Le doute de la luciole: sur Fireflies
par Eli Commins
Stéfane Perraud
du 18 janvier au 28 février 2010
Avec Maia (2009), Stéfane Perraud avait dissimulé le squelette d’un crâne humain sous une explosion lumineuse si forte que le spectateur n’avait d’autre choix que de détourner les yeux et de chercher une méthode alternative pour regarder l’œuvre. Avec Fireflies (2010), la lumière émise par les diodes électroluminescentes (LEDs) est au contraire réglée au plus bas, à la limite de la disparition, à l’image de la lumière froide produite par les lucioles qu’on rencontre dans leur cadre naturel.
Les 350 LEDs, suspendus dans des tubes de plexiglas transparents, invitent à se rapprocher pour saisir dans le détail la diffraction de la lumière dans la grille de cylindres, ou peut-être pour trouver le point d’origine d’un éclat dont on ne sait s’il marque le début ou la fin, le ON ou le OFF, l’envol ou la chute, le présent ou le passé. Les lucioles de Stéfane Perraud se présentent à nous dans cette fragilité du sens, qui est aussi fragilité de ce qu’il nous est donné de voir.
Les Fireflies font plus qu’hésiter: elles balancent entre deux mouvements possibles, et ceci alors qu’il s’agit ici d’une forme fixe — à la différence d’une large partie des œuvres les plus récentes du plasticien (Lueurs, Amoebe, série des Simulte, Maia), qui se modifiaient dans le temps.
De ce point de vue, ces Fireflies se situent dans la continuité de Modifié#03-BI2 (2009), où le tableau Les Glaneuses, de Jean-François Millet, réapparaît à travers le transcodage digital de l’œuvre peinte. Là où Modifié#03-BI2 incite à un mouvement d’éloignement/rapprochement pour retrouver la mémoire du tableau auquel vers lequel il pointe, Fireflies déclenche un déplacement circulaire, seul moyen d’embrasser du regard le volume en trois dimensions de l’essaim et d’en saisir la dynamique dans l’espace.
L’œil en mouvement du spectateur est la pièce manquante indispensable à l’œuvre, car c’est sous ce regard que l’essaim s’anime et échappe à sa propre pétrification: que je me fige devant elles, et les lucioles se laisseront prendre dans leur gangue de plexiglas; que je reprenne mon élan, et elles auront une chance de s’envoler à nouveau. Mon élan, ou plutôt mon désir, car c’est de cela qu’il s’agit. Désir de voir, désir d’imaginer le mouvement naissant dans l’espace où l’objet est exposé, désir de ne pas se laisser happer par le désespoir sans retour des lucioles immobilisées et fossilisées.
La petite incandescence des lucioles, opposée à la grande lumière de la mort figurée par Maia, appelle ainsi deux termes antithétiques: «disparition»1 et «survivance.»2 Au-delà de la métaphore politique convoquée par ces références, au-delà peut-être de questionnements plus personnels de l’artiste, je retiens que Fireflies confirme un trait qui était apparu avec Maia, et qui a à voir avec l’affirmation d’une méthode de travail et d’une position propres au plasticien.
Ainsi, Fireflies, œuvre née lors d’un séjour de Stéfane Perraud à LA CHAMBRE BLANCHE, à Québec, en février-mars 2010, fut d’abord conçue sous la forme d’une série de gouaches blanches sur fond blanc, où apparaissent certains fils directeurs de l’œuvre, comme la forme de l’essaim et la recherche sur le mouvement de rapprochement de celui qui observe. Sur cette page, c’est la phase de conception de l’œuvre qui apparaît ici, et sa gestation formelle, à partir du geste de l’artiste.
En parallèle, le processus de création de l’œuvre est organisé et planifié dans ses moindres détails, en amont de la phase de production à proprement parler. De la sorte, l’œuvre elle-même est réellement fabriquée, ou assemblée, à travers un travail qui repose essentiellement sur la répétition et au cours duquel, selon ses propres termes, l’artiste «ne pense plus et ne décide plus». Il n’a plus qu’à reproduire des mouvements qu’il a lui-même agencés en amont, et qui sont conçus de manière à ce que d’inévitables erreurs de fabrication viennent perturber l’agencement millimétré des LEDs dans les tubes de plexiglas.
Les lucioles sont la force dérisoire de ce qui vient résister, ce qui introduit du trouble et finalement, la perturbation d’une intention d’exactitude quasi industrielle par une sensibilité de l’imperfection et de la fragilité de la main humaine.
- Pasolini, Pier Paolo. «L’articolo delle lucciole». 1975, dans Scritti corsari, 2 p.
- Didi-Huberman, Georges. 2009, Survivance des lucioles. Paris: Les Éditions de Minuit, 144 p.