«I’ll never look into your eyes again»
– The Doors, This is the End.
Lauréat du Prix découverte des Amis du Palais de Tokyo en 2010 et récompensé par une exposition dans l’un des modules de cette même institution, John Cornu (né en 1976 en France) semble ne montrer aucune prédilection pour un médium en particulier. Se déclarant «aux aguets de techniques, de formes ou de niches culturelles pouvant être susceptibles d’aboutir à des expériences esthétiques,»1 l’artiste pratique aussi bien le béton armé – comme actuellement au Cneai de Chatou avec Melencolia, que la vidéo, la photographie, la performance, la menuiserie, le néon, ou encore et surtout les créations en contexte. Si sa pratique peut de fait sembler hétérogène, il n’en reste pas moins que ses œuvres empruntent un ensemble de lignes directrices communes, impliquent certaines récurrences telles qu’une relation forte, parfois inextricable, au site de présentation2 (Plan Libre, La fonction oblique, Wash art); un intérêt pour les sujets historiques, politiques et écologiques actuels (Laisse venir, Erratum, Cut up); une prédilection pour les jeux «matériologiques» et les simulacres qui nous amènent à voir au-delà du visible immédiat, troublent notre perception du monde réel (Beauty shots, Sibylline); et, pour les plus récentes, une reformulation de l’idée de romantisme en réinvestissant certains codes de l’art des années 1960-1970 (matériaux, formes, dispositifs de présentation, protocole de production) et certaines utopies modernistes sous l’angle de la fiction, de la ruine et de la destruction (Assis sur l’obstacle, Sonatine (Mélodie mortelle), Macula).
crédit photo: Ivan Binet
Ce dernier axe était d’ailleurs celui choisi pour sa résidence à LA CHAMBRE BLANCHE à l’automne 2009. Intitulé «Tant que les heures passent, Part II», ce projet était le second temps d’une trilogie, débutée à Lyon dans le cadre de la Biennale d’art contemporain (Attrape-couleurs, France), et close à Bruxelles (Galerie Sébastien Ricou, Belgique).
Durant les cinq semaines de travail qui lui furent offertes à Québec, John Cornu concentra toute son énergie à la réalisation de deux projets sculpturaux: une menuiserie monumentale (Je tuerai la pianiste); et une production conceptuelle dont la réalisation fut déléguée à Pierre Paquin, un ébéniste devenu aveugle suite à une maladie dégénérative (Tirésias paintings). Deux projets de menuiserie très différents donc mais qui procédèrent tous deux d’une esthétique de la disparition et de la cécité.
crédit photo: Ivan Binet
Si l’exposition lyonnaise («Tant que les heures passent, Part I») comptait déjà un travail de menuiserie érodée (Macula), c’est véritablement à LA CHAMBRE BLANCHE que l’artiste initie sa recherche autour des ruines faussement calcinées, une recherche qui donnera naissance par la suite à la série des Sans titres (verticales) et à des pièces sculpturales telle que Laisse le vent du soir décider.
Je tuerai la pianiste était ainsi une structure aussi autoritaire que fragile qui traversait de part en part l’espace de LA CHAMBRE BLANCHE. Véritable fiction architecturale à l’échelle du lieu d’exposition, l’œuvre proposait le simulacre d’une cloison murale accidentée, ébauchée à l’aide d’une soixantaine de tasseaux de bois.
Notons que cette esthétique de l’accident, du crash était d’ores et déjà présente à Lyon avec l’installation Corps flottant du nom de ces filaments plus ou moins sombres et définis qui, voltigeant à même le vitré de l’œil, viennent s’interposer entre le sujet et le monde visible. Comme pour travailler contre lui-même, l’artiste s’était attaché à froisser le schéma géométrique régissant certaines de ses compositions en kit telles que Rosanna, Rosanna, Arcélor tubuline ou encore Urbicande – montrée actuellement à la BF15 à Lyon, et dans la baie de Morlaix en Bretagne. Corps flottant était un assemblage de tubes d’aluminium peints, courbés dans les airs. La structure de départ, formellement proche de celles que dessinent les rails de placoplâtre sur les chantiers de construction, semblait avoir été maltraitée, jetée au sein de l’architecture d’accueil jusqu’à ce qu’elle s’encastre dans l’un de ses angles. Bien que violentée, celle-ci ne présentait pourtant aucun autre stigmate apparent que sa distorsion. Elle s’exhibait comme neuve, absolument impeccable a contrario de Je tuerai la pianiste qui paraissait, quant à elle, beaucoup plus endommagée. Comme carbonisée, victime d’un incendie poétique, l’œuvre s’exposait brisée, érodée et noircie.
Chacune des verticales formant cette dernière avait en effet été soigneusement poncée jusqu’à ce que les nœuds du bois fassent obstacle, puis peinte en noir. Entre différence et répétition, l’artiste laissait ainsi, à la matière, le soin de dicter la forme finale des tasseaux. Fluctuante, hésitante, Je tuerai la pianiste était une représentation, un pur simulacre fait de bois sculpté et de peinture. Mélancolique, elle convoquait une narration apocalyptique, une esthétique de la ruine.
Ajourée et explosée, Je tuerai la pianiste proposait un scénario mental ambigu: la fin d’une histoire dont les causes étaient tues. Nous – visiteurs – arrivions après l’accident pour constater les dégâts et la fragilisation de l’ensemble sans connaître le pourquoi de cette déchéance. Nous étions placés face à un résidu, à un débris du monde sans explication aucune. Pourtant cette carcasse incendiée pouvait nous paraître douloureusement familière. Un peu à la manière d’un mémorial ou d’un monument, Je tuerai la pianiste convoquait une mémoire collective. Elle n’était que le fragment d’une histoire plus vaste, plus universelle, un fragment en somme «dynamique» imageant toutes les autres catastrophes, toutes les autres zones dévastées, toutes les autres histoires.
Et si le caractère fragmentaire de cette narration n’était au bout du compte qu’une expression du présent, une réponse à la réalité, un document-témoin participant de cette société du spectacle, une structure indicielle propre à notre époque?
Cette vision sombre et mélancolique d’un monde moderne disloqué est en effet de plus en plus souvent convoquée dans le travail de John Cornu aux côtés des dispositifs de défenses et autres dispositifs paranoïaques. Citons pour exemple des productions telles que Par la meurtrière, Fleurs (tirs de flash ball sur verre armé) ou encore Assis sur l’obstacle présentée en février dernier au Palais de Tokyo. Inspirée de l’expression anglo-saxonne Sitting on the Fence, cette dernière se posait entre «sculpture documentaire» – si l’on considère qu’il s’agissait de hérissons tchèques ou de barrières anti-chars comme celles qui étaient postées sur les plages du débarquement en Normandie -, des Saintes Croix inversées et certaines réalisations de l’art des années 1960-1970. Indécise et ambiguë,3 cette installation synthétisait avec brio une esthétique radicale et sérielle, et une narration plus tourmentée, plus «expressionniste». Un étrange métissage que l’on retrouvait aussi dans la seconde production québécoise de l’artiste qui alliait quant à elle une démarche conceptuelle et une facture minimale à un propos hautement poétique.
Contrairement à celle de Je tuerai la pianiste, la production des Tirésias paintings4 fut entièrement déléguée à un artisan-prestataire. Bien avant sa venue au Québec, John Cornu avait en effet projeté de confier la réalisation d’un objet symbolique à une personne ne possédant pas le référent visuel. Et ce fut par un heureux concours de circonstance que l’artiste tomba, en juillet 2009, en surfant sur internet, sur un reportage montrant Pierre Paquin5, ébéniste non-voyant à l’ouvrage. Ce dernier avait su adapter ses savoir-faire, avant d’être atteint d’une cécité complète, de sorte à pouvoir continuer de mener, de mémoire, son activité professionnelle. Ayant échangé plusieurs emails avec l’ébéniste et exposé ses desseins, John Cornu opta pour la fabrication, par ce dernier, de quatre châssis de peintre, des dispositifs normalement destinés à la mise en vue de la peinture. «J’ai bien réfléchi et j’aimerai que l’on réalise des châssis de toile (la structure en bois qui tend la toile). J’imagine quatre châssis de 100 cm par 81 cm. L’idée consiste à les faire au plus proche des châssis vendus dans le commerce. […] Le mieux serait d’investir dans un modèle standard (auquel cas je vous défraye) et d’essayer de le reproduire avec votre savoir-faire.»6 Présentés à champ ou accrochés au mur, les quatre encadrements en bois brut furent ensuite montrés, mis en vue, pour eux-mêmes, dénudés de leur habituelle toile.
crédit photo: Ivan Binet
En écho et pour retracer cette aventure humaine et poétique, les Tirésias paintings s’accompagnaient dans l’exposition bruxelloise («Tant que les heures passent, Part III») d’une petite publication mise en libre-service, relatant l’ensemble des correspondances échangées entre l’artiste et l’ébéniste – des correspondances qui par ailleurs semblent se poursuivre…
Quant à la grande barricade, celle-ci avait été une ultime fois vandalisée. Démantelée et pillée, il ne subsistait de cette dernière qu’une quinzaine de tasseaux déposés contre l’un des murs de la Galerie Sébastien Ricou, à intervalles réguliers, comme si ils formaient un seul et même plan (Sans titre (verticales)).
- Ardenne, Paul, Daria de Beauvais, John Cornu et Christian Alandete, «Principe d’incertitude/Uncertainty Principle». 2011, dans John Cornu, Arles: Éditions Analogues, p. 80.
- John Cornu est diplômé d’une Thèse de doctorat en Arts et sciences de l’art à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne intitulée «Art contextuel et création».
- «On est dans ce que Wittgenstein qualifie de «voir ainsi», c’est-à-dire le fait qu’un même signifiant est potentiellement l’objet d’une pluralité de signifiés» dixit l’artiste dans Ardenne, Paul, Daria de Beauvais, John Cornu et Christian Alandete, «Principe d’incertitude/Uncertainty Principle». 2011, dans John Cornu, Arles: Éditions Analogues, p. 81.
- Le titre de l’œuvre est emprunté au héros éponyme de la mythologie grecque, qui en perdant la vue obtient le don de divination, soit la capacité de « voir » au-delà du visible.
- Site internet de Pierre Paquin [en ligne]: www.ebenisterieleschutes.com (page consultée le 2 novembre 2009).
- Extraits des correspondances emails échangées entre l’artiste et l’ébéniste.
Emma-Charlotte Gobry-Laurencin