b 35
éditions
la Chambre Blanche
bulletin n°35 - 2011
* Jonathan Villeneuve. Échanges (im)matériels. du 17 mars au 17 avril 2011

Échanges (im)matériels

par Karine Bouchard
Jonathan Villeneuve du 17 mars au 17 avril 2011

Selon Peter Zumthor, la matérialité de l’espace architectural serait définie par la somme des espaces perçus, plutôt que par des matériaux ou objets isolés. Elle existerait également dans la mise en relation des propriétés visuelles et acoustiques de matières construites sous certaines conditions de situation et de temps.1 Envisagée de cette manière, la notion de matérialité qui intervient dans l’espace donné de la galerie et qui fait dialoguer les paramètres visuels et sonores est l’occasion de revisiter l’exposition Le long de la 20 en passant par la 15 dans laquelle étaient présentées les œuvres de Jonathan Villeneuve à LA CHAMBRE BLANCHE du 17 mars au 17 avril 2011. Si les deux installations électromécaniques de l’artiste sont une construction physique de différentes composantes matérielles et technologiques, elles proposent également l’élaboration d’un système d’interaction et d’interrelation; les matériaux deviennent les acteurs d’un réseau d’échanges et de dialogues entre les différentes parties des œuvres, entre les installations et l’expérience du spectateur. Ces propriétés interactives se développent par le mouvement qui anime les machines en générant des vibrations et des ondulations: elles fournissent à la matière un potentiel d’expression, une dimension poétique.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

À travers les différents échanges, un dialogue s’effectue entre matérialité et immatérialité. Nous entendons ici l’immatérialité comme une continuité de la matérialité, tel que Florence de Mèredieu, par le biais d’Ezio Manzini, le souligne: «La nouvelle matière d’où tirer l’inspiration n’a plus la physicité d’un matériau tangible ; elle se présente plutôt comme un ensemble de possibilités et de performances, comme un possible qui émerge du productible dans un système technique capable d’effectuer des manipulations toujours plus subtiles.»2 Les installations de Villeneuve proposent un passage entre ces deux états grâce à la notion de fragment et de trace qu’elles génèrent ; mais aussi, grâce à une immatérialité envisagée comme composante matérielle des œuvres, laquelle génère un environnement sonore.

Ouverture dans la matérialité: l’architecture comme fragment, trace et mémoire

Les œuvres de Villeneuve sont des structures installatives dont l’ossature est mise à nu: les rouages qui en forment le cœur sont donnés à voir au spectateur et de cette manière, la distinction entre l’intérieur et l’extérieur de l’œuvre se brouille. En d’autres termes, le cadre qui structure l’installation devient l’œuvre elle-même.

crédit photo: Ivan Binet

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La redéfinition des limites du cadre par Villeneuve se révèle dans Faire la vague (2009), une des deux structures de l’exposition, laquelle est à la fois squelettique et colossale, construite de matériaux solides, en l’occurrence de bois. Ceux-ci jouent sur la limite du bâti et agissent sur la perception du spectateur en présentant une série de planches juxtaposées qui se meuvent. De cette manière, à la vision infrangible qu’aurait pu générer ce pan de mur imposant se substitue une image d’instabilité, voire une vulnérabilité de la matière, par la coupe du matériau en madrier qui suggère une oscillation régulière. En d’autres termes, la composition de l’architecture génère une fragilité qui est accentuée par cette mise en mouvement des matériaux. À la fois stable par sa charpente et instable par le mouvement, l’œuvre suscite un paradoxe. Le démantèlement de cette structure en apparence monumentale montre en effet une matérialité animée où l’intégralité laisse place à la fragmentation. Les interstices font œuvre: ouvertures, fractures ou fissures forment le corps de la structure.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette architecture qui semble se déconstruire laisse place à une ouverture d’abord visuelle, s’inscrivant dans l’espace physique de la galerie, et ensuite psychologique, s’insérant dans les représentations mentales du spectateur qui peut choisir soit de se situer devant Faire la vague (2009) afin d’apercevoir à travers ses failles Mouvement de masse (2010), la seconde structure présentée dans l’exposition, ou soit encore, de se déplacer à l’intérieur même de cette seconde installation composée de graminées, de manière à pouvoir en découvrir le cadre. D’une manière ou de l’autre, le spectateur est alors témoin d’une rencontre simultanée des deux dispositifs électromécaniques qui créent un double mouvement continuel. Si Faire la vague utilise les éléments naturels du bois pour en déformer l’apparence initiale et les intégrer à une composition élaborée, Mouvement de masse emprisonne artificiellement des fragments de nature, soit des tiges de végétaux alignées régulièrement et, par un procédé mécanique, simule le mouvement du vent. Végétaux et bois dialoguent alors entre eux pour constituer à la fois l’œuvre et sa charpente.

À la suite de cette idée de mise à nu volontaire de l’armature, les installations électromécaniques donnent à voir des matériaux bruts transformés sans ornements ni artifices. La récupération de cette matière au sein de la galerie laisse paraître une dimension sociologique des œuvres en démontrant la soumission de cette nature maintenant manipulée, mécanisée, voire artificielle, car reconstruite dans l’espace de la galerie. Elle est contrôlée et inscrite dans un mouvement régulier, nous l’avons vu, mais également aliénant qui n’est pas sans rappeler un travail manufacturier ou mécanisé.

Les architectures de Villeneuve évoquent l’environnement urbain et rural, en y présentant des fragments d’éléments organiques et utilitaires, comme si elles devenaient une trace de la nature, ce lieu extérieur transposé dans l’espace limité de la galerie. Le titre de l’exposition Le long de la 20 en passant par la 15 indique à cet effet la volonté de réunir ces œuvres sous une même visée ; rappeler les différentes composantes naturelles qui bordent les voies routières. Ces œuvres semblent agir comme des témoins d’un passé lié à une histoire collective ou personnelle. La réminiscence et le souvenir de moments temporel et spatial similaires se recréent alors dans la mémoire du visiteur qui en a déjà fait l’expérience et peut les imaginer à nouveau par le biais de cette scénographie, de manière fictionnelle cette fois, à travers les constructions qui agissent comme un dispositif narratif déconstruit.

(Im)matérialité acoustique: le son comme matériau interactif

Si une dimension critique est donnée à voir à travers la configuration spatiale des installations en mouvement, elle prend tout son sens par l’aspect sonore produit par les machines, lequel ajoute à la réalité spatio-temporelle vécue par le spectateur. Déjà, Villeneuve avait expérimenté les notions de lumière et de son dans l’installation électromécanique Trace (2007) où, entre autres, la source lumineuse agissait comme composante intrinsèque de l’œuvre, soutenue par un cadre sonore rythmé. Il développe cette dimension sonore dans Faire la vague qui offre plus qu’un simple décor auditif au spectateur par des bruits de craquements émis par les rouages et les interstices lesquels, comme nous l’avons expliqué précédemment, participent à déconstruire et fragmenter la structure bâtie. En effet, les matériaux s’entrechoquent et créent un fond sonore rythmé et régulier. Des sons similaires engendrés par Mouvement de masse immergent le spectateur et permettent de détacher l’œuvre de toute référence sonore mimétique à l’environnement initial des graminées, affirmant davantage la métamorphose mécanisée qu’elles ont subie.

crédit photo: Ivan Binet

crédit photo: Ivan Binet

Cette importance accordée au son atteste la légitimité de celui-ci comme matériau, comme «ingrédient plastique», et détourne toutes possibilités de le reléguer au rang d’outil d’accompagnement, subordonné aux constructions visuelles.3 La substance sonore perçue en tant que matériau autonome, laquelle est occasionnée par les mobiles en mouvement, permet à la fois une simultanéité et une succession des différents éléments acoustiques qui s’ordonnent ou du moins, se mélangent entre eux. De cette manière, une dimension temporelle est introduite au sein de la création installative et participe à la structure sonore de l’œuvre. Sous cet angle, «le son est au temps, selon Florence de Mèredieu, ce que le mouvement est à l’espace, un principe d’organisation et de désorganisation.»4

Ces ambiances sonores qui produisent des sons mécaniques sont susceptibles, ici encore, d’activer les facultés mnémoniques du spectateur qui peut associer ces bruits à des sonorités et à des images visuelles reconnues. Combinées aux matériaux en mouvement qui rappellent des environnements urbains ou ruraux, les installations ajoutent à la théâtralisation et illustrent davantage un récit déconstruit. L’expérience phénoménologique du spectateur est en somme celle d’un environnement immersif qui réussit à s’accomplir entièrement par la mise en valeur de la matière sonore produite par la mécanique installative, laquelle valorise le mouvement continuel au profit de l’objet immobile.

Passages

Les installations architecturales de Jonathan Villeneuve créent une «impression d’immatérialité» qui est ressentie par le spectateur: envisagées en contrepoint aux éléments physiques, les paramètres sous-jacents tels que le temps, le son et le mouvement, lorsqu’associés entre eux, semblent construire la finalité même de ce spectacle mobile.5 Cette vision peut prendre appui sur la thèse de Bergson selon laquelle la composition formelle construite dans son état statique devient passage. En d’autres termes, dans la perception du réel selon Bergson, la légitimité de la forme est niée dans son immobilité même au profit d’une mobilité: «Il n’y a pas de forme, puisque la forme est de l’immobilité et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c’est le changement continuel de la forme: la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition.»6 Dans cette idée d’instantanéité et de mobilité au cœur même des échanges, les frontières entre la matérialité et l’immatérialité créent une ambiguïté, elles semblent devenir poreuses, voire hybrides ; les éléments tangibles et intangibles se confondent pour rendre l’expérience spectatorielle à son plein potentiel.

  1. Zumthor, Peter. 2006, «Atmospheres: Architectural Environments: Surrounding Objects» dans Dagmar Reinhardt et Joanne Jakovitch, «Trivet Fields: The Materiality of Interaction in Architectural Space», Leonardo, Vol. 42, No. 3, p. 217.
  2. Manzini, Enzio. 1989, La Matière de l’invention. Paris: Éditions du Centre Georges Pompidou, p. 52 cité dans Mèredieu, Florence de. 2008, L’Histoire matérielle et immatérielle de l’art. Paris: Éditions Larousse, p. 483.
  3. Mèredieu, Florence de. 2008, L’Histoire matérielle et immatérielle de l’art. Paris: Éditions Larousse, p. 548.
  4. Ibid., p. 542.
  5. Souriau explique que l’œuvre matérielle peut « chercher à donner une impression d’immatérialité […] ». Souriau, Étienne. 1990, Vocabulaire d’esthétique. Paris: Presses Université de France, p. 910.
  6. Bergson, Henri. 1929, L’Évolution créatrice. Paris: Éditions Alcan, p. 334.
Karine Bouchard
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