b 40
éditions
la Chambre Blanche
bulletin n°40 - 2018
* Pavitra Wickramasinghe. Coral Bone / La mer. du 25 janvier au 4 mars 2018

Coral Bone / La mer

par Anne-Sophie Blanchet
Pavitra Wickramasinghe du 25 janvier au 4 mars 2018

Du 22 janvier au 4 mars dernier, dans le cadre du Mois Multi, LA CHAMBRE BLANCHE accueillait l’artiste montréalaise originaire du Sri Lanka Pavitra Wickramasinghe. Sa pratique multidisciplinaire gravite principalement autour du dessin, de la vidéo, de la sculpture et de l’installation. Le papier y occupe une place de prédilection et c’est précisément l’exploitation de ce médium que l’artiste est venu approfondir durant sa résidence. Tirant profit de la technologie et des outils mis à sa disposition, elle a sculpté, découpé au laser et transformé le papier afin de créer une vaste installation inspirée de la mer, symbole du voyage et de la découverte, où les spectateurs étaient invités à plonger.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

En entrant dans la galerie, on découvrait d’abord une table sur laquelle étaient disposées plusieurs petites sculptures de papier, à l’instar d’origamis. Elles offraient alors aux spectateurs un avant-goût de l’étendue des possibilités de transformation de ce matériau: spirales, éventails, pliages… Puis, sur le mur de droite, on apercevait trois blocs anthracite sculptés de manière à évoquer des paysages accidentés, des cartes topographiques ou des vagues dans une mer sombre. Plus loin, au fond de la salle, le regard était attiré par un long ruban qui, accroché au mur, se déroulait doucement jusqu’au sol en dévoilant une prolifération de rhizomes découpés dans une matière d’un blanc diaphane. Enfin, le parcours du visiteur se terminait avec deux carrés de papier disposés côte à côte à ses pieds. Le premier ne tenait à presque rien: des découpages de formes organiques le transformaient en une dentelle si délicate qu’on aurait pu croire à un tissage complexe de fils de soie. Le second carré, sans traces de découpe, présentait quant à lui le motif encore intact à partir duquel on devinait que le premier avait été tiré.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

S’intéressant tout particulièrement à la question de l’image et à la manière dont elle se donne à voir, la pratique de Wickramasinghe est guidée par la quête de l’émerveillement, le goût de l’intrigue et le plaisir de la découverte. D’ailleurs, lors d’une entrevue accordée dans le cadre de sa résidence1, l’artiste évoquait un souvenir qui, en apparence anecdotique, constitue une belle porte d’entrée sur sa démarche générale ainsi que sur l’installation présentée à LA CHAMBRE BLANCHE.

Lorsqu’elle était enfant, elle se rappelle avoir un jour surpris son père en train de démonter le téléviseur familial pour le réparer. Un état d’absolu étonnement l’avait alors envahie, car à l’époque, elle croyait que les émissions diffusées à la télévision existaient véritablement, en miniature, à l’intérieur de l’appareil. En dépit de l’explication rationnelle que lui avait fournie son père et du constat – sans équivoque – que le téléviseur ne contenait effectivement rien d’autre que des fils et des circuits électroniques, la jeune Pavitra était demeurée perplexe. Le fait de voir le mécanisme qui se cachait à l’intérieur de l’appareil ne lui avait pas permis de comprendre le processus par lequel les images prenaient forme, mais bien au contraire, cela lui semblait encore plus insondable.

Lors de sa résidence, c’est ce même état d’étonnement que l’artiste a voulu retrouver et qu’elle a cherché à susciter chez les spectateurs. Ainsi, à travers une recherche plastique d’une beauté indéniable, les dentelles de papier dispersées dans la salle d’exposition induisaient une réflexion qui allait bien au-delà des considérations strictement esthétiques. C’était plutôt le potentiel d’évocation du matériau qui était sublimé. L’installation se présentait donc comme le fruit d’un travail et d’un questionnement sur les conventions du regard. Elle invitait les spectateurs à observer autrement le monde qui les entoure; à voir un potentiel autre dans ces objets et ces images qui traversent leur quotidien. En effet: quoi de plus banal et de plus accessible qu’une feuille de papier? Pourtant, la grande malléabilité de ce matériau a permis à l’artiste d’explorer une pléiade de formes et de textures. Froissé, plié, découpé, percé, déchiré, brûlé… un monde de possibilités est né d’une matière fragile, somme toute assez banale et généralement sans grande valeur.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Ces dernières considérations nous permettent aussi de tisser des liens entre l’installation de Wickramasinghe et le thème de la dix-neuvième édition du Mois Multi, celui du réenchantement du monde. Après tout, c’était par la découverte et l’exploration d’un potentiel que l’artiste a réussi à capturer le regard des spectateurs et à piquer leur curiosité, suscitant surprise et ravissement. Toutefois, la question du réenchantement peut également se poser à un autre niveau. En effet, si l’objectif de départ de cette résidence reposait essentiellement sur l’exploration formelle des possibilités et des limites du papier, la démarche qui sous-tendait cet exercice découlait néanmoins d’une réflexion entamée il y a déjà plusieurs années autour du symbole de la mer. Étendue sublime, parfois calme et parfois déchainée, la mer est porteuse de vie; elle est une voie que l’on emprunte pour explorer le monde; elle inspire à la fois l’espoir et la crainte; le néant et l’absolu.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

À travers ce symbole, l’artiste aborde une part importante de sa genèse personnelle, soit celle d’une enfant qui, à l’âge de 12 ans, a traversé l’océan avec sa famille pour venir s’établir au Canada. Depuis, n’ayant jamais cessé de voyager, la conception d’un «chez-soi» lui semble plutôt relative. En effet, comment définir ce «chez-soi» si elle ne se sent appartenir à aucune terre? Comment réconcilier le besoin de s’établir et l’envie de mettre les voiles? Comment assouvir sa soif de découverte tout en surmontant le manque qu’elle ressent lorsqu’elle est loin des siens? L’eau, la mer, cet entre-deux terres devient alors ce chez-soi; comme si dans l’exploration et le mouvement elle se sentait finalement revenir à la maison.

Sachant que la pratique de Wickramasinghe s’enracine dans une démarche intime et très personnelle, l’installation présentée à LA CHAMBRE BLANCHE proposait une réflexion sur cet «entre-deux». En effet, si rien ne bougeait dans la galerie, on pouvait néanmoins facilement imaginer que tous les éléments qui étaient exposés se trouvaient dans un état transitoire, en pleine métamorphose… un papier froissé peut être défroissé, un motif intact peut être découpé, un enchevêtrement de rubans peut éventuellement être délié… Une fois de plus, l’artiste semble inviter les spectateurs à explorer le monde qui les entoure, à se montrer curieux et à exploiter potentiel d’émerveillement qui, parfois, se cache dans le plus banal des quotidiens.

  1. Entrevue accordée à Anne-Sophie Blanchet le 17 août 2018.
Anne-Sophie Blanchet
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