique pour en faire une sublime allégorie qui transcende de loin le vernaculaire. Au contact des œuvres qui composent le projet À perte de vue, le temps est devenu réversible, décalé. Nous invitant à regarder au-delà de l’apparente banalité des choses, son travail fait l’effet d’une révélation, d’une confidence. Œuvrant à partir d’éléments connus, l’artiste appuie ses créations sur des distorsions et discontinuités qui sculptent la réalité et offrent une narration ouverte. Cette mystérieuse réécriture du monde, livrée lors de cette résidence à Québec, s’inscrit dans un corpus où l’eau est partie intégrante des recherches de l’artiste. En effet, dès 2004 Silvia Camporesi commence à travailler avec cet élément dans la série Ofelia; elle y personnifie la célèbre héroïne qui, se languissant de l’amour d’Hamlet, trouve la mort dans une rivière. Cette image saisissante sera à maintes reprises citée à l’intérieur des différentes productions de l’artiste, notamment dans sa très récente série La Terza Venezia (2011) réalisée dans le cadre d’une résidence à Venise. Donnant naissance à des images énigmatiques et surréelles d’inondations de monuments, de paysages embrumés et d’objets typiquement vénitiens installés dans des lieux anonymes de la célèbre ville sur l’eau, Silvia Camporesi s’entraîne soigneusement à cultiver l’ambiguïté. Tantôt lourde et étouffante, tantôt duveteuse ou encore limpide, l’eau se montre comme un être tout-puissant dans l’ensemble de son travail. Si la terre a un visage et que l’eau, comme l’affirme Paul Claudel,3 est le regard de la terre, Silvia Camporesi la sonde au plus profond d’elle-même, les yeux dans les yeux.
- Bachelard, Gaston. 2005, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière. Paris: Éditions José Corti. p. 64 sur un extrait de Le cottage Landor d’Edgar Allan Poe.
- Mèredieu, Florence de. 2008, Histoire matérielle et immatérielle de l’art contemporain et actuel. Paris: Éditions Larousse. p. 85.
- Claudel, Paul. 1929, L’oiseau noir dans le soleil levant. Paris: Éditions Gallimard. p. 229.