Habitant du Malpays
par Alfonso Arzapalo
Eduardo Valderrey
du 11 mai au 10 juin 2007
Une vapeur légère semble émaner de l’asphalte, le bruit des moteurs en marche et la fumée des tuyaux d’échappement se répandent sans interruption bien que les véhicules demeurent quasi immobiles. Des expressions de résignation et d’ennui accompagnent le mouvement à peine perceptible des véhicules qui se déplacent parechoc à parechoc dû au grand nombre d’automobiles entassées sur le viaduc. Sous la trame des voies de béton, un regard anonyme considère l’impossibilité de traverser à pied cette colossale frontière et glisse, ironiquement détaché, jusqu’en face où un espace vacant, produit par cette immense infrastructure, abrite un terrain abandonné. Nous sommes dans une ville quelconque, nous nous déplaçons dans un site quelconque, image familière, paysage faisant partie de notre quotidienneté urbaine, et qui se répète dans la grande majorité de nos cités comme un écho muet que peu d’entre nous se prennent à écouter.
Nous est-il arrivé une fois de nous demander comment cela a pu arriver, comment il se fait que je me retrouve dans cette situation et qu’elle constitue une partie de mon quotidien?
Sommes-nous sortis une fois des bulles de confort que représentent nos automobiles et avons-nous analysé ce phénomène depuis la perspective humaine d’un piéton? Un environnement qui paraît non conçu pour des êtres humains, où il n’y a ni ergonomie ni sens de la mesure, où la plus essentielle de toutes les activités humaines; habiter, paraît impossible.
Un fait demeure incontestable en dépit de ses contradictions et de sa complexité: les cités sont des pôles d’attraction qui séduisent généralement la collectivité, la poussant à forger son existence au sein de l’une d’entre elles. La majeure partie de la population de la planète habite effectivement dans les zones urbaines et les tendances migratoires indiquent que ce modèle ira en croissant par suite des avantages économiques, politiques et sociaux que comporte la résidence citadine. Cette réalité fait que les villes se convertissent, de plus en plus rapidement, en entités mouvantes et constamment changeantes, résultat de brusques transformations formelles et spatiales. Cela conduisant à mettre en péril leur identité, leurs principes et leur essence, alors que leurs pôles d’intérêts fluctuent et diluent leurs limites, leurs frontières.
Ce que nous définissons à l’heure actuelle comme zone urbaine est en réalité une conjonction de «cités» reliées par des espaces transitoires et résiduels de nature médiatique que nous avons appris à accepter et à domestiquer. Ces espaces proposent un nouveau défi à notre entendement du concept de cité. Espaces versatiles dépourvus d’identité propre, qui se répètent dans tous les grands centres urbains de notre planète, comme une «île qui se répète» dans la mémoire collective de nos villes. Espaces transitoires que nous utilisons principalement comme moyens de déplacement pour nous mouvoir d’une «cité» à l’autre à l’intérieur de nos centres urbains polarisés.
Ces espaces transitoires, dans leur échec à communiquer, divisent et séparent, créant des frontières à l’intérieur du tissu urbain de nos métropoles, désintégrant des quartiers et produisant des espaces résiduels sans aucun usage. Espaces qui sont les résidus d’une méga — infrastructure avant tout automotrice qui laisse dans son sillage des centaines d’espaces inutilisables, espaces transitoires, espaces qui ne procurent pas un état d’être, espaces dépourvus d’intention et finalement d’identité.
Espaces que, par leur nature, nous avons associés à la notion post-moderne de «non-espace non espacé», position idéologique qui par la négation même d’un concept familier et reconnu questionne son essence et révèle sa complexité particulière. Nos métropoles comptent des centaines de ces «non-espaces», lesquels se fondent entre eux pour créer des conglomérats qui occupent de vastes zones de nos centres urbains. Le regroupement de ces «non-espaces» crée à la fin ce à quoi nous pouvons nous référer comme la «non-ville», la négation du concept de ville. Suivant cet ordre d’idée nous pourrions dire que, à produire et vouloir habiter la «non-ville», nous nous convertissons en « non humains » et nos pensées, nos paroles et nos actions sont régies par le «non-esprit».
Ce conditionnement se manifeste dans le fait que, pendant que nous nous efforçons de faire de nos cités des lieux plus commodes et fonctionnels, paradoxalement aussi nous réalisons le contraire en créant des espaces manquant d’identité, qui n’ont pas d’intention précise et divisent, séparent et désintègrent le sens même de la cité, la déshumanisant.
C’est cette complexité intrinsèque, cette particularité apparente qui nourrit le discours et la pratique artistique d’Eduardo Valderrey. Un phénomène spatial de nos centres urbains qui catalyse les réflexions créatrices de l’artiste et qui nourrit le coeur de son projet Malpais. Notion particulière au moyen de laquelle Valderrey fait référence à l’hostilité géographique visuelle qui oppose lesdits lieux dans le tissu de nos cités.1
Le Malpays contemporain: territoires créés et provoqués paradoxalement par nous-mêmes dans notre anxiété de posséder une vie commode et efficace, faisant de ces espaces hostiles une partie de notre quotidien. Laissant de côté toute stimulation esthétique et formelle que ces espaces peuvent procurer, la «non-ville» propose de nouveaux défis à la forme selon laquelle nous concevons, habitons et comprenons la ville. La questionnant dans les profondeurs de son essence.
Combien de fois nous sommes-nous attardés ne serait-ce que quelques instants à admirer cette herbe discrète poussée à la surface du ciment même, au milieu du trottoir? Une petite plante fragile qui a trouvé la force de jaillir au milieu de l’asphalte d’une rue, ou au cœur d’un escalier de béton, et qui grandit discrètement en souriant, comme si elle se savait victorieuse d’une lutte silencieuse que par la suite nous ignorons. Cette petite herbe qui avec le temps, qui sait et pourquoi pas, pourrait se transformer en un grand arbre fruitier et en ombre, et qui sans savoir pourquoi nous emplit d’un parfum d’espérance.
De la même manière, le travail d’Eduardo Valderrey jaillit comme cette herbe au milieu de l’asphalte, perturbant son entourage tout naturellement. Créant une architecture à l’intérieur d’une autre, installant des structures qui perturbent l’architecture existante et les utilisant comme des écrans, Valderrey déconstruit nos notions de ville articulée à partir de projections d’images qui décrivent ce Malpays contemporain à partir d’une bande sonore qui magnifie l’environnement visuel. Pendant que, simultanément, il perturbe nos paramètres préconstruits en faisant fleurir un brin de questionnement et de réflexion au milieu de nos notions préétablies de la ville. Ainsi le Malpays de Valderrey est fertile en stimulations qui nous portent à réfléchir sur la nature des espaces que nous habitons. Sur le concept de cité et la forme selon laquelle nous souhaiterions l’habiter, et aussi, alimentant le désir de la modifier.
L’idée de changer nos cités au nom d’un plus grand bien-être commun, et son potentiel latent n’est pas un concept nouveau. Au contraire, c’est un concept persistant qui nous accompagne depuis le siècle dernier. Abordé par les sociologues, philosophes, urbanistes, architectes et artistes, la transformation de nos cités, jusqu’à maintenant utopique, rejoint le cœur de nos enjeux sociaux les plus cruciaux. Henri Lefebvre nous rappelle dans son essai Quotidien et Quotidienneté 2 que pour changer la vie il est nécessaire de changer la société, l’espace, l’architecture et la cité. Ainsi le désir de changer la ville se retrouve au centre d’un discours social familier. Il faudra alors insister sur le fait que pour changer nos villes il faut changer les concepts mêmes qui les concernent. Michel de Certeau, précisant sa notion de cité concept au septième chapitre de son livre L’invention du quotidien3 nous rappelle la symbiose intrinsèque qui existe entre la cité et son concept. Le premier pas pour changer la ville est de redéfinir son concept, et avec lui redéfinir nos concepts d’urbanisme et d’architecture.
Il convient de signaler que derrière ce questionnement conceptuel à propos de la ville réside la forme selon laquelle nous appréhendons le concept d’habiter. Encore embourbés dans l’inertie du modernisme que nous n’avons pas encore réussi à remettre en cause et à questionner, nous poursuivons selon un modèle de pensée qui accorde une importance démesurée à l’automobile comme part intégrale et indispensable de l’humain, comme une extension de son être et une manifestation matérielle du confort et de la commodité que signifie vivre dans un centre urbain. Jusqu’à ce que nous questionnions cette pensée et mettions en balance les préjudices et bénéfices que cela exerce sur nos espaces vitaux, nous pourrons commencer à reconstruire nos concepts de ville et rompre l’inertie polarisante de désarticulation urbaine qui est une constante de nos villes et qui nous a conduits à habiter volontairement des espaces hostiles au sein du Malpays que nous continuons à alimenter jour après jour.
Comme dans le paradoxe du Dr. Frankenstein, nous avons créé un monstre dont nous avons perdu le contrôle. La zone métropolitaine, composée de «villes» et «non-villes» par exemple, paraît grandir par elle-même, comme si elle avait une vie propre. Piégés par son inertie, paralysés, nous voyons comment nos centres urbains loin de reconstruire leurs espaces, nous proposent des environnements hostiles dénués d’intention. On dit que ces espaces reflètent un manque d’identité personnelle, sociale et collective, ils se répètent en nombres variés un peu partout. Rappelons-nous alors que ce concept de «perte» d’identité nous parle d’une profonde amnésie collective qui nous empêche de nous rappeler que nous sommes nous-mêmes ceux qui créent ces lieux et environnements que nous habitons, et que nous sommes ceux qui créent ce que nous connaissons et comprenons comme une ville.
Si par moment il nous paraît avoir créé un Frankenstein urbain, en réalité il nous revient à nous de l’alimenter ou de l’asphyxier. La partie la plus importante de recouvrer une identité étant de se savoir responsable et capable de transformer le site où un individu habite.
- Rappelons que les êtres humains, tout au long de l’histoire de l’exploration, ont rencontré tous les types de territoires. Depuis les lieux abondants et fertiles qui convenaient à leurs besoins et facilitaient leur bien-être, les incitant à s’établir, jusqu’aux territoires hostiles, terres agrestes inhospitalières qui ne les invitaient point à s’arrêter et que généralement ils ont su éviter et respecter. Ce furent ces territoires que les explorateurs anglais nommèrent badlands, les terres mauvaises. Le concept traduit et transposé en espagnol comme Malpais sert à décrire ces territoires non seulement agrestes et hostiles, mais aussi infertiles par suite d’une absence d’usage humain.
- Lefebvre, Henri. 1972 «Quotidien et Quotidienneté», Encyclopaedia Universalis, vol. 13, Paris: Éditions Claude Grégory. p. 152.
- Certeau, Michel de. 1970, L’invention du quotidien. Paris: Éditions Gallimard. 416 p.